Si l’on prend en considération le demi-siècle qui a vu l’émergence de la question des technologies éducatives considérées comme très importante en éducation, il est indispensable d’analyser cette période en tentant d’étudier comment technologies, économie de marché, pratiques sociales et école ont articulé leurs développements respectifs. Au vu des sommes dépensées dans des technologies en constante évolution pour les mettre en place dans le système scolaire et universitaire, on peut constater des récurrences, des ruptures, mais au fond une forme de continuité. Nous voulons mettre en débat l’idée que le monde scolaire est passé d’une mission de pilotage du développement de la société à une mission d’accompagnement voire d’adaptation, si ce n’est de soumission.
Du plan IPT aux Gafam
Un exemple actuel peut illustrer cela : les GAFAM et le monde éducatif. Un exemple ancien peut aussi conforter dès à présent notre hypothèse : le plan informatique pour tous de 1985. Le mieux est d’essayer de balayer plusieurs de ces « moments » pour comprendre cette hypothèse et tenter de la valider. Des discours aux actes il y a de nombreuses traces que l’on peut essayer d’étudier avec le prisme que je propose ici. A tous les niveaux d’un système éducatif, chacun de nous peut analyser ses pratiques en regard d’une part de son souhait de ne pas être en retard sur le progrès technique, sur les pratiques sociales et sur ce que l’économie et le marché nous invitent à adopter (ou nous imposent…).
« Quand je suis parent d’élève en 1984 et que mon enfant est en difficulté scolaire, je vais voir le marchand d’ordinateurs personnels en lui demandant de me donner une solution pour que mon fils réussisse son brevet ! » (témoignage) C’est ainsi que j’ai pu découvrir à l’époque un des effets directs de l’environnement qui accompagne le développement de l’informatique personnelle. Technologie, marché et école ont désormais les mains liées. En 1985 et 1986, le grand plan informatique pour tous (IPT) outre qu’il tente de sauver une industrie informatique française en difficulté, est d’abord le signal d’une urgence perçue (cf. un colloque ministériel de 1983) face à une évolution, perçue alors comme inéluctable, de la société. L’enthousiasme de pionniers, soutenus entre autres par Seymour Papert et le centre mondial informatique, va surtout conforter l’installation d’une rhétorique récurrente autour de la nécessité « d’intégrer l’informatique dans l’enseignement ». Du langage logo à la tortue « Jeulin », il faut être dans le mouvement, tout comme aujourd’hui avec les robots et le code.
Le soufflet qui retombe à l’aube des années 1990 semble confirmer, outre l’incohérence du projet, l’absence de prise de distance avec ce qui est train de se passer dans la société. Mais en même temps ce temps « froid » en éducation est aussi un temps de généralisation progressive de l’informatique dans le monde du travail. C’est cette avancée et bien sûr l’arrivée d’Internet qui, en 1997, va relancer « la machine à suivre le temps ». Pas moins de cinq rapports sur cette question (et le fameux PAGSI porté par Lionel Jospin) dont en particulier celui consacré directement à l’école rédigé par le sénateur Gérard, vont relancer une machine qui tourne au ralenti. Autre problème posé au système scolaire, la montée technique, économique, médiatique et sociale d’Internet. Avec le B2i, souvent décrié, mais qui avait vu juste bien avant la communauté éducative, le réveil semble se faire, mais sans véritable impulsion autre que politique… et dans l’ordre des discours plus que par des actes. D’ailleurs au vu de la difficulté à faire passer cette prise de conscience souhaitée, on ne peut que constater que globalement la grande majorité des enseignants n’en veut pas. On peut faire l’hypothèse que c’est le marché qui n’a pas donné le signal. En effet au début des années 2000 on a largement oublié l’éclatement de la fameuse bulle internet (qui ressemble d’ailleurs, comme dynamique, à celle des startups d’aujourd’hui) et l’effet de retard sur la prise de conscience de l’imminence d’une massification.
Un plan informatique chasse l’autre…
Il faudra attendre l’arrivée de Google, des réseaux sociaux et surtout l’équipement massif des familles pour que l’école recommence à s’interroger vers 2005. Là encore les discours des ministres restent peu suivis, même si en parallèle les initiatives locales semblent se développer. La puissance du marché ne va pas s’imposer par le haut, mais plutôt par le bas. C’est ce qui va arriver à partir de 2007 (anniversaire de l’IPhone oblige) avec l’arrivée de l’équipement mobile individuel et connecté. Alors que le ministère de l’éducation tente d’encadrer le développement de l’informatique scolaire avec les ENT depuis 2003, à la manière des grandes entreprises, la population va s’enthousiasmer pour ces petites machines qui associent l’informatique et la téléphonie et bien sûr portées pas un marché dont on sait que la société Apple est un des modèles les plus dynamiques mais aussi le plus addictif. Ce marché qui s’impose à l’extérieur, de l’école va continuer de gonfler pendant ces dix dernières années. Au passage l’avènement des tablettes, tentant de remplacer les ordinateurs portables, a été un évènement significatif de l’écart entre les rêves et la réalité. D’ailleurs le « marché » est en train de se resituer à voir les offres de machines « hybrides » (mot magique d’aujourd’hui).
Après avoir en vain parlé de stratégie, le ministère de l’Education est revenu, sous l’impulsion de la présidence de la République à un grand plan numérique. On peut facilement comprendre comment, dans ce cas, l’école tente de suivre le marché et les pratiques sociales. Peu importe l’usage du moment tant qu’on a l’ivresse de la possession. Il est plus important de distribuer des tablettes devant la presse que de regarder de près ce qui en est fait. Ce modèle est un refrain que nous avions déjà entonné en 1985 puis en 1995 et en 2005… l’important c’est l’effet média, la dimension économique et surtout le fameux « retard à combler ».
S’il est facile de critiquer l’école, on peut aussi s’interroger sur d’autres effets dits de mode ou d’opportunité dans l’université ou encore la formation continue, toujours actifs actuellement. On retrouve les mêmes logiques à chaque fois. Est-ce un point de passage obligé que de s’adapter au marché ? Les détracteurs du numérique éducatif ont déjà leur réponse… Les fanas ont la leur. Mais entre les deux, il y a les jeunes et une institution qui donne un exemple de décalage de compréhension entre les différents univers.
L’Ecole et les GAFAM
Il faut bien sûr évoquer la question actuelle des GAFAM et de l’inquiétude qu’ils suscitent. En quoi est-ce une réponse à notre hypothèse ? Il suffit de lire les arguments des uns et des autres pour comprendre que nous sommes au coeur de la question. Des pratiques sociales ont été modifiées de manière très importante par des technologies et un marché, une économie. Le fait est là, indiscutable. Le monde scolaire, depuis le début des années 2000 (et en particulier 2003) tente de tenir un cap qui se situe en distance avec ce contexte. Qu’il le veuille ou non, le chef d’établissement, l’équipe éducative, les présidents d’universités ou de grandes écoles, tous sont mis le plus souvent devant le fait accompli. Les discours de chercheurs, comme Bernard Stiegler, ou ceux d’un chroniqueur philosophique comme Alain Finkielkraut et tant d’autres, ne parviennent pas à énoncer une véritable vision de ce que l’école pourrait être dans les années à venir. Ou plutôt la plupart des propos sont en « réaction » positive ou négative aux injonctions d’une économie et de technologies. Pour le dire autrement, la vision du monde de demain pourrait bien ne plus appartenir à ceux qui croient piloter l’éducation, mais désormais elle appartient à ceux qui transforment l’éducation du quotidien par les logiques sous-jacentes à leur développement fondées sur « technologies, économie et marché, pratiques sociales massives ». C’est sur ce « massif » que se joue réellement la concurrence : après la massification scolaire, la massification numérique !
Bruno Devauchelle
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