Et si enseigner l’oral, plutôt que de valoriser l’éloquence et la compétition, c’était développer la créativité, la collaboration, l’écoute, c’était travailler la voix, la matière sonore, les contenus disciplinaires ? Au LP2I, lycée expérimental de Poitiers, l’expérience de la webradio, déjà longue et riche, est instructive. Les 2ndes viennent par exemple d’y réaliser une étonnante création littéraire, « en un lugar de Bretaña », une fiction sonore qui donne à entendre « la rencontre amoureuse 2.0 entre Don Quichotte et Emma Bovary » et qui a été présentée en direct au festival Longueur d’ondes à Brest. Avec le développement des webradios dans les établissements scolaires assistera-t-on à une explosion similaire à celle des radios libres dans les années 80 ? Eclairages d’Hélène Paumier, professeure de français, et Arnaud Meunier, professeur d’espagnol…
Dans quel cadre avez-vous mené ce projet de création radiophonique ?
Dans le lycée où nous travaillons (Le LP2I, lycée expérimental dans la Vienne, à côté de Poitiers), nous avons la possibilité de faire des modules interdisciplinaires : nous dégageons 2 heures par semaine en co-intervention. Depuis 3 ans en français et en espagnol (heures prises sur nos propres cours), nous menons des projets radiophoniques de création littéraire. Ce dispositif est global pour toutes les classes de 2nde : il s’appelle les MID (modules interdisciplinaires). Nous travaillons sur un semestre avec une classe de seconde et depuis 3 ans nous allons présenter notre travail en février, à Longueur d’ondes, le festival de la radio et de l’écoute, à Brest. La première année, c’était des pastilles sonores sur le thème des transports (au sens propre et sentimentaux). La deuxième année, c’était une fiction radiophonique sur le thème de la rencontre et en terme d’écriture, il s’agissait d’explorer les genres et les registres. Cette année c’était l’adaptation sous forme de fiction radiophonique du Don Quichotte de Cervantes, rien que ça !
Les premières séances ont été plutôt conduites par nous les adultes (nous intervenons avec Justine Maye, salariée dans la radio du lycée). Puis ensuite, les élèves travaillent beaucoup par groupe. Chacun d’eux avait à choisir un épisode du Quichotte. Nous en avons gardé cinq ou six et travaillé la transposition dramatique.
Quels étaient vos objectifs à travers ce projet ?
Hélène Paumier : Les objectifs étaient pour moi en tant que professeure de français de travailler sur l’écriture théâtrale (que nous travaillions en cours en même temps notamment un groupement de textes sur les scènes d’exposition).
Arnaud Meunier : Pour moi, professeur d’espagnol, c’était évidemment une découverte culturelle du plus grand classique de la littérature espagnole et puis d’autre part, le maniement et la mémorisation de la langue.
Comment se prépare une telle émission ?
Du côté des enseignant.es, c’est surtout l’envie de travailler ensemble et puis un objectif commun qui nous réunit : l’utilisation de la radio et le plaisir que nous avons à en faire avec les élèves. Nous avons tous les trois cette culture radiophonique du fait que nous sommes tous engagés dans l’association qui régit la radio de notre lycée (Justine comme salariée, Hélène et Arnaud comme vice-présidente et président). Nous voulions donc créer et travailler ensemble. Généralement, nous rédigeons une feuille de route et un calendrier en juin ou en septembre. Nous avons nos objectifs et nous préparons les documents que nous avons à fournir aux élèves. Nous voyons au fur et à mesure du déroulé des séquences ce sur quoi nous devons revenir. Et puis il faut répéter et, comme pour une pièce de théâtre, les derniers cours sont principalement consacrés aux filages.
Avez-vous des partenaires pour mener à bien le projet ?
Chaque année, nous avons sollicité une aide extérieure de la part de professionnels de la radio pour nous aider à construire les dramatiques, à explorer les spécificités de l’écriture radiophonique qui croise la narration propre au récit et les codes théâtraux. En 2018, c’est avec L’Oufipo (Fabrice Derval et Victor Blanchard) que nous avons coopéré. Ils sont venus durant une journée. En 2019, nous avons travaillé avec Déborah Gros, réalisatrice radio actuellement à FIP et ayant travaillé 10 ans à Madrid. Elle nous a aidés dans la construction des arcs narratifs et dans l’habillage sonore. Elle est intervenue une journée en novembre et a suivi via des outils de partage numériques l’avancement du projet.
Quelles sont les modalités d’enregistrement et de diffusion ?
Pour les deux dramatiques radio, nous avons pris comme premier public des élèves de première : ainsi les élèves de seconde ont été confrontés à un premier public lycéen et comme les deux premières productions étaient des pièces comiques, c’est évidemment un test décisif puisqu’on sait si le comique fonctionne seulement au moment où l’on a un public. Chaque fois l’objectif final était bien la représentation à Brest au festival Longueur d’ondes. L’année dernière, nous avons eu l’occasion de rejouer la pièce radiophonique en public lors d’une semaine internationale au lycée. Cette année, En un lugar de Bretaña est publiée sur le site de Delta FM et podcastable. Nous espérons lui donner une vie un peu plus longue : la dramatique radio est vraiment géniale !
Quel bilan tirez-vous de ce travail ?
Le bilan est extrêmement positif parce que les élèves ont très bien travaillé en groupe que ce soit par 2, 3, 4 ou en classe. Certain.es s’occupaient de la technique, d’autres de l’écriture, d’autres du jeu et d’autres de la logistique du voyage à Brest, du 6 au 8 février 2020. Nous sommes en tant qu’enseignant.es très content.es d’avoir pu parler vraiment littérature contrairement à l’année dernière puisque nous avons travaillé à partir d’extraits de ces deux grands classiques avec ces deux personnages fous de littérature qui en viennent à y perdre une partie d’eux-mêmes et à voir la vie autrement. Les élèves nous ont dit le jour où ils liront in extenso Madame Bovary, ils ne pourront que faire le lien avec Don Quichotte et avec ce que nous avons fait. C’est donc pour nous aussi un moyen de les emmener vers ce que nous considérons être des œuvres difficiles encore en seconde. Et puis quelle belle préparation au parcours ”Soi-même comme un autre” ! Dans le bilan il faut aussi souligner le plaisir d’être avec les élèves dans une relation de confiance, de recherche créatrice, d’essais, dans le climat qui s’instaure lors du voyage. La fierté est partagée : celle que nous nous avons de les voir ainsi et le bonheur qu’ils ont de voir notre fierté ; c’est une aventure commune qui fait que la relation adulte élèves est d’une grande qualité.
Les webradios se développent dans les établissements scolaires : avec votre déjà longue expérience, quel regard portez-vous sur ce développement ?
Effectivement les webradios se développent parce que le matériel se démocratise en terme économique et l’utilisation est beaucoup plus simple qu’il y a 20 ans. Hélène Paumier, en tant que formatrice CLEMI ces dernières années a pu constater qu’on assiste avec la webradio à une explosion similaire à celle des radios libres en 80 avec sans doute, pour l’instant, en partie, la dimension politique en moins. Les écoles, les collèges et les lycées s’emparent de ce média et c’est un véritable plaisir pour les élèves et pour les enseignant.es d’en faire ensemble. Ce n’est pas tant l’utilisation du matériel ou la découverte des écritures radiophoniques qui est le plus difficile à faire advenir mais bien de construire au sein d’une communauté éducative une culture radio, une culture ancrée parce qu’il faut des référent.es que ce soit des adultes, des élèves, qui sont capables de passer le témoin et qui sont vigilant.es à faire vivre la culture de ce média. Faire de la radio, c’est aussi être amené à en écouter et quand nous emmenons nos élèves à Longueur d’ondes, ils reviennent avec l’envie d’écouter de la radio, de découvrir des plateformes de podcasts, bref, de créer et d’écouter.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Pour écouter la dramatique radio En un lugar de Bretaña enregistrée en direct à Brest le 7 février 2020 en public
Le site du Festival Longueur d’ondes
Les modules interdisciplinaires au LP2I