L’école est un des lieux essentiels dans notre société pour permettre à chacun de construire son appartenance à la société. Si cela peut sembler aller de soi, il semble qu’aujourd’hui elle soit concurrencée de plusieurs manières : d’une part et ce n’est pas nouveau, dans les quartiers, les villages, les villes qui donnent à voir aux enfants le monde des adultes et leurs manières de vivre ; d’autre part dans les médias de flux et médias interactifs (ils sont progressivement en train de fusionner…) nouvel espace de spectacle du monde qui désormais a pris une place essentielle dans la vie de chacun de nous.
Une consultation n’est pas la démocratie
Dans les années 1960 la télévision avait déjà été analysée comme telle : un moyen de concurrencer les institutions qui font la société. Mais l’impact réel de la télévision, de la radio et du cinéma est resté cantonné en bordure des missions de l’école car du champ de la vie privée et du loisir. En arrivant par le monde du travail, l’informatique a un autre effet sur la société car elle transforme en premier lieu ce qui constitue le cœur de l’activité humaine, le travail. Dès lors le rayonnement de l’informatique ne cesse de gagner du terrain, accompagné en cela par l’évolution des techniques (miniaturisation, intégration, réseau), par la généralisation de l’idéologie libérale et son économie, et enfin par un envahissement de la vie quotidienne et des relations humaines via l’information et la communication. Ce que l’on nomme aujourd’hui d’une manière globale numérique n’est rien d’autre que la suite de ce mouvement qui transforme la société.
La multiplication des enquêtes en ligne est un élément qu’il faut prendre en compte comme exemplaire de cette évolution. Ainsi le ministre lance une consultation en ligne auprès des enseignants, tel un organisme de sondage. Peut-être est-ce une initiative imaginée (où ?) en regard d’une nouvelle forme de démocratie rêvée. Ce n’est pas la première fois que le ministère de l’éducation fait appel à des réactions en ligne pour mieux connaître ce que les personnes concernées pensent et disent, bref se représentent les domaines pour lesquels on leur propose de répondre. Cette pratique est dans la suite logique de l’illusion démocratique liée à Internet et au web. De plus cette pratique permet de dire qu’ensuite on peut prendre en compte ces réponses et s’appuyer dessus pour en faire des directives. Mais cette pratique a un gros défaut, propre à toute enquête déclarative : je dis ce que je ressens, mes représentations et non pas ce qui se passe réellement. Même dans des enquêtes plus sophistiquées, capter ce qui se fait est compliqué car il faut d’abord modifier le seuil de vigilance des répondants. Par contre si ces enquêtes en ligne sont croisées avec d’autres observations directes alors on peut imaginer de « corriger » les erreurs possibles. Mais dans le cas présent, rien de tout cela. Il ne s’agit pas de démocratie, ni de recherche rigoureuse, mais plutôt d’une exploration multiforme de ce que peuvent penser en ce moment les enseignants qui répondront… (et que pensent ceux qui ne répondront pas ?).
Une nouvelle façon de conduire le système éducatif
Un exemple peut permettre d’identifier des pratiques et les confronter aux « discours ». Dans le questionnaire proposé ce mois par le ministère, si l’on croise les déclarations faites sur la formation avec les chiffres réels de ceux qui se forment (si tant est qu’ils existent) dans les dispositifs proposés ou imposés, il est plus facile d’analyser le climat général autour de cette question. Si on ajoute à cela une observation de quelques formations ainsi que des entretiens avec les personnes les ayant suivies, on va alors s’approcher au mieux de ce qui se passe. Car le fond du problème est là : que peut percevoir le ministre des réalités de terrain, lui qui, lorsqu’il fait des visites de terrain, est mis en face de situation construites pour lui renvoyer une image positive de son action… ? Que peut percevoir le ministre lorsqu’il a pour interlocuteur dans les consultations qu’il organise des représentants formatés à l’aune de leurs convictions et positions politiques ? Que peut percevoir un ministre lorsque ses cadres intermédiaires sont davantage soucieux de lui montrer qu’ils obéissent et de rendre l’image qu’il attend plutôt que de lui dire la vérité. On entend déjà ces fameux cadres contester cette assertion qui bien sûr ne les concerne pas, même s’ils disent qu’il y en a qui font ça… Bref difficile pour un ministre de voir la réalité en face, si tant est qu’il le souhaite. Ainsi, une démocratie ne peut pas fonctionner…. si les représentants sont coupés de ceux qui les ont mandatés.
Ce que l’on observe c’est la montée en puissance de l’utilisation des moyens numériques par les politiques et autres responsables du système éducatif. La possibilité de construire une nouvelle façon de conduire le système éducatif en s’appuyant sur ce que permet le numérique est en train de se transformer en système de surveillance et de contrôle. L’environnement numérique aussi bien administratif, vie scolaire et pédagogie est un cadre qui peut fournir de nombreux indicateurs de pratiques. On peut ainsi remplacer l’expression de chacun (comme dans une démocratie à l’ancienne) par la captation de ses traces comme éléments plus réels de son activité et donc plus fiables pour orienter les politiques. Le problème est que l’on oublie que les acteurs du quotidien peuvent aussi être des forces de proposition. Il suffit d’aller dans des classes pour comprendre que c’est le fondement même du métier. Comme le disait André Tricot, les enseignements qui fonctionnent le mieux sont ceux qui, bien que très préparés, voient l’enseignant s’adapter et adapter sa préparation aux situations concrètes qu’il vit. Nous avons souvent défini la liberté pédagogique comme cela. Or cette autonomie est devenue dérangeante dans un système qui se recentralise fortement sous l’impulsion d’un ministre « vertical ». La démocratie c’est aussi accepter les écarts de cette nature et les prendre en compte.
Notre ministre fait fausse route
Il est temps de revenir à la question essentielle qui se cache derrière ces remarques : l’école est-elle capable, dans le contexte numérique, de proposer aux jeunes les moyens de « faire société », de construire la société de demain ? Or le fondement d’une réponse possible est la « confiance ». C’est à dire la possibilité d’inventer, de construire, de « faire ». Le ministre s’appuie sur des « experts » des « scientifiques » et chacun d’eux d’accompagner leur ministre pour dire aux enseignants ce qu’il faut faire, ce qu’ils doivent faire. Si l’on veut que la démocratie scolaire soit réelle et qu’elle permette de développer le nouveau « faire société » indispensable pour faire face aux changements induits par le numérique, il n’est pas souhaitable d’essayer d’imiter les réseaux sociaux, d’imiter les sondeurs, tout en imposant d’en haut des directives incomprises par la plupart des enseignants. Notre ministre fait fausse route. Souhaitons que celle-ci ne le fasse pas tousser ou même s’étouffer devant les retours qu’il pourrait avoir. A moins que les répondants ne soient très dociles… et donnent à voir ce qu’il attend. Alors il faudra en prendre acte… c’est aussi ça la vie démocratique.
Bruno Devauchelle