Alors que les enseignants cherchent à assurer, avec des outils souvent improvisés, la « continuité pédagogique », leur préoccupation première devient le décrochage. Isolés de leurs camarades, face à des modes d’enseignement distanciés, sans le soutien direct de l’enseignant, de nombreux jeunes ont déjà disparu du radar de leur établissement. Et plus la crise durera, plus leur nombre augmentera. Dans l’urgence, on se rend compte que le seul outil efficace pour joindre et faire travailler tous les élèves confinés chez eux c’est le smartphone. Avec retard, la France redécouvre avec une catégorie d’élèves la nécessité de réfléchir à l’éducation d’urgence.
Il n’avait pas bonne presse, le smartphone. On l’a accusé des pires maux : empêcher les élèves d’apprendre et même de dormir, nuire à leur socialisation et propager le harcèlement entre jeunes. Surfant sur ces accusations, JM Blanquer fit une loi populaire interdisant, au moins en apparence, les portables à l’école et au collège. Même si la portée de la loi n’a pas été celle promise par le ministre, elle a contribué à négliger les smartphones et à utiliser d’autres outils numériques. Faire appel au smartphone pour enseigner pose aussi d’autres problèmes àl’institution scolaire. C’est faire entrer dans la classe un outil qu’on ne controlera jamais et qui peut mettre l’enseignant en difficulté. C’est aussi faire le choix du BYOD et donc poser des problèmes aux gestionnaires de réseau habitués à controler des flottes d’outils bien tenus en laisse.
Jusqu’à ce que l’épidémie de Covid-19 rappelle son importance. Avec la fermeture des écoles et des établissements , le maintien du lien avec tous les élèves est devenu la priorité numéro un des équipes pédagogiques. Le risque de décrochage d’une partie des élèves est très important. Isolés chez eux, les élèves ne bénéficient plus du soutien de leur enseignant et de leurs camarades. Ils ne sont plus portés par l’atmosphère d’une classe et l’organisation d’un établissement scolaire. Pour les plus fragiles, soit pour des raisons scolaires, soit par une situation familiale difficile, le risque de ne plus les retrouver à la reprise est réel. On sait que déjà de nombreux lycéens professionnels ne sont pas suivis. Mais tous les enseignants que nous avons interrogé signalent des élèves manquants.
Les outils numériques contribuent directement au risque. On a surestimé l’équipement numérique réel des élèves. Beaucoup de jeunes vivent dans une famille où il n’y a qu’un ordinateur. Dans la période actuelle il doit être partagé avec les frères et sœurs et aussi avec un ou les deux parents en télétravail. Même dans les familles ayant un accès internet et un ordinateur, celui-ci n’est pas forcément disponible pour les travaux scolaires. Finalement le smartphone apparait comme le seul outil numérique dont tous les jeunes sont équipés et sur lequel on peut réellement compter.
A vrai dire on sait depuis longtemps que le smartphone est l’outil numérique pour maintenir l’enseignement en temps de crises. En 2006, une inspectrice générale, Martine Storti, avait remis un rapport invitant l’éducation nationale à prévoir l’éducation d’urgence, celle qui se pratique au lendemain d’une grande catastrophe. Mais finalement l’institution scolaire a surement estimé que l’éducation d’urgence ne serait jamais déclenchée en France et que l’investissement ne serait fait qu’au profit d’autres pays moins riches. Du coup rien n’a été fait.
C’est de pays beaucoup plus pauvres que viennent des expériences d’enseignement qui s’appuient sur le seul outil pédagogique accessible à tous : le smartphone. Beaucoup ont été présentées lors des Semaines de l’apprentissage mobile, organisées chaque année à Paris par l’Unesco. L’édition 2020 aurait du se tenir ce mois ci…
Ainsi en 2015, le programme BRAC au Bangla Desh, un pays où l’accès des filles à l’école est difficile, leur permet d’apprendre l’anglais sur leur portable et d’accéder ainsi aux emplois en ville. 17 unités de 5 leçons leur son proposées. Elles doivent répér=ter des phrases types qui sont corrigées par un système de reconnaissance vocale. Après chaque leçon un quiz par SMS consolide les acquisitions. Un programme du même type, Talking Stories, est proposé en Afrique du Sud dans des écoles pauvres. Aux Philippines, Text2teach participe à la formation des enseignants. Au Pakistan le programme Rehan School alphabétise la population en s’appuyant sur les téléphones portables. Partout celui-ci s’avère l’outil idéal pour toucher les populations les plus pauvres ou les plus discriminées.
En France des pionniers se sont intéressés à cet outil qui permet d’apprendre à son rythme et partout. Frédéric Fesquet , en 2014, porte dans une application portable le programme d’histoire-géographie de STMG. En 2017, Emmanuelle Vezia et Ketty Flandrina utilisent le portable pour enseigner les maths en lycée professionnel. Les élèves n’ont pas de calculatrice mais ils ont leur portable. Le portable sert aussi à voir les capsules vidéos réalisées par les enseignantes. Il est utilisé comme instrument de mesure pour des expériences. Il enregistre les traces écrites des cours. Des professeurs de langues, JP Kirrage ou V Castillo Munoz ont développé des applications pour l’entrainement et le suivi des élèves bien avant que la crise sanitaire arrive. Des professeurs de lettres ont introduit le téléphone portable dans des activités de lecture et d’écriture en classe.
Aujourd’hui on se rend compte que le smartphone est le seul outil pour maintenir le lien avec tous les jeunes et pour faire entrer l’école dans toutes les poches. Et l’ecole se trouve à peser entre le maintien de la scolarité des élèves les plus démunis et celui du contrôle intégral sur les usages numériques à l’école. Pour le moment la solution retenue semble être le prêt de matériel informatique à des élèves perdus de vue…
François Jarraud