« Le silence est d’or, la parole d’argent mais la chape de plomb. Mais le pire serait de ne rien dire. Si parler est osé, se tare est encore plus risqué ». Professeur des écoles dans un village normand, Sylvain Grandserre s’était levé contre les idées de Gilles de Robien, éphémère ministre dont le directeur de cabinet adjoint était JM Blanquer. Avec « Un instit ne devrait pas avoir à dire ça » (ESF Sciences Humaines), il publie un « pavé dans la mare ». « Ce livre est non pas un coup de gueule ou un coup de sang, mais bien un cri du cœur sincère et sans calcul. C’est un portrait de l’Ecole vue du terrain, cet endroit où une réforme chasse l’autre, où la formation se transforme en doxa à ingurgiter et où les évaluations font baisser le niveau. Un livre qui va « parler » aux professeurs des écoles et qu’il n’est pas inutile de faire lire à son beau frère en vue des diners de famille…
» Un instit ne devrait pas avoir à dire ça » : pourquoi utiliser ce mot « instit » alors que vous êtes professeur des écoles ?
Pour des raisons pédagogiques. J’enseigne dans une approche Freinet et dans ce courant on fait peu confiance à l’enseignement pour que les élèves apprennent. Donc je préfère une autre formule que « professeur » même des écoles. Et puis « l’instit » c’est le maître d’école, celui qui tient la barre, qui institue. J’aime ce mot.
Et puis vous aimez aussi les mots ! Votre livre multiplie les bon mots. Les têtes de chapitres ou les inter titres ressemblent à des titres d’articles de Libération…
Il y a du plaisir à écrire, à trouver les mots. Avec JM Blanquer on est dans une bataille des mots. Quand il parle « d’école de la confiance », on voit bien qu’on est face à un risque de perversion des mots. Quand la France fait exploser les tarifs d’inscription dans le supérieur pour les étudiants étrangers, elle appelle ce programme « Bienvenue en France ». Alors moi aussi je jubile dans cette bataille des mots.
Votre ouvrage est très critique sur l’institution et ses dirigeants. N’est ce pas dangereux à l’heure actuelle ?
Mais le pire serait de ne rien dire ! Il y a effectivement une tentation d’autocensure. Dans l’état de délabrement moral de l’Ecole, il faut rompre avec le « silence dans les rangs » qui s’est installé dans l’Ecole et qui pourrait être interprété comme de la complicité. Pourtant seulement 5% des enseignants sont favorables aux réformes conduites par JM Blanquer ce qui est du jamais vu. Après avoir tout changé dans l’école sans demander l’avis de personne, le ministre fait « une consultation ». Mais on voit bien que ce n’est qu’un gadget ! Pour moi JM Blanquer c’est le 49.3 permanent ! Et ce livre est ma grenade de désencerclement face à une politique éducative oppressante.
Le ministre apparait pourtant peu dans votre livre…
Oui parce qu’il n’est qu’à la fin d’un long processus de délabrement de l’Ecole. On pouvait attendre de JM Blanquer qu’il soit un ministre du XXIème siècle mais il nous ramène, avec son dirigisme infantilisant, au XIXème. Avec lui au lieu de corriger les dérives on constate leur intensification. Un bon exemple c’est la multiplication des processus qui limitent maintenant notre liberté pédagogique.
Vous avez la dent dure pour la hiérarchie de l’éducation nationale. Vous écrivez « qu’elle ne sert à rien ». Pourquoi ?
Je traduis un sentiment quotidien. Face aux difficultés, à l’infaisabilité de ce qui nous est demandé c’est un sentiment très partagé. La hiérarchie ne sert pas à grand chose car elle est très mal utilisée. Elle se borne à transmettre les ordres de façon descendante et ça ne sert à rien. Une hiérarchie qui servirait à quelque chose serait ascendante. Elle témoignerait de nos problèmes.
Est-ce pour cela que vous écrivez que les enseignants sont dépossédés de leur travail ?
L’éducation nationale n’a pas pris garde au renouvellement de ses maitres d’école. Autrefois ils étaient recrutés avec le bac. Aujourd’hui ils ont un master 2 et un concours. La façon de les solliciter aurait du évoluer. D’ailleurs ça évolue mais dans le mauvais sens , de façon plus dirigiste. L’Education nationale recrute des cadres A mais les traite en simples exécutants. Des exécutants qui n’y arrivent pas tellement ce qui est demandé est infaisable.
Par exemple ?
Par exemple finir les programmes. Personne n’y arrive et si on y arrivait ca voudrait dire boucler le programme avec des enfants qui la bouclent. Ce sont aussi les APC où on demande aux enfants les plus fragiles d’être les plus endurants. On peut ajouter l’explosion des demandes individuelles. Dans ma classe de 30 élèves j’en ai 10 qui ont des parcours individuels (Pap, gevasco, PAI etc.). Il y a des listes de recommandations pour chacun. Par exemple chacun doit être au 1er rang. C’est juste infaisable. Mais dire cela c’est se heurter à un tabou. Et ça nous fait culpabiliser.
Une autre formule forte : « nous ne sommes pas des machines qu’on réinitialise à chaque changement de propriétaire »
Notre travail c’est aussi de convaincre les parents de jouer le jeu de l’école. Or à chaque changement de ministre on a une sorte de revirement sur ce qu’il faut faire en classe. On perd toute crédibilité aux yeux des familles. On ne peut pas à chaque fois leur faire croire qu’on redémarre à zéro. Il faudrait au moins travailler le consensus sur ce qui marche. Par exemple les rythmes scolaires. Dans mon école on était à 4 jours. On a convaincu les parents que 5 jours c’est mieux. Mais depuis on est repassé à 4 jours. Personnellement je n’irais pas chez un médecin qui change d’avis toutes les semaines…
Vous avez aussi une formule choc sur les neurosciences : vous dites qu’elles ne servent qu’à faire taire…
Oui telles qu’elles sont utilisées. En elles mêmes les neurosciences ne sont pas criticables. Mais l’usage qui en est fait aboutit à déposséder les enseignants de leur savoir faire en affirmant qu’il y a des approches de l’enseignement validées par la science qui sont les seules bonnes méthodes. Pour moi la ficelle est grosse. La science est instrumentalisée par la politique. Blanquer est un idéologue de l’éducation. Son usage des neurosciences lui sert surtout à couper court à la contestation.
Vous écrivez : « combien d’années peut on supporter d’être témoin de ses propres renoncements »…
Je suis maitre d’accueil de professeurs stagiaires. Je vois leurs yeux briller. Il sont dans le partage, la curiosité. Et ils se retrouvent enfermés dans des processus , des programmes, des livrets numériques, des PPRE… Ils entament un long chemin de renoncement et de résignation.
Vous demandez quoi finalement ?
Ce livre est une adresse à ceux qui nous gouvernent. Je veux une école du 21ème siècle, adaptée aux nouvelles demandes sociétales, ayant davantage de liberté pédagogique. Je leur dis : « laissez nous travailler et faire notre métier. Aidez nous au lieu de nous entraver ». Et aux collègues, je leur dis : « ce métier nous appartient ».
Propos recueillis par François Jarraud
Sylvain Grandserre, Un instit ne devrait pas avoir à dire ça !, ESF Sciences humaines, 2020, ISBN 978-2-7101-4176-1