Comment un jeune cinéaste égyptien, acteur enthousiaste de la ‘révolution’ du printemps 2011, peut-il restituer à l’écran l’histoire récente de son pays en plein chaos, à la suite du coup de force militaire de l’armée en 2013 ? Après « Les Femmes du bus 678 », premier long métrage remarqué et charge violente contre le machisme et le harcèlement sexuel, sorti fin 2010, Mohamed Diab relève avec « Clash » un défi d’une grande audace. Avec son frère Khaled, coscénariste, il choisit de situer l’action de ce drame en 2013 durant les journées de troubles et d’incertitudes aux cours desquelles des manifestations massives opposent les partisans des Frères musulmans et de Mohamed Morsi, président élu et récemment destitué, et ceux qui soutiennent l’armée. Pour évoquer le théâtre cruel de ces affrontements sanglants et l’absurdité d’un moment historique de fracture de la société civile, le réalisateur invente une forme originale : le huis clos d’un fourgon de police. Aux côtés des manifestants arrêtés, nous saisissons alors le désarroi de citoyens égyptiens divisés en quête de liberté. « Clash » nous éclaire ainsi sur l’ampleur de la tâche.
Désordre dehors, discorde dedans
Le Caire. Eté 2013. De l’intérieur d’une camionnette à l’arrière, à travers une fenêtre grillagée, une rue livrée au désordre où défilent des foules bruyantes et agressives, dans la confusion d’appels et de mots d’ordres opposés. Ce coup d’œil nous plonge au cœur des émeutes de masse qui, au lendemain de la destitution du président Morsi, conduisent à des heurts violents, voire meurtriers, entre des opposants à cette destitution, des soutiens du nouveau régime militaire et les forces armées. Des policiers dotés de tout l’arsenal anti-émeutes arrêtent à tours de bras. Au fil des heures, le ‘panier à salade’, immobilisé sur le côté, se remplit de manifestants de tous âges et de tous bords : un journaliste, un photographe, une infirmière et mère de famille, une jeune fille voilée et d’autres représentants d’une société civile en pleine crise. Le groupe, aux antipodes du collectif, se confronte à l’enfermement dans un espace de plus en plus confiné et restreint au fur et à mesure que se précipite la cadence des arrestations. Hostilité larvée, échanges musclés, fugaces tentatives d’’entraide…Les uns en viennent même à faire appel aux forces de l’ordre (qui ont fort à faire à l’extérieur) pour régler leurs différends de cohabitation avec les autres. L’atmosphère de surchauffe et sa montée en puissance oscillent entre la crudité comique (comment satisfaire les besoins élémentaires sans dispositif prévu à cet effet) et le souffle tragique (un sniper abattu par un policier sous les yeux des occupants du car aux premières loges). Et, faute de trouver les mots pour renouer avec le respect de l’autre et l’échange avec lui, chacun est la plupart du temps renvoyé à sa peur, à ses ‘démons’ et à l’unique obsession partageable : comment s’échapper du fourgon et fuir ainsi un emprisonnement dans des conditions inconnues et redoutées ?
Fourgon unique, ‘galère’ commune
Par un retournement dramatique, en phase avec la confusion générale, le véhicule policier dans lequel les protagonistes sont prisonniers (et dont ils rêvent de sortir) se transforme en refuge potentiel contre une mort certaine à la faveur du surgissement d’une nouvelle manifestation aux objectifs indiscernables. La dimension réaliste du drame s’estompe alors et la perception des ‘passagers’ embarqués se brouille en même temps que la vision des événements et leur compréhension. Une certitude cependant : une folie meurtrière est à l’œuvre et seul un sursaut collectif (permettant de rester à l’intérieur du fourgon) peut sauver chacun d’entre eux s’ils se montrent solidaires. La fin énigmatique ne nous éclaire pas sur le sort de ces prisonniers d’un genre particulier. Sans volonté de surplomber ses personnages, qu’ils traitent avec une égale intransigeance, le cinéaste nous laisse tirer la morale en creux de sa fable politique: le peuple égyptien ne sortira du ‘cercle vicieux de la violence’ qu’au travers du rejet des extrémismes et des intolérances. Par un sursaut démocratique.
Sous le feu des critiques
En attendant un nouveau printemps citoyen, la sortie de « Clash » dans les salles égyptiennes cet été n’est pas passée inaperçue. Après les pressions du pouvoir pendant le tournage et les menaces de censure une fois achevé, le film a fait l’objet d’une campagne de discrédit relayée par une partie de la presse. Dans son refus de prendre parti face aux différents tenants de l’ordre (à rétablir pour les partisans du président destitué, à maintenir pour les soutiens du pouvoir en place), le propos de Mohamed Diab dérange parce qu’il réfute le manichéisme, fait l’éloge des crises et des contradictions comme facteurs potentiels de changements. Ses détracteurs de tous poils lui reprochent tour à tour de donner une image édulcorée de la violence militaire, de proposer une représentation incomplète de l’intransigeance des Frères musulmans…Le cinéaste, pour sa part, revendique une vision nuancée de la situation actuelle de son pays et, contre la division, il plaide en faveur de la complexité, seule issue pour dépasser le chaos. ‘Je continue de rêver au jour où quelqu’un issu de la Révolution, qui ne représenterait ni la loi islamique, ni la loi martiale, pourra gouverner en Egypte’, confie Mohamed Diab. « Clash » nous offre en tout cas une fable ironique sur une page douloureuse de l’histoire récente du peuple égyptien.
Samra Bonvoisin
« Clash », film de Mohamed Diab-sortie en salle le 14 septembre 2016
Sélection officielle ‘Un certain regard’, festival de Cannes 2016