« L’élévation systématique du niveau de formation et la polyvalence qui caractérisent les formations professionnelles qui accueillent les flux de jeunes en formation les plus importants rendent pour le moins illusoire toute tentative de lier ces formations professionnelles et l’environnement économique local », écrit le rapport de l’inspection générale sur la « Cartographie de l’enseignement professionnel ». Le rapport coordonné par Michel Lugnier, Samuel Viollin et Frédéric Wacheux, prend ainsi le contre pied des travaux réalisés par le Cnesco ou des conclusions de C Forestier publiées dans la revue de Sèvres ( CIEP ). Pour l’Inspection, l’enseignement professionnel est asservi par des préoccupations scolaires ce qui rend sa régionalisation impossible.
La scolarisation de l’enseignement professionnel
Basé sur l’analyse des plans régionaux de développement de l’enseignement professionnel (CPRDEP) et sur l’offre (136 CAP, 114 bacs pros et 169 BTS), le rapport se focalise sur l’adéquation entre formation et besoins économiques, un objectif que la régionalisation devait permettre d’atteindre.
Mais, pour l’Inspection, il n’en est rien. Bien au contraire ce sont les logiques scolaires qui ont pris la main dans l’enseignement professionnel.
Pour l’Inspection, » le consensus autour de l’élévation du niveau de qualification, et la recherche de « polyvalence » et de compétences dites « transversales » perçues comme nécessaires à une adaptation rapide aux évolutions technologiques transcendent aujourd’hui l’ensemble des filières de formation et des secteurs de l’activité économique. En s’appuyant sur une formation générale qui ne cesse de s’élever et dont on postule qu’elle améliore l’adaptabilité à l’emploi, l’enseignement professionnel concourt ainsi à la mise en oeuvre d’un projet global d’élévation du niveau de qualification de la population. Cet objectif conduit en retour à le rapprocher des formations générales et technologiques, tendant par la même occasion à remettre en question, sinon son existence, à tout le moins sa spécificité. On retrouve ici la puissance des mécanismes culturels qui renvoient, en France plus qu’ailleurs, à une hiérarchie implicite des diverses formes d’enseignement, le renforcement systématique de l’enseignement général éloignant inéluctablement les formations professionnelles de leur finalité première, à savoir l’insertion professionnelle ».
Pour les auteurs, » les discours font apparaître le renforcement de la culture générale comme le facteur déterminant d’une meilleure adaptation de la formation à l’évolution de l’économie et de l’emploi… Tout se passe comme si un haut niveau de culture générale (obtenu à l’école), moyennant une mise à niveau « technique » (obtenue en entreprise) permettait de faire face, notamment en période d’incertitude économique (chômage de jeunes, exercice de prospective délicat), aux besoins d’adaptabilité exprimés par le monde professionnel. Dès lors, la montée en compétences s’obtient quasi exclusivement par la recherche du diplôme supérieur et l’offre de formation s’organise en ce sens. »
Aux dépens des élèves les plus faibles
Pour le rapport, cette situation porte des risques : » le mouvement de fond qui consiste à différer la question de l’insertion professionnelle pour des élèves par ailleurs qualifiés (bacheliers professionnels) n’est pas sans risque pour les jeunes. Un récent rapport des inspections générales a montré qu’en 2014, sur les 173 671 élèves de terminale professionnelle, un élève sur cinq seulement avait accepté, au terme de la procédure APB, d’intégrer une STS. Lorsque l’on sait qu’à peine plus
d’un bachelier professionnel sur deux (59 %) décroche un BTS, on mesure le décalage qui existe entre le discours autour de l’accès à l’enseignement supérieur et la réalité des parcours ».
De plus, ce mouvement contribue à » la disqualification des certifications intermédiaires prévues dans le cursus du baccalauréat professionnel et constitue de ce point de vue, un sérieux obstacle à toutes celles et tous ceux qui, pour de multiples raisons, ne peuvent atteindre ces niveaux de qualification. » Autrement dit, il aggrave le sort des élèves les plus faibles.
Impossible adéquation formation emploi
Quant à l’adéquation poursuivie entre offre de formation et besoins économiques régionaux, » il suffit d’observer le décalage qui existe dans toutes les régions entre une concentration des élèves et des apprentis au sein de quelques spécialités – par ailleurs fortement sexuée – et l’existence d’une offre de spécialités qui demeurent largement inexploitées ». Cette situation résulte du fait que, dans ce schéma, les spécialités qui accueillent le plus d’élèves se sont « déprofessionnalisées » et jouent un rôle de préparation scolaire à la poursuite d’études.
Cette thèse développée par le rapport renvoie directement aux travaux d’un inspecteur général, qui n’a pas signé le rapport, Aziz Jellab. En 2014, il déclarait au Café pédagogique : » C’est au moment où cette formation s’est scolarisée et a été « intégrée » à l’Education nationale qu’elle a entamé un processus de dévalorisation que la crise du marché du travail lors des années 70 va précipiter en quelque sorte. La dévalorisation de la voie professionnelle procède de la conjonction de trois facteurs : sa scolarisation – au double sens du terme, intégration à l’EN, sous l’effet de la massification, et scolarisation des contenus d’enseignement -, la tertiarisation du marché du travail – ce qui se traduit par la recomposition de la classe ouvrière et par la difficulté à assurer aux nouvelles générations un appui symbolique promouvant une culture de métier et des solidarités – et le développement du chômage qui touche dans de fortes proportions les diplômés de l’enseignement professionnel ».
Une thèse hostile à la promotion sociale ?
Mais cette thèse d’un coté ignore certaines dimensions sociales de l’enseignement professionnel, de l’autre va contre des travaux récents.
La thèse de l’adéquation aux besoins économiques a pris un autre sens depuis la publication des travaux du Cnesco, qui a consacré récemment une conférence internationale à l’enseignement professionnel, et la sortie d’un numéro de la Revue de Sèvres, coordonné par C Forestier, sur le même sujet.
Les uns et les autres ont montré l’urgence de renforcer l’enseignement général dans l’enseignement professionnel pour assurer l’employabilité des jeunes. C’est ce qui leur permet justement de s’adapter aux évolutions des besoins économiques , ce que ne permettrait pas une adéquation réussie, si celle ci existait (sur ce point le rapport est convaincant).
Le rapport de l’Inspection est également aveugle aux réalités sociales de l’enseignement professionnel. Certes il repère et signale la ségrégation genrée dans l’enseignement professionnel. Par contre la ségrégation sociale, qui est la signature de cet enseignement, est peu évoquée et la ségrégation ethnique, très présente sur une partie du territoire, totalement ignorée.
Derrière ces occultations, se tient une autre plus importante : l’enseignement professionnel est aussi un outil d’émancipation sociale et culturelle pour des jeunes fachés avec l’Ecole. En passant par le bac pro en 3 ans, de plus en plus de jeunes accèdent au supérieur répondant ainsi à une demande sociale. Nous reviendrons très prochainement sur cette dimension.
A l’approche des élections, cette critique par l’Inspection des diplômes et de l’élévation scolaire risque d’être récupérée par tous ceux qui demandent « moins d’école » spécialement dans l’enseignement professionnel. Ce serait couper court à l’expérience sociale nouvelle qui se joue dans l’enseignement professionnel sans pour autant répondre à ses maux, les ségrégations, pour atteindre une chimère : l’adéquation.
François Jarraud