Au cours d’une ou plusieurs années d’enseignement avec les mêmes élèves ou étudiants, on finit par les connaître ! C’est ce que chaque enseignant peut être amené à dire lorsqu’on lui demande son avis sur tel ou tel élève. Plusieurs moments cruciaux dans l’année montrent l’importance de cette connaissance : les conseils de classes en premier, les réunions parents profs ensuite, les discussions semi formelles en salle des profs enfin. Il est pourtant un champ de cette connaissance de l’élève qui fait l’objet d’un traitement particulier : le contrôle. Deux parties dans ce champ : celui des résultats et celui du comportement. D’un côté les bulletins scolaires, de l’autre le carnet de correspondance ou autre support équivalent.
De l’algorithme humain au data…
En 2010 et 2011, les circulaires de rentrée imposent le Cahier de Texte Numérique (CTN) et suggèrent de généraliser l’Environnement Numérique de Travail (ENT). Ces deux injonctions s’inscrivent dans le cadre plus large de la numérisation de l’environnement scolaire. Celui-ci va de la gestion administrative à la pédagogie en passant par la documentation et bien sûr la vie scolaire. Si d’un côté le ministère invite les enseignants à utiliser le numérique dans la classe, il impose autour de la classe un ensemble d’instruments qui encadrent l’ensemble de l’organisation scolaire. Les ENT sont le lien entre ces instruments et la pédagogie ou la didactique, dans la mesure où ils sont intégrateurs ou au moins portail des autres applications et services.
Revenons quelques 30 années en arrière au moment où les établissements ont commencé à utiliser l’informatique pour travailler aussi bien en administration qu’en enseignement. C’est une époque lors de laquelle nombre d’enseignants passionnés ont programmé des logiciels de toutes sortes, mais surtout des logiciels de gestion de note, de conseil de classe. L’observation de la multiplication de ces logiciels est un symbole fort de ce que nous essayons de faire de ce que nous savons des élèves et de leurs apprentissages. Si l’on analyse ce cas en termes de big data (données massives), on peut dire qu’il y a captation d’informations à partir d’un ensemble d’outils de recueil des traces. Ces traces sont principalement les évaluations explicites des tâches demandées aux élèves, elles sont d’abord transcrites dans un petit carnet adapté puis ensuite saisies dans le logiciel (désormais la saisie se fait directement). La consolidation de ces données se fait de manière simple puis un algorithme plus ou moins développé aménage ces notes pour produire des moyennes coefficientées. L’ensemble produit un tableau, des graphiques et des calculs qui seront utilisés d’abord lors du conseil de classe, ensuite dans le bulletin de notes. C’est là qu’un deuxième algorithme se met à l’œuvre. C’est un algorithme humain non installé dans le logiciel : la prise de décision. Pour chaque enseignant il s’agit de donner un avis, si tant est qu’il soit requis, à l’issu duquel sera indiqué la phrase clef qui résume le trimestre voire l’année.
Jusqu’où aller dans le tracking ?
Ce qui est intéressant dans les échanges entre enseignants à propos des élèves, c’est la connaissance de plus en plus précise qu’ils ont d’eux. Allant parfois jusqu’à l’intrusion dans la vie privée, on peut facilement observer que le monde enseignant est détenteur d’une sorte de base de données sur les élèves. Déjà assisté par le numérique ce processus va se trouver désormais enrichi par les nouveaux moyens numériques à disposition. Le logiciel de vie scolaire va permettre de voir retards, absences et sanctions, ce qui permet de compléter, d’expliquer certains résultats. Dans certains cas, la messagerie électronique est aussi utilisée pour compléter le portrait au travers des échanges entre élèves et enseignants. C’est sans parler, bien sûr, des réseaux sociaux que d’aucuns observent avec attention pour certains élèves. Bref de quoi alimenter ce que l’on sait des élèves.
Arrive désormais le tracking, les traces, le suivi automatique proposé par les ENT et autres espaces en ligne (Moodle et autres). Encore faut-il que les accès à ces traces soient données aux enseignants ou à d’autres. Une recherche menée il y a près de huit ans dans un établissement scolaire avait permis d’observer les comportements des élèves face à leur travail personnel le week end. Le simple fait de pouvoir observer quelques éléments de comportement des élèves à partir d’un espace numérique a ouvert des perspectives que les enseignants ont désigné comme étant une nouvelle opportunité. Fallait-il ou non l’exploiter ? La curiosité, le voyeurisme, l’envie de savoir sont souvent assez profondément enfouis dans l’esprit humain. Dès lors que des instruments l’enrichissent, d’aucuns n’hésitent pas à les utiliser. Là encore, la question de savoir qui a accès pourquoi et comment reste essentielle. Qui définit les droits ? Quelle obligation de réserve ? Ne sommes-nous pas un peu naïfs face à ce potentiel ?
La difficulté dans l’enseignement est celle des frontières. Celle de l’intimité de l’élève en est une. Or de nouveaux moyens d’investigation peuvent apporter des informations plus personnelles, pour peu que l’enseignant sache chercher sur le web. La tentation est grande, surtout quand on argumente sur le bien de l’élève, son avenir par exemple. Plus simplement, l’évaluation des élèves passe par l’information nécessaire à sa qualité. En effet pour évaluer au mieux un élève il faut recueillir des informations, suffisamment d’informations si l’on veut être le plus précis possible, le plus juste aussi. Ce souhait d’exactitude qui traverse beaucoup de questionnements des enseignants peut-il être augmenté par le numérique ? Probablement, mais à condition que les règles éthiques et juridiques soient mises au clair. Notre envie de savoir ne doit pas être un levier pour entrer dans l’espace personnel de l’autre. Encore faut-il connaître le comment, mais surtout réfléchir au pourquoi !
Bruno Devauchelle