L’une des tâches éducatives les plus importantes est de faire percevoir et comprendre « l’intention » présente dans toutes les situations de la vie. De quoi parle-t-on ? Dans mon environnement quotidien je peux rencontrer des humains, des objets, des logiciels, des situations, des dispositifs, etc. Lorsqu’on les découvre pour la première fois, on se demande souvent « à quoi ça sert et comment ça fonctionne ». Quand on a pris l’habitude de l’utilisation, il arrive parfois qu’on en vienne à se questionner pour savoir ce que tous ces éléments font de moi, parfois à mon insu, quelle est l’intention présente mais non explicitée dont je dois m’accomoder. La revendication récente d’associations pour une limitation de la dérive addictive des iPhone et autres produits de la société Apple est l’occasion de se questionner sur les raisons, les intentions, qui poussent concepteurs et vendeurs de ces éléments à développer les produits et les argumentaires associés. Avec un cynisme étonnant, nombre de décideurs, actionnaires, responsables n’hésitent pas à dire qu’ils souhaitent développer l’addiction du public à leurs productions afin d’en tirer pour eux et pour leurs entreprises, le profit le plus important.
L’économie de l’attention
La recherche de la « rentabilité » est un mécanisme fondamental du fonctionnement humain que l’on peut incarner par le « principe d’économie » : obtenir le résultat le meilleur en dépensant le moins possible (d’énergie). Lorsqu’un jeune enfant se trouve confronté à un écran il est attiré par ce qu’il pressent qu’il peut en obtenir. Il y trouve un attrait et, en même temps, il ignore l’intention du concepteur de la machine et de ce qu’elle transmet (intention plurielle – il y a plusieurs concepteurs/acteurs impliqués). Les concepteurs/vendeurs vont donc développer des trésors de stratégies appuyées sur des enquêtes marketing et de plus en plus sur des données massives (big data) issues des traces enregistrées à l’insu (le plus souvent) de l’usager pour ajuster l’offre afin qu’elle renforce la demande.
L’enseignant face à sa classe est un peu comme un concepteur/vendeur de produit mais partiellement amputé. Il est appareillé par l’institution pour l’aider, mais aussi pour guider son action et parfois la contraindre. Toutefois son « intention » d’enseigner doit tenter de rencontrer l’intérêt de l’élève, du jeune. Les moyens dont il dispose vont plus ou moins l’aider dans son « intention ». Mais s’il veut susciter l’intérêt il va devoir les « rencontrer » sur un terrain tiers : celui de « l’engagement ». Pour le dire autrement il ne suffit pas de plaire au jeune, mais il faut lui permettre d’intégrer la proposition dans son « économie » interne. Ce n’est pas pour rien qu’Yves Citton parle de « l’économie de l’attention » (La Découverte,2014) et montre combien il y a une imbrication entre modèle économique des sociétés, produits et situations proposées et captation de l’attention du sujet. Or, pour le jeune, plusieurs micro-mondes se côtoient au quotidien : famille/foyer, réseau relationnel, espace scolaire. Dans chacun de ces espaces le modèle d’économie de l’attention est différent, voire opposé, contradictoire. Cela renvoie finalement à la capacité qu’à un jeune à construire son engagement et ensuite à le conduire au travers des différents espaces et y faire face à des intentions et des intérêts divergents.
Intentions et approches mécanistes des savoirs
Les critiques récentes sur les GAFAM et autres entreprises du secteur ont mis en évidence les risques « intentionnels » inhérents aux produits et services proposés. Cela amène certains anciens cadres de ces entreprises à révéler justement certaines des logiques cachées ou implicites, sans ignorer le cadre de rentabilité dans lequel elles s’inscrivent. La naïveté de l’utilisateur ordinaire est volontairement entretenue afin que la logique initiale lui soit imposée. Même si cette logique et les intentions sous-jacentes peuvent s’avérer parfois intéressantes sur le plan éducatif (partage, mutualisation, connaissance etc.…), il n’en reste pas moins que l’ignorance de l’usager est une sorte d’assurance pour le concepteur/vendeur. L’enjeu éducatif est évident.
L’énergie interne propre à chaque humain le pousse à se développer. Il traduit cette énergie en engagement personnel. Cet engagement s’effectue dans des contextes face auxquels, avec lesquels, il va falloir compter. Or pour ce faire, il faut encore que l’enfant en soit conscient et qu’il puisse en connaître, outre certains mécanismes, les intentions sous-jacentes : à quoi sert d’apprendre à « coder » si on ne précise pas l’intention qui amène à ce codage ? C’est le reproche que l’on peut faire aux approches « mécanistes » des savoirs : apprendre comment ça marche ne suffit pas ! Certains invitent au travail sur l’épistémologie et l’histoire des savoirs. Dans le domaine du numérique, bien que récent, cela est aussi indispensable.
Fake news et manipulations
La difficulté de nombre d’enseignants, et d’adultes plus généralement, est qu’il est difficile de faire ce travail de décryptage pour soi-même. L’utilisation de l’argument du développement de « l’esprit critique » est une voie intéressante, mais nettement insuffisante en regard du problème. S’engager dans une situation sans avoir conscience de la nécessité, à un moment ou à un autre, d’en identifier les intentions, est un danger pour la liberté personnelle. Le risque de manipulation est réel, même si on ne le nomme pas ainsi. Suis-je manipulé par les concepteurs/vendeurs du web ? Suis-je manipulé par les sociétés qui souhaitent me vendre leurs produits, leurs services ? Le « petit cours d’autodéfense intellectuelle » de Normand Baillargeon (Lux 2006) ou le « Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens » de Beauvois et Joule (PUG 1987, 2002, 2014) sont deux ouvrages recommandables pour nous aider à y voir clair.
A l’occasion de la médiatisation des fausses informations (fake-news…) on pourra proposer un premier travail. Il sera toujours intéressant de vérifier l’intention, même si dans ces cas récents c’est assez facile à décrypter. Mais à partir de plusieurs fausses informations de natures différentes (en allant jusqu’au propos scientifique ou autre) on pourra plus facilement comparer les méthodes de masquage de l’intention. A cette occasion aussi, il sera intéressant de questionner notre propre « crédulité » ou plutôt notre faiblesse face à un environnement, des informations… surtout lorsqu’ils nous semblent favorables ou en accord avec nos croyances antérieures. Un grand chantier éducatif est ouvert. Il pose la question de la rencontre entre un individu, un sujet et la société dans laquelle il se développe. Or cette rencontre il faut qu’elle puisse être travaillée, instrumentée, conscientisée. Or les moyens numériques rendent encore plus opaques les intentions réelles et donc plus difficile leur mise en évidence et la tache des éducateurs.
Bruno Devauchelle