« Innover en classe : la résistance est-elle (f)utile? » » : tel était le thème choisi pour son édition 2018 par Eidos 64, le Forum des pratiques numériques pour l’éducation, qui s’est déroulée le 24 janvier à Bayonne. Toute innovation est-elle un progrès ? Comment la résistance à l’innovation lui est-elle potentiellement utile ? Comment généraliser une innovation au risque de la sortir de son contexte et de lui faire perdre son intérêt ? Au programme : des conférences (Stephen Downes, Françoise Cros, André Tricot) et 64 ateliers d’échanges de pratiques. Un riche et vivifiant carrefour où se sont croisés chercheurs et enseignants de terrain, de la maternelle au supérieur, des Pyrénées-Atlantiques au Canada…
Questionner l’innovation ?
Le programme de la manifestation invite à interroger la mise en avant de l’innovation. Citons quelques-unes des pertinentes questions posées par Benoit Lacherez, organisateur du Forum. Doit-on toujours associer innovation et amélioration, innovation technologique et progrès ? Une innovation technique est-elle forcément une innovation pédagogique ? L’obsolescence programmée de l’innovation ne serait-elle pas un frein au changement ? L’innovation n’est-elle pas souvent qu’un nouveau nom appliqué à une pratique connue depuis longtemps dans les pédagogies actives de Jacotot, Freinet ou Montessori ? A quoi bon inventer de nouvelles pratiques si elles ne peuvent pas être répliquées dans d’autres classes, par d’autres enseignant.es ? Les quelques arbres plantés par certain.es ne cacheraient-ils pas « l’immense forêt d’une école immobile, celle qui résiste à tout changement ? » Mais une innovation, quand elle est institutionnalisée, ne perd-elle pas son caractère innovant ? La capacité « à trouver LA solution adaptée au contexte particulier d’une classe particulière à un moment particulier, n’est-ce pas une forme d’innovation impossible à répéter ou à généraliser, mais qui fait toute la valeur de nos enseignants ? » La résistance à l’innovation ne lui confère-t-elle pas sens et vigueur ? L’innovation peut-elle être imposée contre la volonté de ceux à qui elle est censée profiter ? N’est-ce pas dans la diversité et la spontanéité des pratiques innovantes que réside toute leur valeur ?
Eidos côté conférences
Stephen Dawnes, expert canadien dans les domaines de l’apprentissage en ligne et des nouveaux médias, porte précisément son intervention sur « l’innovation dans le numérique en éducation ». Innover, explique-t-il, c’est créer de la valeur à partir d’une idée. Les MOOC devaient aider à devenir responsable de son propre parcours d’apprentissage, mais le plus souvent ce sont devenus des cours traditionnels et des produits commerciaux. Cela dit, loin d’être morts : 78 millions d’étudiants ont suivi des cours en ligne en 2017 ! Stephen Downes éclaire les « moteurs » des changements, et les « attracteurs », les éléments susceptibles de représenter un bénéfice. L’avenir, insiste-t-il, se trouve dans la coopération : la coopération est un échange de valeurs orienté vers la production d’un bien commun, il s’agit de faire en sorte que les gens définissent leurs bénéfices et travaillent en réseau. L’enseignant doit se considérer comme le principal apprenant : celui qui explore, découvre, crée …
Françoise Cros, du Centre de recherche en formation du CNAM, montre combien l’innovation à l’Ecole se situe « entre injonction institutionnelle et nécessité pédagogique ». L’innovation repose selon elle sur 4 ingrédients : la nouveauté (relative, tant tout a déjà été fait, tant la nouveauté est relative à celui qui l’énonce et au contexte dans lequel il le met en œuvre), une amélioration, des valeurs, un processus (plutôt qu’un projet tant « on y va en tâtonnant »). Le mot « innovation » est utilisé officiellement dans les textes officiels depuis 1960. Différents temps politiques se sont depuis lors succédé, que Françoise Cros analyse pour éclairer les stratégies successivement mises en œuvre pour en conduire le pilotage. Le rôle et le statut des « innovateurs » a beaucoup changé : « acteur marginal sécant » avec accompagnement « orthopédique » de 1960 à 1980, « acteur déclaré porteur de l’innovation » avec « diffusion cadrée » de 1981 à 2000, « agent responsable de la mise en œuvre et sa possible diffusion » avec soutien et valorisation de l’institution de 2001 à 2010, « créateur collectif de nouvelles pratiques potentiellement porteuses d’innovations » de 2011 à 2017 avec diffusion de l’idée que chacun est susceptible d’innover et de faire sa promotion. En guise de conclusion, Françoise Cros invite à démasquer les valeurs à l’œuvre dans le numérique.
André Tricot, professeur d’université en psychologie à l’ESPE de Toulouse, veut éclairer les « mythes et réalités » qui s’attachent à l’innovation pédagogique. Plusieurs « idées reçues » sont ainsi à débattre, tant elles paraissent ne reposer sur aucune donnée empirique. A la question de savoir si « faire manipuler permet de mieux apprendre », André Tricot répond en appelant à la nuance : être actif, est-ce au sens physique ou au sens cognitif ? l’action est-elle considérée comme un moyen d’apprendre ou comme but de l’apprentissage ? L’important, selon André Tricot, c’est d’être actif cognitivement. Il existe d’ailleurs différents niveaux d’engagement et d’attention : passif (les élèves reçoivent des explications auxquelles ils accordent de l’attention), actif (les élèvent manipulent les supports d’apprentissage), constructif (les élèves génèrent de l’information au-delà de ce qui a été présenté), interactif (les élèves, à travers un dialogue, collaborent à une co-construction). Plus on est proche de ce niveau 4, plus les élèves apprennent, plus le niveau d’apprentissage est exigeant, … plus il y a risque aussi de perdre les élèves faibles. Selon André Tricot, l’effet de l’activité est « positif pour les apprentissages procéduraux, nul ou négatif pour les apprentissages notionnels ». Les élèves apprennent-ils mieux quand ils découvrent par eux-mêmes ? La réponse là encore se veut subtile : « tout est affaire de dosage du guidage. » Et André Tricot de conclure : « Nous n’avons pas besoin de solutions globales, ni de modes ».
Eidos côté ateliers
Les 64 ateliers le plus souvent animés par des enseignant.es n’avaient pas la prétention d’apporter des « solutions globales » ou d’obéir à des « modes ». Plutôt l’audace de tenter les « micro-innovations » évoquées par André Tricot pour renforcer les apprentissages au sein de la classe. Les participant.es ont ainsi pu explorer et partager des pratiques originales, échanger sur leurs intérêts, leurs difficultés, leurs plaisirs.
Le numérique transforme nos façons de lire, d’écrire, de nous relier aux autres. Et s’il le faisait aussi à l’Ecole pour retrouver le plaisir de la lecture, travailler la langue et la littérature d’une autre façon ? Au lycée de l’Iroise à Brest, des élèves de 1ère ont entièrement réécrit un roman de Camus via Instagram : un étonnant travail de pratique réflexive, et de la littérature, et du numérique (voir autre article). Le projet « écritures transmedia 3.0 » a quant à lui « mixé » des secondes du lycée Malraux et le public (« plutôt senior ») de la médiathèque de Biarritz. Le Collectif Or Normes de Poitiers y a animé des ateliers d’écriture autour de nouvelles d’Annie Saumon avec comme support des outils de travail collaboratif et comme enjeu une adaptation des œuvres telles qu’elles auraient pu s’écrire à l’âge des réseaux sociaux. Le projet comprend plusieurs étapes de travail : scénariser le texte, travailler les identités, y compris numériques, des personnages, mettre en place l’environnement d’écriture en fonction de ces identités. Au bout du compte, témoignent Christelle Derré et Martin Rossi, du collectif Or Normes : il s’agit de « confronter les codes littéraires aux réseaux sociaux ». Pour Véronique Delort-Sarran, enseignante de français : « Les élèves retrouvent une forme de plaisir de lire inédite. On va sur leur territoire. Cette éditorialisation du texte de l’auteur constitue une aventure de la lecture et de l’écriture. » Tandis qu’une élève souligne combien le texte lui est « devenu beaucoup plus clair.» La diffusion et la valorisation des propositions littéraires et artistiques des élèves se fait grâce à une application mobile (PoulpFictions) qui permet de lire le récit sur smartphone en temps réel, avec un système original de notifications au lecteur, de « notifictions ».
Impossible ici de rendre compte de la variété des ateliers proposés. On se contentera de livrer quelques pistes susceptibles de donner des idées : utilisation en CP du robot Ozobot pour faire vivre le conte « Bon appétit M. Lapin » (Lydie Cassou, école de Pontacq), classe coopérative autour de l’autobiographie comme pour tisser numériquement des liens entre le « je » et le « nous (Annaig Collias, collège de Peyrehorade), ludification du cours d’anglais (Aurore Coustalat, collège Daniel Argote d’Orthez), jeu interactif autour des troubadours (Béatrice Cartron, Collège Clisthène de Bordeaux), réalisation d’un jeu de piste avec l’application izi-travel pour faire découvrir la ville de Bayonne aux correspondants Erasmus+ (Christophe Delgado, lycée Louis de Foix) ? la Twictée, dispositif collaboratif d’apprentissage et d’enseignement de l’orthographe désormais adopté par plus de 900 classes (Antonia Carriquiry, Mathieu Larramendy, Laetitia Vautrin) ? activités en sciences-physiques ou en lettres avec des tablettes numériques pour favoriser les apprentissages et l’implication des élèves (Sébastien Lochet, collège de Souston, et Marie Soulié, collège d’Orthez), enquête policière et interdisciplinaire lors d’un voyage scolaire à Londres débouchant sur la création d’un jeu en ligne (Stéphanie Boudard, Michel Dezest, Caroline Legleu) , utilisation des Boîtes Electriques, outil numérique de sensibilisation à la musique (Philippe Guillem, atelier Canopé de Mérignac), projets numériques interdisciplinaires en français / histoire-géo (Marie Especel et Marlène Partyka, collège Jacques Prévert de Bourg sur Gironde), usages du numérique pour susciter des interactions réelles en FLE et valoriser les productions des apprenant.es (Géraldine Larguier, université de Pau), expériences sur la « forme scolaire » pour proposer « une atmosphère immersive en classe », favoriser « l’enrôlement et le maintien des élèves dans les tâches scolaires » (Bruno Vergnes, collège Pierre Emmanuel à Pau) …
L’enseignant innovant : un enseignant chercheur ?
Chercheurs le matin et enseignants l’après-midi : Eidos 2018 a exploré l’innovation entre questionnements théoriques et propositions pratiques. Oscillation sans aucun doute intéressante, sans doute aussi susceptible d’être prolongée et enrichie par un véritable dialogue entre universitaires et praticiens. A même, espérons-le, de diffuser cette démarche par laquelle chaque enseignant innove en se faisant lui-même chercheur. Autrement dit, pour reprendre les mots de Benoit Lacherez, l’enjeu est bel et bien de « promouvoir l’engagement des enseignants vers une démarche de recherche, une ouverture sur les apports de la science et des technologies couplée à une attitude réflexive sur le travail mené en classe et les besoins des élèves, qui les amènent à chercher, seuls ou en équipe, de nouvelles façons d’enseigner. »
Jean-Michel Le Baut