Le nouveau petit livre orange du ministre : faut-il en rire ? En pleurer ? Ou s’inquiéter pour notre démocratie ? On avait avec Mao le petit livre rouge, on a aujourd’hui le petit livre orange et ses préceptes de bonnes conduites pour le cours préparatoire avec une disparition : la notion de cycle des apprentissages fondamentaux (CP , CE1, CE2). « A la fin de l’année du Cp les élèves sont devenus des lecteurs et scripteurs autonomes . L’apprentissage du lire écrire n’a pas à s’étirer sur tout un cycle », citation page 46 . La messe est dite ! Les tests et logiciels pour repérer retardataires, petits décodeurs ou faibles compreneurs, sont en publicité gratuite dans le livret.
Retour au discours d’autorité
Qu’on ne s’y trompe pas, le petit livre orange n’est pas un guide « pédagogique » mais un coup bien réglé de communication politique : primeur à la presse, aux électeurs de droite et du centre du Parisien, puis télévision nationale samedi soir avec l’ image d’une classe à l’ancienne , en rangs serrés face au tableau. « J’ai toujours fait avec la syllabique depuis trente ans et ça marche », dit une enseignante ; image suivie d’une autre plus « moderne » , celle d’un enfant montré dans un scanner : « voyez c’est scientifique ! ». Les enseignants, quant à eux, seront avisés plus tard, ils auront été mis en pâture à la vindicte publique d’abord.
Quel est le message ? Il est simpliste (plus les mensonges sont gros, mieux ils passent, dit la vox populi). Décodons -le : si nous avons de mauvais résultats, c’est de la faute des enseignants ! C’est aussi celles des formateurs, chercheurs, inspecteurs, qui les ont mal conseillés, depuis cinquante ans. En 1968, en effet, les vieilles méthodes à l’ancienne ont été âprement discutées et remises cause parce qu’elles ne permettaient qu’à une petite minorité d’accéder au certificat d’étude et aux études supérieures ! « Confi-i-an-ce », dit le ministre, je vais régler tout cela. Oui, le discours est politique. C’est celui du retour à l’ordre, du retour à la tradition, un discours d’autorité : celle de celui qui décide sans concertation des contenus et méthodes d’enseignement et qui va remettre au pas ces fonctionnaires d’enseignants !
Incohérences scientifiques
Contre-vérités, manipulations, réductions caricaturales de textes officiels ou de travaux scientifiques, salmigondis de citations « alibi » ou « potiches pour faire science » font de ce livret orange le monument d’une mauvaise rhétorique à peu près illisible. Bien rares, dieu merci, seront ceux qui arriveront au bout des 130 pages, très redondantes, écrites visiblement par plusieurs plumes qui se contredisent allègrement dès lors qu’elles abordent la question épineuse de la compréhension et encore plus de l’écriture.
Un guide fondé sur l’état de la recherche, dit le livret. Faux ! Quelles recherches ? Pas celles des linguistes, et didacticiens de la lecture écriture qui depuis trente ans ont montré le rôle décisif de l’implication conjointe des dimensions culturelle, affective, linguistique et cognitive pour le développement du lire – écrire (d’où l’extrême importance et difficulté pour trouver des textes qui parlent aux élèves et leur donnent envie d’apprendre à lire).
Pas celles non plus des neuro-sciences qui, très prudentes, ne cessent de découvrir combien chaque cerveau humain est profondément singulier : une usine à penser, ressentir, apprendre, une immense machinerie qui s’élabore dans l’histoire de chacun, son environnement, ses rencontres (ce que disait déjà le philosophe Dewey), un fabuleux système dont il est difficile de prédire les apprentissages et le développement. Des chercheurs qui aujourd’hui cherchent à comprendre la plasticité cérébrale : les mystères des agencements-réagencements synaptiques permettant les remises en circuit de « cartes neuronales » parfois défaillantes. Des chercheurs qui depuis Damasio, Changeux, ont montré l’importance des émotions (positives ou négatives) dans la conduite de notre raison ! Des chercheurs qui, s’ils insistent sur la nécessité de construire des automatismes de bas niveau, s’inquiètent des formatages et blocages qu’ils peuvent engendrer. Tous ces travaux, ces recherches diverses récentes ou anciennes, nous confirment dans l’idée qu’enseigner, oui, c’est terriblement complexe . C’est savoir s’ajuster à la diversité des publics, chercher des chemins variés pour gagner leur confiance et susciter le désir d’apprendre.
Un acte de foi
Devant une telle diversité des modes de penser, de parler , de ressentir de chacun, quel scientifique sérieux, quel pédagogue responsable oserait affirmer, comme notre ministre, qu’il n’existe qu’une seule et unique méthode pour apprendre à lire à tous les enfants, de France et d’outre-mer, celle de nos parents ou grands- parents : la syllabique, qui va des graphèmes aux phonèmes (et attention, surtout pas du son à la lettre !), une méthode qui serait « la clé universelle » de l’apprentissage de la lecture et qui préconise le déchiffrage intégral, d’abord.
On a là un vrai acte de foi, devant lequel les enseignants sont priés de s’incliner et d’abandonner leur pratique de 30 ans : la méthode, dite « mixte », adoptée par la très grande majorité des écoles de France, de Belgique ou de Suisse. Une méthode qui outre le travail indispensable et décisif de reconnaissance et automatisation des correspondances phonèmes- graphèmes, sollicite diverses autres stratégies pour accéder au déchiffrage et conjointement à la compréhension de « vrais » textes . Des pratiques qui font appel à la culture des élèves, à leurs connaissances, à leur implication, à l’ observation d’indices lexicaux, grammaticaux, aux raisonnements logiques, et. Bref, des activités qui apprennent à l’élève à penser, questionner de manière autonome un texte tout en construisant en même temps les outils linguistiques et culturels nécessaires à la lecture et l’écriture.
Curieusement, ce travail sur la compréhension, qui hélas est souvent encore trop peu développé dans les classes, est relégué dans une courte section du livret orange, appelée « Activités à mener en parallèle ». Comment ? Quand ? Le texte devient alors presque schizophrénique et renverse le point de vue précédent. On y retrouve en effet nombre de préconisations pertinentes, bien connues : reformulation du texte lu, travail sur la mémoire, le vocabulaire, la syntaxe, le contexte, hypothèses sur la suite du texte, écriture de phrases, débats en ilots, etc.
Et l’écriture ?
Et l’écriture ? Il est dit et répété sur plusieurs pages que son apprentissage est intimement lié à celui de la lecture et vice versa (les travaux des équipes de l’enquête Goigoux ont montré que la pratique d’une écriture, notamment autonome, favorise le développement de la lecture ).Pourtant dans le livret orange, l’écriture n’est envisagée pour l’essentiel que comme exercice graphique ou de copie , voire de dictée avec pour seule ambition l’orthographe. Non écrire, ce n’est pas seulement cela ! C’est penser le stylo à la main, s’adresser à un absent, imaginer ce qu’il veut savoir : des activités déjà présentes en maternelle dans les pratiques d’écriture tâtonnantes ! Rien de surprenant si dans la liste des critères proposés pour le choix d’un « bon » manuel de lecture : pas un ne concerne les tâches d’écriture ! C’est dire, si l’écriture, nos rédacteurs du livret, s’en fichent ou pire, n’y ont même pas pensé ! Pas sérieux !
En conclusion : un texte politique, prescriptif, souvent très incohérent, qui préconise obéissance et pensée- unique pour les enseignants et leurs élèves. Un texte très méprisant pour la communauté des enseignants, formateurs, chercheurs, inspecteurs. Un texte qui n’aidera pas l’école française à sortir de ses résultats très médiocres sur la compréhension.
Mieux vaut relire et suivre, pour inventer sa classe, les instructions officielles du cycle 1 et 2 de 2015 : elles sont claires, le fruit d’un travail considérable de toute la communauté éducative, accompagnée par la recherche.
Dominique Bucheton,
professeure honoraire en sciences du langage et sciences de l’éducation , université de Montpellier