Par F. Jarraud
« Si déjà nous sortons d’ici avec un consensus politique sur le chantier à ouvrir, à long terme, pour que l’Ecole prenne en charge ce phénomène et que les politiques aident les acteurs de l’Education à pouvoir le faire, alors nous aurons franchi une étape déterminante », martèle E. Debarbieux en ouverture des Assises nationales sur le harcèlement à l’Ecole, le 2 mai 2011. Durant deux jours, hauts fonctionnaires du ministère et inspecteurs sont invités à écouter et à travailler avec les experts réunis par Eric Debarbieux.
Il faut reconnaître à la détermination du chercheur un grand mérite : celui d’avoir retourné à son profit une situation mal engagée, il y a un peu plus d’un an : non, parler de « sécurité », de « violence », de « harcèlement » dans le contexte scolaire, ce n’est pas adopter une posture sécuritaire, mais parler de pédagogie. Au risque de faire s’étrangler quelques uns de ses détracteurs, il tient son cap d’ex-pair, engagé lui-même dans la classe lorsqu’il était enseignant avec les élèves de milieu difficile. C’est d’abord par leurs compétences professionnelles et leur travail collectif que les acteurs de la communauté éducative peuvent faire reculer l’inadmissible, pourvu que les politiques les aident avec détermination, et sans en faire un objet de clivage démagogique. Le feront-ils ? Luc Chatel a promis une grande campagne d’opinion sur la question. Et pour la formation des enseignants…. il va en parler à sa collègue de l’enseignement supérieur…
« Refuser l’idée d’assises contre le harcèlement ? »
Eric Debarbieux refuse l’idée selon laquelle il n’y aurait pas d’études scientifiques autour de cette question. Il recense 28 études longitudinales, souvent anglo-saxonnes ou venant d’Europe du Nord, consacrées à cette question depuis quarante ans, permettant des suivis de cohortes et « des bases scientifiques » sur le harcèlement à l’école. « Ce n’est pas une bataille d’experts, mais un combat humain » précise-t-il en souhaitant « porter la parole des victimes », et refuser le déni. Il réclame un consensus politique, au-delà de l’urgence du temps médiatique. « Le harcèlement, terme pas forcément satisfaisant, c’est la loi du plus fort, l’abus de pouvoir agressif et continu d’un groupe ou d’un individu, l’intimidation, l’agression physique ou les rafales de messages sur Facebook sur une victime isolée, porteuse de défauts supposés ou de différences, de la maternelle au collège, créant un état d’insécurité permanent sur la victime, devenant littéralement le « souffre-douleur » condamné à la fuite perpétuelle ».
Pointer ces « petits faits », est-ce criminaliser des faits ordinaires ? Ce n’est pas parce que deux enfants se battent qu’il faut les ficher : « prévention précoce ne signifie pas fichage précoce ». Mais c’est d’abord au nom de la justice sociale qu’il faut s’opposer au harcèlement, comme on le fait désormais pour le harcèlement au travail ou les violences faites aux femmes. Ses chiffres sont têtus : sur 12 000 élèves tirés au sort par la DEPP, un sur dix se déclare victime d’un harcèlement au moins passager.
Ferait-on mieux de s’attaquer aux difficultés dans la transmission des connaissances, comme le déplorent ceux qu’il appelle les anti-pédagogues ? « Ce n’est pas secondaire, cela touche au cœur même de la mission de l’école. Le refus de la maltraitance à l’école amène généralement une hausse des résultats scolaires ». Le problème n’est pas nouveau ? « S’il est vrai que le harcèlement est aussi vieux que l’Ecole, la rage existait avant Pasteur… Rien n’indique qu’il ait eu tort de chercher à l’éradiquer… »
Quels facteurs explicatifs ?
La personnalité ? Sans doute, même s’il n’y a pas plus de chromosome du harcèlement que de chromosome du crime. On sait que les enfants maltraités deviennent plus souvent maltraitants. Facteurs socioéconomiques, sans doute aussi, « mais dans notre enquête, ils sont peu explicatifs ». Cela ne signifie pas qu’il faille ne pas lutter contre les inégalités, mais « il n’est pas besoin d’attendre les lendemains d’élections pour agir ». L’importance de l’effectif de l’établissement, la cohésion des équipes éducatives, le lien avec le « climat scolaire » de l’établissement lui semblent au contraire très importants. « La solitude, tu éviteras » vaut aussi bien pour les victimes que pour les accompagnants.
Quels principes d’action ?
D’abord, lutter contre la solitude des victimes. Mais aussi refuser « la conformité du comportementalisme » : les agresseurs ont le droit de changer de comportement, on peut les sortir de « l’enfermement de l’agression », les libérer de ces réflexes acquis. Mais surtout, ne pas attendre que le temps passe, jusqu’à ce que les problèmes deviennent chroniques : « la prévention précoce est six fois moins couteuse que toute mesure ultérieure ». C’est pourquoi « il faut vouloir la formation des personnels », parce que « lutter contre toutes les discriminations, c’est lutter pour l’égalité »…
Quelles propositions ?
Eric Debarbieux présente aux participants les propositions de son rapport. Il faut d’abord connaître et reconnaître le harcèlement, par plusieurs pistes : construire une campagne d’opinion bien construite, avec des messages positifs ; recenser et créer des outils et en leur donnant un label de qualité, « pour éviter les solutions-miracles de charlatans » ; responsabiliser les médias et fournisseurs d’accès internet. « En Pologne, une campagne coordonnée de ce type pendant cinq ans a été évaluée très positivement ».
Il faut miser sur la formation professionnelle des personnels relais : infirmières et médecins, RASED, psychologues, IEN, référents académiques, mais aussi des enseignants. « La masterisation nous bloque si elle ne s’accompagne pas de formation professionnelle ». E. Debarbieux demande une formation à la « dynamique des groupes », pour que les enseignants puissent apprendre à travailler en équipe, développer l’empathie envers les élèves et les adultes… Il réclame une « conférence nationale sur la formation initiale des enseignants », parce que « l’anti-pédagogisme est une cause importante du développement du harcèlement ». Il enfonce le clou : « Il ne s’agit pas d’évacuer les contenus au profit de la « pédagogie molle », mais de trouver un équilibre efficace ». Et donc mobiliser les équipes, les associations de parents, non pas pour « punir », mais pour « répondre », par une justice qui fasse prendre conscience à l’agresseur de l’importance de ces actes. « Le bizutage ordinaire n’est-il pas un phénomène pour lequel les adultes sont encore dans le déni, et rendent les victimes responsables des « mauvaises blagues » qu’on leur fait ? »
Sa conclusion est engagée : « J’espère que ces assises seront utiles , permettront d’inscrire un processus dans la durée, ne pas sombrer dans les « guerres civiles de la démocratie » que sont devenues les élections. Pouvons-nous être collectivement responsables et ne pas toujours tout remettre à l’ouvrage ? En avons-nous le droit ? »
Marcel Rufo
Marcel Rufo reprend le témoin : « l’intérêt de votre rapport se situe d’abord à l’âge du primaire, moment le plus efficace pour intervenir. La récréation n’est-elle pas le lieu premier de la vigilance des adultes ? » Mais il invite à se méfier des catégories innéistes : être relégué dans la catégorie des « vulnérables » signifie-t-il que certains soient invulnérables ?
Pour lui, le pathologique éclaire le normal : la phobie scolaire qui se développe est la forme ultime du décrochage. D’où vient cette « peur de l’école » ? Peut-être une crainte de l’idée de mort, réactivée à l’adolescence, qui inhibe l’adolescent. Pour un sur trois, cette phobie se nourrit de harcèlement, qui amène à considérer l’école comme hostile lorsqu’aucune main n’a été tendue au bon moment. « La confiance en soi n’est pas non plus chromosomique, mais se construit au long cours par le regard des autres… Lorsqu’on est attaqué dans l’enfance, cela va devenir un cancer métastatique dans la construction de l’estime de soi ».
Luc Chatel
Place au ministre qui ne fait pas dans la demi-mesure : « notre école a rendez-vous avec l’histoire . Et si l’école redevenait le lieu d’humanité qu’elle n’aurait jamais du cesser d’être, lieu obligatoire où on transmet un savoir et des valeurs. Comment n’a-t-on pas pu appréhender les violences répétées dont sont victimes les élèves, assurer la sécurité des élèves face à cette pression du harcèlement ? Nous avons fait le lit d’une violence insondable parce que nous n’avons pas voulu la sonder. C’est parce que le harcèlement avance masqué que nous devons le combattre sans merci. Mon engagement est total » devant cet « enjeu de civilisation »
Au « chœur des grincheux et des soupçonneux » qui voient dans la démarche un « processus compassionnel », il veut opposer les chiffres et dégager quatre axes d’action, dont certains directement puisés dans les propositions d’E. Debarbieux : il veut connaître et faire connaître, par la pérennisation des enquêtes de victimisation dans le premier et dans le second degré, l’intégration du harcèlement dans SIVIS et la publication d’un guide à destination des équipes éducatives. « Le harcèlement s’installe partout où les adultes abandonnent les enfants à eux-mêmes et à cet état primaire ».
Il veut répondre aux critiques en expliquant que « l’enjeu ne relève pas de la question des postes » et des conséquences des suppressions liées au non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux. « C’est le devoir de tous les acteurs de la communauté éducative de travailler ensemble pour faire front, pas uniquement des surveillants ». C’est pourquoi il veut lancer une grande campagne d’information sur cette question à la rentrée prochaine. Pas sûr que ça réponde aux inquiétudes…
Et la formation ? Il parle d’abord de celle des élèves, en appelant de ses voeux une « éducation civique vivante et concrète », inscrite dans le sixième pilier du socle commun, « pour mettre à distance l’ignorance de l’autre ». Le film « Kenny » lui semble un moyen précieux pour libérer la parole et amener la réflexion dans les classes. « Mais pour lutter contre la violence il faut former nos personnels ». C’est pourquoi Luc Chatel… « attirera l’attention de sa collègue Valérie Pécresse sur les conclusions du rapport »… Au risque de renforcer chez ses auditeurs l’idée que la formation des enseignants n’est pas l’affaire du ministre de l’Education…
Quatrième piste d’action, le traitement des cas de harcèlement avérés, avec un guide de procédure destiné aux chefs d’établissement, et un numéro d’appel unique pour permettre aux parents de témoigner. « Je n’accepterai plus que les équipes bottent en touche, comme si le harcèlement ne relevait pas de la compétence des équipes » conclut-il…
Kevin Jennings : « les préjugés de genre et de sexe, avant même les discriminations raciales ou sociales
Invité à témoigner à la tribune, Kevin Jennings est un des pionniers contre les préjugés homophobes aux Etats-Unis, dont le travail opiniâtre a amené à ce que ce type de discrimination devienne un délit dans certains états américains. Aujourd’hui vice-ministre d’Obama, il cite un chiffre effarant : 72% d’enfants américains témoignent d’expérience direct ou indirecte de harcèlement, avec un pic au collège, entre 11 et 13 ans. Lorsqu’on détaille les motifs et les circonstances, c’est d’abord les sobriquets, les moqueries sur l’aspect physique, l’orientation sexuelle ou l’expression de leur genre, largement avant ceux sur la race ou l’origine sociale…
« Que pouvons-nous faire » ? D’abord, avoir le sentiment qu’on peut y faire quelque chose. Et comprendre qu’en tant qu’adulte travaillant dans un établissement, on ne sait pas tout, on ne voit pas tout ce qui se passe. Il faut donc croire les jeunes qui osent parler, repérer les changements de comportements d’élèves, qui peuvent être des indices. Dans « l’agenda de Washington » mise en œuvre par les Démocrates, il a été décidé de modifier les critères de « l’école sûre » : y prend désormais place « une ambiance positive pour favoriser les apprentissages, vérifiée par des enquêtes auprès des élèves, des familles et des enseignants ». Une politique spécifique du département de l’Education est menée, à partir de l’impulsion d’Obama, qui a récemment reçu la mère de Carl Joseph Walker Hoover, jeune adolescent qui s’est pendu plutôt que de retourner à l’Ecole : « le harcèlement n’est pas un rite de passage, il peut avoir des conséquences négatives, nous pouvons tous agir pour cela pour permettre à chacun de prendre la place qui lui revient ».
Mardi 3 Mai les Assises écouteront l’intervention de Nicole Catheline, pédopsychiatre, celle de T Jäger et A Hickson sur l’utilisation des réseaux sociaux pour prévenir le harcèlement. Eric Debarbieux , puis Luc Chatel clôtureront les Assises.
Liens :
Les assises sur le site du ministère
http://www.education.gouv.fr/cid55689/assises-[…]
Le discours de Luc Chatel
http://www.education.gouv.fr/cid55937/allocution-a-l-occasion-d[…]
Debarbieux : Profiter de la fenêtre ouverte par les Etats généraux