Par Jeanne-Claire Fumet
Après 10 ans d’expérience au Clept (Lycée collège élitaire pour tous) de Grenoble, avec des élèves décrocheurs souhaitant reprendre une scolarité, Rémy David est un professeur de philosophie très peu conventionnel. Revenu au lycée classique, il n’a de cesse de faire évoluer les pratiques vers un enseignement moins élitiste et plus soucieux des élèves, mieux adapté aussi à la réalité des publics scolaires. Dans son enseignement, mais aussi dans ses publications, ses recherches ou ses actions de formateur, il interroge une contradiction de l’enseignement institutionnel de la philosophie : comment insérer dans un cadre normatif et formel, une discipline qui en appelle constamment à l’incertitude et à la découverte ? Par la critique du modèle classique de la transmission et de l’évaluation par restitution, il met en cause les fausses évidences d’un parcours classique qui entrave l’apprentissage.
Quatre questions à Rémy David.
Vous dites « préférer la lucidité à l’hypocrisie normative », dans une note de novembre 2013 où vous analysez très précisément l’impossibilité de noter les travaux de vos élèves de terminale scientifique. Nombre de collègues semblent pourtant s’y résigner ; est-ce chez vous la marque de votre travail au CLEPT ?
Oui, très clairement. Le travail avec de jeunes décrocheurs volontaires obligeait, au CLEPT, à affronter les malentendus qu’on retrouve en particulier en philosophie : ce formalisme de l’enseignement, par exemple, qui fait que le prof ne cherche pas vraiment à vérifier que ses élèves s’approprient les savoirs ou construisent les compétences recherchées. En philosophie, les enseignants sont particulièrement confrontés à la résistance des élèves, face à un travail intellectuel exigeant, vu comme arbitraire dans son évaluation, et peu rentable au regard des efforts demandés. Les profs sont conduits à créer les conditions pour que ceux qui veulent suivre puissent le faire, mais en laissant une bonne part de la classe ne pas s’engager dans la formation. Cette posture n’était pas possible au CLEPT : le travail d’équipe permettait de sortir des impasses d’un métier vécu comme une profession libérale, et un contrat implicite nous engageait à accompagner les jeunes également dans leur « motivation », dans leurs arrangements avec eux-mêmes, afin d’exiger qu’ils se donnent les moyens de réussir. Traquer le « faire semblant », qui est un facteur pédagogique du décrochage, c’était au CLEPT un leitmotiv. Dans la formation des enseignants, c’est l’un des leviers que nous travaillions pour permettre les changements de pratiques pédagogiques.
C’est bien le Clept qui m’a permis de préférer la lucidité pédagogique à l’hypocrisie normative, mais dans un établissement expérimental de l’éducation nationale, donc en situation de recherche. Le retour dans un établissement « ordinaire », en 2010, m’a fait réaliser combien l’institution interdisait le transfert de ce qu’explore le Clept, et combien elle nous faisait porter le poids de l’ambivalence de ses contraintes. Cette expérience m’a permis d’entrer dans une dynamique de recherche, qui questionne le réel de l’enseignement et des apprentissages, et qui tâtonne dans l’exploration de réponses, en acceptant l’absence de solution.
Au CLEPT, l’enseignement de la philosophie avait une place centrale : il commençait en fin de collège, et se poursuivait pendant tout le lycée. Cela permettait un travail différent, déconnecté de l’examen, évalué mais pas noté, et surtout participant d’une culture de l’établissement, qui cherchait à rendre les jeunes davantage sujets de leur existence, scolaire comme non scolaire. Les normes et les codes scolaires n’y avaient le plus souvent pas cours ; l’ennui, notamment, était nommé et travaillé. La lucidité était une exigence et une manière réciproque de fonctionner. Après cinq ans, ce sont les élèves eux-mêmes qui sont devenus porteurs de cette exigence, et de l’enjeu de philosopher.
L’expérience d’un enseignement sans programme me laissait sans filet, sans cadre contraignant derrière lequel me réfugier. Il me fallait assumer la critique de mon propre travail au regard de ses objectifs et de ses « résultats ». La norme scolaire et ses ambivalences, source de tant de souffrances, de malentendus et d’obstacles, ne pouvait pas échapper à cette critique. Qu’apporte de noter dans notre discipline ? Qu’a-t-on mesuré par cette note ? La pratique au CLEPT permet de questionner tout ce qui semble si évident que ça en devient « naturel ». Noter et effectuer des moyennes, vide le plus souvent de sens ce que nous cherchons à enclencher. Que répond l’institution pour que nous sortions de cette aporie ?
Vous expliquez aussi que les compétences acquises au Clept ne vous ont pas permis de surmonter les difficultés de l’enseignement de la philosophie au lycée. Comment analysez-vous cette forme de résistance bien différente du décrochage scolaire, mais presque inhérente à la logique du dispositif institutionnel lui-même ?
Il y a certainement plusieurs niveaux de réponse à votre redoutable question.
Tout d’abord, l’institution se soucie peu de créer les conditions d’une dynamique d’apprentissage : elle impose des collections de 36 individus devant cohabiter et travailler ensemble, sans jamais créer les conditions de constitution d’un collectif. Chacun a des objectifs personnels différents : se former le mieux possible, donner des gages à l’institution en faisant de son mieux, passer dans la classe supérieure, ne pas attirer l’attention, ou à l’inverse montrer que l’on existe, ou ne pas perdre la face… Comment une stratégie d’enseignement peut-elle venir à bout d’un tel chaos ? La bonne volonté et les pratiques réflexives ne suffisent pas. Il faudrait analyser dans le détail l’expérience scolaire des lycéens, mais d’une manière générale, on peut considérer comme « normal » qu’ils résistent au projet de l’institution.
Je pense ne pas être un enseignant très sécurisant. Je n’enveloppe pas la formation intellectuelle sous une certitude méthodique qui mènerait vers le succès. Philosopher est une aventure incertaine, que l’on peut aborder de multiples manières, mais qui exige le risque de penser. Dans son fonctionnement et sa violence, l’institution ne prépare absolument pas à cela. Pour bien des élèves, qui se rassurent dans l’activité sans en saisir le sens, les résistances, la peur de penser caractérisent les rapports au savoir. Les travaux de Serge Boimare proposent des pistes en ce sens : ne se joue-t-il pas, dans les résistances des élèves aux activités philosophiques les plus valorisées, un refus de l’incertitude qu’elle leur impose ? Questionnement ouvert, conceptualisation abstraite, travail déductif ; il est probable que les plaisirs et les bénéfices – jubilation, ou éblouissement – de l’activité de philosopher, pèsent peu au regard des freins et des inhibitions. Globalement, la normativité de l’institution surenchérit sur le caractère de contrôle des trajectoires. Elle ne laisse pas de droit réel à l’erreur, c’est-à dire à l’errance intellectuelle, à la recherche et au tâtonnement, à l’exploration et à l’expérimentation. Le plus souvent, elle véhicule l’idée de difficultés scolaires dues au manque de travail « personnel » ou au manque de méthode, sans prendre en compte la nécessaire ré-élaboration des savoirs, la révision critique des contenus désormais erronés, et donc la part de risque, d’aventure intellectuelle, de déconstruction et de doute que cela implique. La tradition pédagogique issue de Bachelard devrait pourtant nous y sensibiliser.
Le schéma de transmission de connaissances évaluées lors d’une restitution ne fonctionne absolument pas à l’épreuve de philosophie. Les sujets d’examen comportent désormais une référence aux programmes, mais ils intègrent également au moins (souvent dans la forme verbale) une notion que le candidat doit se charger de définir et de saisir dans ses variations, voire sa problématisation, sans quoi il se prive de ressources importantes pour la dynamique de sa réponse. On peut le regretter ou le condamner, au nom de l’évaluation injuste des élèves sur ce qu’ils n’ont pas appris, ou on peut le valoriser, mais l’enseignement et l’examen de philosophie exigent de se préparer à affronter l’inconnu, ce que l’on n’aura sans doute pas défriché avec l’enseignant.
Dans votre expérience de Cinéphilosophie, vous évoquez la nécessité, pour les élèves, de construire un accord sur la dimension narrative des scènes visionnées et l’importance requise par la sensibilité et l’affectivité au regard des personnages : est-ce à dire que l’enseignement de la philosophie doit accepter de faire ce long détour, pour aborder avec succès l’analyse conceptuelle ?
Quand s’achève le visionnage d’une scène, un premier constat s’impose : ce que l’enseignant postule comme compris ne l’est absolument pas de manière partagée, et avant de réfléchir à ce que nous avons vu ensemble, encore faut-il passer du film vécu (éprouvé en silence et affectivement, donc de manière en grande partie passive) à sa mise en mots et en commun. Cela permet de s’assurer d’un partage collectif, mais aussi de ce qui est priorisé : tel élément de dialogue, prise de vue, aspect narratif, dimension sonore ; et de relever différents niveaux d’analyse et d’intégration des éléments (détail convergent ou dissonant, nuance, silence, etc.).
Ce premier point permet d’explorer d’autres dimensions, qui se sont imposées : une sensibilité à ce qui était vu, perçu, ressenti par les spectateurs. En travaillant sur les enjeux narratifs, sans chercher à interpréter les éléments analysés, on met à jour des projections imaginaires, qui mettent en œuvre l’implicite. L’étirement temporel du film, analysé scène par scène, fonctionne comme un révélateur des pensées inaperçues. L’apparente passivité sensible et affective, intègre en réalité mémoire et anticipation, comme le dirait Bergson, et toute une activité de production et de construction de sens à partir d’éléments sensibles et informatifs.
Du point de vue de l’enseignant, l’objet commun ne fait pas fond sur les différences culturelles des élèves et sur l’allusif ou l’implicite. Le film fonctionne comme métonymie d’une réalité qui tisse sensations et significations dans une complexité accessible. Ce travail de partage devrait se pratiquer davantage dans nos cours. Quant à savoir s’il fonctionne comme une condition de possibilité de la philosophie académique… Ce que j’expérimente en amont de la terminale irrigue ma manière de faire cours, et de construire un autre rapport à la philosophie, non instrumentalisé par les épreuves du Bac. L’un des « risques » est de travailler davantage le philosopher que la philosophie et sa validation scolaire ; mais en contrepartie, on y gagne d’autres entrées dans l’écriture philosophique, où les élèves me semblent philosopher bien davantage que lors d’exercices académiques. Pas tant d’ailleurs par la dimension ludique de l’approche, que par le caractère inductif de la démarche, du particulier au général, alors que nos cours font trop souvent l’inverse.
De ce fait, l’analyse conceptuelle découle d’un questionnement, d’un problème ou d’une ambiguïté ; elle devient nécessaire, et non un arbitraire dont l’enseignant seul perçoit a priori l’enjeu. Le sens de la situation, dramatisé dans la narration, prend acuité et intensité. Le film me semble très propice à une approche du philosopher qui soit celui des élèves. Certains m’ont d’ailleurs avoué être surpris de ne plus pouvoir regarder les films de la même manière, avec un sentiment mêlé de reproche de « manipulation », et de reconnaissance de les avoir formés. La démarche se poursuivra mieux hors de l’école et après le baccalauréat qu’ils en revendiquent le transfert vers des films de leur choix, mais aussi vers le réel. Les ressorts identificatoires portés par le mythe, selon Serge Boimare, fonctionnent à plein dans la mesure où les films présentent des situations vécues et, par un effet de mise à distance, permettent d’inscrire le philosopher dans le quotidien. N’est-ce pas l’un des enjeux de notre enseignement, de leur permettre de philosopher selon leurs besoins ?
Je ne crois pas qu’il s’agisse de longs détours, mais plutôt de potentialités, de virtualités que j’ai découvertes et que je m’efforce de cartographier, et de faire partager. Il y a d’ailleurs bien d’autres terra incognita et d’explorations possibles ! Je milite pour que nous mutualisions ces pratiques afin de créer une véritable culture professionnelle, pas pour que mon expérience soit généralisée. L’expérience ne se généralise d’ailleurs pas.
Considérez-vous, au final, que l’enseignement de la philosophie devrait tendre vers une forme d’activité plus libre scolairement, sans obligation ni évaluations ? Au risque d’une dévalorisation radicale ?
Encore une fois, il m’est très difficile de répondre de manière générale.. Je sais quel long travail de « dé-normalisation » j’ai mené, quelle explorations et quels doutes j’ai traversé et traverse encore, mais je reste extrêmement surpris de l’interdiction que ressentent les collègues à prendre le large vis-à-vis du programme et de l’examen formaté. Ils ne s’autorisent que très peu, trop peu.
Nous vivons tous (élèves et enseignants) l’injonction paradoxale du « sois libre (en m’obéissant) ». Mais la libération vis-à-vis de certaines normes ne se décrète pas, elle se travaille dans la durée, par des bougés qu’on ne maîtrise pas a priori, mais qu’il faut réfléchir a posteriori. Il est paradoxal que les enseignants de philosophie, qui revendiquent la réflexivité comme spécificité disciplinaire, soient si peu des praticiens réflexifs !
Sur la question de l’évaluation, il faut préciser et distinguer. Le caractère obligatoire de l’enseignement de la philosophie a-t-il véritablement la force que l’on croit ? Il est lié au statut du Baccalauréat. S’il devenait optionnel, cela réglerait-il le problème ? Cette question terrorise la corporation : environ 500 000 candidats à l’examen aujourd’hui en France, et moins de 5000 élèves en Grande Bretagne où l’enseignement est optionnel ; 4500 au niveau première et 2500 l’année de fin d’étude secondaire (cf. Serge Cospérec, Colloque sur l’enseignement de la philosophie, Amiens Décembre 2013).
Faut-il alors renoncer au Bac ? L’enseignement, sur le long terme, en amont de la terminale, m’a donné la conviction que c’était non seulement possible, mais souhaitable : enrichissant dans notre connaissance des élèves et des processus de sélection dont ils font l’objet et dont nous héritons en terminale, et surtout favorable aux élèves dans la construction de leur capacité réflexive, analytique et synthétique. Ce bac devient le plus souvent prétexte à ne pas philosopher, à vouloir savoir sans apprendre, et éloigne de l’essentiel de ce qui devrait se jouer dans notre enseignement.
La question de l’évaluation dépasse celle de l’examen. La diversifier, sortir d’une institution de contrôle[1], me semble nécessaire pour favoriser un autre rapport à l’institution et au savoir, autant pour les acteurs que pour les bénéficiaires du système éducatif. L’évaluation doit permettre d’apprendre, or elle fait souvent obstacle. Je militerais volontiers pour une évaluation qualitative, qui se passerait des notes et de leur comparatisme pervers, et pour le retour sur travaux qui permet d’élaborer dans la durée, valide les apprentissages et l’acquisition de compétences. On peut très bien évaluer, et même bien mieux, sans note. Mais l’institution exige des moyennes trimestrielles dont elle feint de savoir à quoi elles correspondent. Il y a une hypocrisie généralisée, de prétendre savoir ce que cela mesure, signifie et valide. Cela freine ou interdit les tâtonnements, les lenteurs comme les accélérations, et interdit concrètement le droit fondamental à l’erreur, si nécessaire pour apprendre.
Il faudrait avoir le courage d’un véritable chantier du métier, de promouvoir des expérimentations très diverses, leur évaluation et leur diffusion. Autrement dit : partir des savoirs et compétences que développent les enseignants, plutôt que de chercher à réformer d’en haut, en les infantilisant. Expérimenter n’aurait rien d’une « dévalorisation » de la discipline, mais contribuerait à la revaloriser. La question du baccalauréat cristalliserait alors moins les enjeux, et des perspectives alternatives pourraient voir le jour.
Propos recueillis par Jeanne-Claire Fumet
Rémy David est professeur de philosophie à Nîmes (Gard). Formateur à la Fédération Nationale des Francas de 1993 à 1996, il a enseigné en lycée traditionnel puis au Clept jusqu’en 2010. Il a participé au collectif « Enseigner autrement la philosophie » qui organise des journées d’études depuis mai 2013. Promoteur de projets de philosophie avant la Terminale, en mode inter ou transdisciplinaire, il a aussi mené des activités en milieu carcéral. Il est l’auteur de plusieurs contributions dans la Revue Diotime, et les Cahiers pédagogiques, et d’interventions dans des colloques du Collège International de philosophie (CIPh), du Clept, des Nouvelles Pratiques Philosophiques de l’UNESCO. Il est également intervenu en formation IUFM des CPE et a mené un cycle de cours en L3 de sciences de l’éducation à Grenoble.
[1] . Cf. le petit Post-scriptum de Gilles Deleuze sur la question in Pourparlers ou la Conférence à la Fémis du 17/05/1987, « Qu’est-ce que l’acte de création ? »
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