Par Jeanne-Claire Fumet
Comment un éditeur de manuel scolaire peut-il concrètement aider les professeurs de philosophie dans leur tâche au quotidien ? En venant dans leur classe, les regarder travailler et discuter avec eux de leurs pratiques et de leurs besoins, estime Marie-Alix Séguy-Duclot, conceptrice de manuels de philosophie chez Belin. Alors qu’on tend à reléguer le manuel au rayon des accessoires périmés, face aux ressources sans limites d’internet, elle cultive une autre vision de l’outil pédagogique : l’équilibre entre ressources numériques et support papier trouve selon elle sa juste mesure dans un diagnostic fin de la situation de classe. Agrégée de philosophie, elle n’hésite pas à prendre place parmi les élèves pour éprouver, comme un luthier écoute le son d’un instrument de concert, les réglages nécessaires aux ouvrages qu’elle réalise. Une démarche originale au plus près du réel.
Comment l’idée vous est-elle venue d’une expérience d’immersion dans une classe ?
Ma démarche, au départ, vient d’un sentiment d’insatisfaction : l’impression de ne pas comprendre les contraintes réelles du quotidien d’un professeur de philosophie dans sa classe. Comme si toujours quelque chose échappait, au sein même du récit recueilli auprès des enseignants avec lesquels je travaillais ou que je côtoyais comme auteurs. En me rapprochant, en venant vivre l’expérience de la classe au lycée, je voulais prendre conscience des milliers de petits détails qui font le merveilleux et la dureté de ce métier. Après avoir tellement entendu que les manuels étaient des outils sinon inutiles, au moins pas vraiment satisfaisants, parfois superflus et sans grand intérêt, d’autant qu’internet est désormais une source où l’enseignant peut puiser largement, je voulais réfléchir à une manière d’innover qui soit réellement utile.
Avez-vous trouvé facilement des enseignants prêts à vous accueillir dans leur classe ?
Je n’ai pas rencontré de difficultés : plusieurs ont accepté facilement la démarche. Beaucoup sont à la recherche d’innovations, créent des choses et cherchent des solutions. Ils estiment qu’il y a beaucoup à faire. Je n’ai rencontré ni étonnement, ni réticence de leur part, mais plutôt une sorte de soulagement : ils se disent très contents de pouvoir échanger sur le quotidien de leur métier, sans méfiance ni peur d’être jugés.
C’est un processus long. Je souhaite que l’expérience se prolonge, pour être vraiment en phase avec la profession. J’envisage un travail de longue haleine avec une équipe d’enseignants de philosophie, à la rentrée.
Assister à des cours vous permet-il de mieux repérer les difficultés des élèves ?
Me mettre physiquement à la place d’un élève, au milieu d’eux, me permet une prise de conscience très particulière : voir combien ce programme, à la fois passionnant et exigeant, pris dans un contexte de temps et de moyens très resserré, peut avoir d’étouffant pour un élève. C’est assez paradoxal : cela me permet de ressentir, à hauteur d’élève, la longueur d’un texte, sa difficulté, le manque d’évidence de ses articulations et de son sens… Ce qui peut sembler un plaisir, lorsque l’on est familiarisé avec la philosophie, apparaît alors comme un obstacle gigantesque. Le dénuement, le sentiment d’écrasement que peut ressentir un élève, m’apparaît pleinement parce que je suis à côté de lui. Cela donne une grande acuité du décalage qu’il peut y avoir entre un propos passionnant, limpide et la douleur qu’il peut susciter chez l’élève. J’y trouve une forme d’urgence à chercher une manière de rendre la marche moins haute et faire que l’envie d’apprendre soit facilitée.
Comme je suis moi-même agrégée de philosophie, mais que j’ai très peu enseigné, je peux à la fois sympathiser avec le propos du professeur, me mettre pleinement à son écoute, et rester extérieure à la posture d’enseignement. Cela me permet de mieux percevoir les difficultés de part et d’autre.
Vous pensez qu’un manuel peut encore aider efficacement la pratique du professeur ?
Dans cette démarche, je suis portée par la passion de communiquer, et puis aussi par ce goût de laboratoire : comment essayer de résoudre cette grande difficulté de transmission d’un savoir dont l’enjeu est absolument fondamental mais qui risque d’être mis en danger si ce décalage n’est pas surmonté.
J’ai la chance de travailler chez un éditeur qui est très impliqué dans les éditions numériques. C’est ce contexte qui me permet d’aller de l’avant et d’avoir cette ambition pour inventer de nouvelles solutions. Entre le manuel papier et ses extensions numériques, il n’y a pas d’opposition mais une évolution et une complémentarité très grande : le livre reste un noyau autour duquel peuvent jouer beaucoup d’autres outils. Ce qui est très frappant, par exemple, dans la prise de conscience que l’on a au sein de la classe, c’est un problème de rythme : quand un professeur enchaîne des raisonnements avec facilité, sans avoir besoin de lire ses notes, on ressent chez l’élève un besoin de respirer. Faire gagner des moyens pour aller à l’essentiel sur le contenu, c’est aussi permettre d’aménager des temps de respiration, de tenir compte des difficultés lexicales, d’introduire des moments propédeutiques qui intègrent ces nécessaires ruptures de rythme et qui aplanissent des difficultés – qui ne sont peut-être pas toutes essentielles, en desserrant l’urgence du programme.
Que voyez-vous pendant le cours, que les élèves ne voient pas ?
Ce qui est étonnant, c’est que le professeur est déjà très créatif : je perçois toute l’ingéniosité qu’il met à réexpliquer différemment les notions, à donner un exemple, à inviter l’élève à répondre à la moitié d’une question. Je le perçois à la manière d’un acrobate qui doit à la fois maintenir le contact avec sa classe, garder le fil d’un raisonnement qui est complexe. Cela, les élèves ne le perçoivent pas : pris dans cette difficulté paralysante pour leur écoute, ils ne se rendent pas compte de ce travail qui est fait vers eux. Ce qui me donne envie d’aider le professeur à parvenir à ses fins !
Quelle serait pour vous la manière idéale de construire un manuel ?
Ce serait d’avoir la possibilité de tester des fragments de manuel, de faire un cours dialogué avec des enseignants, en temps réel. Ce serait passionnant !
Propos recueillis par Jeanne-Claire Fumet
Sur le site du Café
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