Une question : le numérique aurait-il réveillé la question pédagogique qui doucement s’endormait ? A regarder le nombre impressionnant de liens faits entre les deux, on ne peut que constater une relation. Ces liens se font non seulement dans les discours (cf. JM Fourgous ou V Peillon), mais aussi dans les actes (Mooc, classes inversées etc.). Les connaisseurs de l’histoire de la pédagogie, et aussi du numérique, constatent cependant que ce qui apparaît comme nouveau ne l’est que par rapport aux actions en cours mais pas en regard de l’histoire. Ainsi de l’enseignement mutuel à la classe inversée, ou encore de Usenet au web 2.0, dans les deux cas on observe une résurgence de pratiques antérieures, actualisées, amplifiées, facilitées. Si le numérique est le plus récent, ce descendant social de l’informatique a réussi à réveiller une belle endormie pédagogique.
La pédagogie a-t-elle été si endormie qu’on ait besoin de la convoquer et de la réveiller en lien avec le développement du numérique ? A regarder l’enseignement supérieur, on peut largement le penser, en particulier si l’on analyse la période 1968-2000 (rappelons-nous l’éphémère Vincennes). Pour l’enseignement scolaire, les choses sont un peu différentes, mais la montée des procès contre les pédagogues est révélatrice de ce réveil. Philippe Meirieu avait bien tenté en 1998 de relancer la question en partant de la grande enquête (celle, importante et sérieuse, qui avait largement précédée le tour de France de Richard Descoings) auprès des lycéens et qui avait débouché sur les TPE. Mais son travail pédagogique a rapidement été mis de côté, le numérique devenant presque un écran à ces réflexions pédagogiques d’alors.
Trois situations où le numérique impacte la pédagogie
Pour le dire autrement, chaque enseignant se rend bien compte qu’introduire des moyens numériques va influencer sa manière de travailler. Quand on dit introduire le numérique, on peut considérer trois états : l’enseignant pour lui-même, l’enseignant pour ses élèves, les élèves à la demande de l’enseignant. On pourrait affiner ces états, mais on se contentera de ces trois-là pour illustrer en quoi le numérique réveille la pédagogie. Rappelons ici une définition large de la pédagogie comme englobant toute pratique qui vise mettre en place des situation destinées à faire acquérir des connaissances.
– situation 1, l’enseignant utilise le numérique pour lui-même en dehors de son temps d’enseignement. L’accès à des ressources nouvelles, les échanges en ligne avec les pairs ou même la simple consultation des sites des autres collègues qui ont les mêmes enseignements est un moyen de réflexivité et peut-être de réflexion. Quand je vois ce que les autres font (avant le web, c’était beaucoup plus difficile et rare), je me compare et me nourris de ce qu’ils proposent. Non pas que je reprends tel-quel leurs manières de faire, mais cela m’invite à faire évoluer ma pratique. Même si cela est souvent modeste et simple, c’est un terreau à ne pas négliger.
– situation 2, l’enseignant utilise le numérique dans sa classe devant les élèves. Le plus souvent une pédagogie expositive est le premier pas, mais cette pratique va vite susciter des interrogations pédagogiques : comment mettre à profit ces supports multimédia et variés pour enrichir le travail quotidien. C’est dans le choix des supports et la manière de les faire travailler par les élèves que des évolutions pédagogiques ou didactiques vont pouvoir apparaître. Contextualiser les notions travaillées en les situant dans leur mise en œuvre concrète. Faire manipuler par les élèves les supports dans un aller-retour entre travail individuel et travail collectif (petit groupe puis grand groupe). Si une interactivité est possible avec l’afficheur (TBI, VNI et autres écrans tactiles interactifs) il est possible d’imaginer encore d’autres pratiques. Toutefois la limite du « un pour tous » est vite atteinte et le « tous pour un » est bien difficile à obtenir si la stratégie pédagogique, hors numérique n’est pas mise en place. L’affordance générale des systèmes de visualisation collective rejoint un imaginaire propre à la manipulation des foules : la fascination de l’image. Il y a pourtant bien longtemps que cette question a été évoquée (M. Tardy en 1966, G. Jacquinot en 1981, entre autres) amenant à observer que cette force supposée de l’image est un piège, tant sa polysémie pose de questions, dès lors que l’on veut en approfondir le sens.
– Situation 3, l’enseignant fait utiliser le numérique par ses élèves. Ordinateur fixe, ordinateur portable, tablettes, smartphones, chacun de ces objets possède des spécifications différentes qui chacune ont amené les enseignants à tenter d’imaginer des évolutions pédagogiques. On notera que dès les premiers pas de l’informatique dans la salle de classe, les enseignants habitués des pédagogies actives, du travail en atelier, différencié, en petits groupes y ont vu un gisement de potentiels pour enrichir l’enseignement. Là encore les premiers pas ont été hésitants, se contentant bien souvent d’aller vers les entraînements et la répétition. Mais très rapidement (cf. un ensemble de vidéos présentées dès 1997 par le CNDP d’alors) la possibilité de rechercher, de communiquer, de produire sont venues appuyer les projets des enseignants du primaire comme du secondaire.
La pédagogie, otage du numérique ?
Comme nous venons d’essayer de le montrer, l’usage du numérique par les enseignants et par les élèves est un facteur d’accompagnement de l’éveil pédagogique et didactique. L’adossement de la nouveauté technologique à la nouveauté pédagogique est un classique ressassé depuis de nombreuses années. Mais c’est un classique des discours, pas des faits, comme le confirment encore les enquêtes de la DEPP sur les collèges préfigurateurs et connectés, ou encore l’enquête Profetic. On pourrait alors considérer que l’informatique n’a pas réveillé la pédagogie, mais l’a prise en otage pour mieux se promouvoir en contexte éducatif. C’est probablement ce fait qui est la source d’une méfiance bien ancienne de la part du monde éducatif vis à vis de certains progrès techniques. D’ailleurs, à voir la collusion entre certains enseignants/formateurs grands utilisateurs du numérique avec les marchands de ces moyens on peut s’interroger sur la persistance de ce discours brouillé. Une observation plus fine du quotidien des classes permet de montrer que c’est aussi le réveil de la question pédagogique qui pose question. On l’a vu dès le début des années 2000 avec le B2i et son approche transversale et par compétences. On est en train de l’observer plus généralement dans certaines pratiques quotidiennes des appareils personnels des élèves pendant les cours. On l’observe aussi dans les communications multiples qui se développent dans les établissements et au-delà, entre enseignants, élèves et autres personnels. Cela n’est pas forcément spectaculaire, comme certaines innovations primées, mais c’est suffisamment significatif pour mettre en évidence un lien entre appropriation des technologies et pratiques professionnelles des enseignants.
Là où les choses se compliquent c’est le carcan scolaire. L’arrivée de la classe inversée dans l’espace médiatique met bien en évidence l’intérêt perçu de ce réveil pédagogique, mais aussi des limites auxquelles se heurtent ses acteurs au quotidien. L’imaginaire scolaire (cf. le dernier livre d’Anne Barrière sur les « malaises enseignants ») est un poids important qui limite forcément toute dérogation aux classiques. Les enseignants rêvent de l’engagement de leurs élèves avant l’arrivée en classe pour rendre celle-ci plus riche. Mais ils doivent développer des stratégies variées pour y parvenir, c’est d’ailleurs ce qui fait les différentes formes d’inversion que l’on observe. Souhaitons, au-delà des effets nouveautés médiatiques de ces pratiques, qu’elles soient le signal du réveil de la question pédagogique. Au sein d’un établissement, c’est un moyen d’engager des discussions sur ce que signifie apprendre, et donc enseigner. Alors pourquoi s’en priver ?
Bruno Devauchelle