« Qui doit se charger du numérique dans l’École ? « Cette question de Laurent Petit , professeur en sciences de l’information, ouvre le séminaire « numérique et nouveaux enjeux de la formation », organisé par l’Espé de Paris le 6 février. Tout de suite arrive la question suivante : et pour quoi faire ? Âmes sensibles passez votre chemin ! Eric Bruillard, Georges Louis Baron, Bruno Devauchelle et Olivier Grugier éclairent les enjeux du numérique à l’École. Il décapent les nombreux mythes qui entourent l’informatique. Pire, ils relativisent les enthousiasmes…
Le numérique pris dans les invariants de la classe
« Il n’y a pas de pédagogie numérique. Il n’y a pas d’école numérique ». Professeur d’informatique à l’ENS Cachan, Eric Bruillard suit l’arrivée de l’informatique, puis du numérique, dans l’éducation depuis 25 ans.. « Et depuis 25 ans on repose les mêmes questions ».
À l’en croire, il y a une certaine fatalité dans les relations difficile du couple école et numérique. « Larry Cuban a montré qu’il y a des cycles dans les usages des technologies en éducation. Au début il y a plein de promesses. Puis viennent les désillusions jusqu’à l’arrivée d’une nouvelle technologie ».
C’est que l’École a ses lois, ses invariants. « C’est une activité sociale qui a des buts et des valeurs sociétales ». L’obstacle majeur à l’introduction d’une technologie, comme le numérique, c’est la classe. « Le rôle de l’enseignant c’est que les enfants apprennent. La nouvelle technologie complique tout ».
À moins qu’elle ne perturbe pas le contrôle de la classe et qu’elle soit facilement utilisable dans les situations de cours. C’est le cas par exemple de la photocopieuse ou du vidéoprojecteur, deux technologies qui ont tout de suite trouvé place dans l’école
Les 4 rôles du numérique
Il revient sur les rôles du numérique en éducation. Il peut être un objet d’enseignement et devenir une discipline scolaire. Mais c’est difficile de faire apparaître une discipline dans l’univers scolaire. Il faut trouver les spécialistes et définir le curriculum. « L’informatique est entrée dans les programmes de l’école, du collège et du lycée, mais avec beaucoup de choses optionnelles et des interrogations sur ce qui se fait dans la classe ».
Second rôle du numérique : être une technologie éducative. « Le ministère promet que c’est une technologie meilleure que les autres et que ça va changer l’éducation. Il rogne la liberté pédagogique. Mais en général c’est pour changer autre chose. Et finalement c’est perçu comme dangereux », explique E. Bruillard.
Troisième rôle : une technologie qui change l’accès à la production de documents. « Dans ce cas le numérique devient transversal. La question, c’est qui va prendre en charge cet enseignement. Ce sont les disciplines faibles qui en sont chargées ». E. Bruillard donne en exemple l’enseignement du traitement de texte. Il aurait pu être enseigné en cours de français. Mais finalement c’est le professeur de technologie ou le professeur documentaliste qui s’en charge…
Le 4ème rôle du numérique est le plus ambitieux : l’intégration du numérique dans les disciplines. Il faut alors construire le curriculum dans chacune.
Qui légitime ?
Dans tous les cas l’enseignant a besoin d’une panoplie de ressources plus importante qu’avant, pratiques et légitimées. La question de l’accès aux ressources devient prioritaire pour Eric Bruillard, en lien avec celle de la légitimation. Et ce souvent les pairs qui légitiment : c’est le rôle des innombrables sites de partage des enseignants.
Concours ou option ? Qui enseigne ?
Mais qui va enseigner ce numérique ? Un autre routier de l’informatique, Georges Louis Baron, professeur en sciences de l’éducation à Paris Descartes, essaie d’interpréter la machine éducation nationale pour voir comment elle peut répondre à cette question..
« La création d’une discipline peut être très longue », rappelle-t-il. « Il faut un consensus social et politique et un accord sur le curriculum ». Plusieurs scénarios sont possibles. L’appel au secteur privé pour l’initiation informatique, déjà bien à l’oeuvre à travers le périscolaire. L’ouverture de concours spécifique : processus long. Plus rapidement la création d’options dans des concours existants lui semblent plus probables.
Robots : une nouveauté ?
Quoi enseigner ? GL Baron et Olivier Grugier rendent compte de l’étude DALIE sur l’utilisation des robots en maternelle et élémentaire.
« Même de très jeunes enfants sont capables de programmer avec de petits objets », explique GL Baron. « Ils en sont aussi capables sans objet, avec Scratch junior ».
Ainsi s’enseigne avec les nouveaux programmes la programmation et la pensée logique. Une initiative qui semble révolutionnaire et pleine de promesses. Mais qui nous ramène à la tortue logo des années 1980. Qui a dit : « Depuis 25 ans, on repose les mêmes questions » ?
Le numérique ne s’enseigne pas mais s’apprend
Bruno Devauchelle a soulevé la question de l’informel dans la construction des compétences numériques des enseignants et l’écart avec la formation traditionnelle (stages séminaires, etc.). Soulignant le développement de plus en plus important des formations en établissements (intra), il a mis en évidence ce mouvement qui tend à rapprocher de plus en plus la formation des contextes de mise en oeuvre. Pour Bruno Devauchelle, la formation aux compétences liées au numérique ne peut se développer si les contextes d’usage ne sont pas pris en compte. Rappelant la difficulté de nombreux enseignants à partir en formation, il a aussi mis en évidence l’importance de l’engagement de celui qui se forme. L’exemple des participants aux Moocs met bien en évidence l’écart entre participants : ceux pour qui le contexte personnel et professionnel est motivant n’ont pas de problème pour aller jusqu’au bout de la formation proposée. Cela soulève bien sûr la question de la capacité d’autoformation des enseignants au sujet de laquelle on peut s’interroger en regard de leur habitude de « l’apprentissage par instruction ».
Pour terminer son propos Bruno Devauchelle a mis en évidence l’importance de travailler de manière avancée sur la compétence des enseignants à mettre en système ce qu’il nomme les quatre langages : celui de l’informatique, celui de l’ergonomie, celui de l’information et celui de la communication (voir son article dans TDC de Juin 2016).
Une plateforme de partage de pratiques
Après cette approche, le DANE de Paris, Philippe Taillard a conclu ces présentations en proposant d’expliquer précisément la stratégie mise en place basée sur quatre principes. Trois grandes étapes pour piloter : inspirer, former, accompagner. Le deuxième principe est celui des contenus qui doivent être disciplinaires puis pédagogiques puis culturels. Le troisième principe concerne les modalités de formation qui articulent le présentiel, le distanciel et l’autoformation. Enfin le quatrième principe concerne la conduite du changement qui pour lui doit s’effectuer d’abord en groupe, puis en pluridisciplinarité ou en interdegré et enfin s’inscrire dans une dynamique de réseau.
Enfin il a présenté, à titre d’exemple la plateforme « videolib » qui permet à chaque enseignant de déposer une vidéo de sa pratique pédagogique ou didactique du numérique. C’est l’une des pistes d’actions que préconise la DANE : ouvrir les pratiques des uns au regard des autres. Il faut bien sûr signaler que les inspections sont aussi concernées par ces formations et qu’un dispositif spécifique initialement amène les inspecteurs à mieux connaître les pratiques des enseignants
Laurent Petit, professeur d’information communication à l’ESPE de Paris et organisateur de la journée, l’a conclue en rappelant l’importance de former des praticiens réflexifs et d’inviter les acteurs de la formation à se mettre d’accord sur les enjeux majeurs qui attendent l’école demain et qui ont été mis en avant par certains intervenants.
François Jarraud et Bruno Devauchelle