Par Lucie Gillet
« Depuis le 1er janvier les poules pondeuses européennes ont plus de place. Elles passent de 550 à 750 cm2. Au même moment, une collègue de grande section de maternelle accueille 32 enfants dans 40 m2 : 1,25 m2 par enfant. Il n’y a plus de coin jeux, plus de déplacements possibles, plus d’échanges. Et demain avec les suppressions de postes la barre du taux d’ouverture des classes va monter encore. Il est temps de se poser la question du bien-être des enfants ! ». Christine Lemoine est une enseignante expérimentée qui anime depuis des années un site réputé dans la communauté des enseignants de maternelle. Elle précise qu’elle même n’a qu’une vingtaine d’élèves. Mais ce qu’elle voit autour d’elle l’effare. Et elle ne veut pas se taire.
Officiellement, d’après PISA, la France compte 19,7 enfants par adulte en maternelle, soit 7 de plus que la moyenne de l’OCDE (12,6). Un seul pays de l’OCDE dépasse la France, c’est le Mexique. L’Allemagne , l’Italie, la Finlande tournent autour de 11 enfants par adulte et les Etats-Unis en comptent 13.
« Ca augmente », signale Christine. « Aujourd’hui, si un enseignant est malade, on accueille ses élèves et on se retrouve 38 en classe faute de remplaçant. Un enseignant malade et c’est la fin de tout enseignement dans toute l’école ». A la prochaine rentrée le nombre d’enfants par classe devrait encore augmenter. Ainsi dans le Gard, l’inspection académique annonce que le seuil va passer de 28 à 31 élèves en maternelle.
Maltraitance. « Observez des enfants de 3 à 4 ans. Regardez les courir, jouer. Enfermer un enfant de cet âge dans un petit espace est une grande violence », nous confie Christine. « Ces enfants ont besoin d’être sécurisés par un adulte. Au delà de 25 ce n’est plus possible. L’anxiété monte et se heurte à l’agressivité des camarades. Ca devient violent, les apprentissages ne sont plus possible ». Christine s’indigne de la différence avec les garderies où la loi impose un adulte pour 8 enfants. « On devient des rouages d’une machine de maltraitance envers les enfants. On ne reconnaît pas l’affectivité des enfants. On ne les respecte pas ».
Des seuils vitaux. C. Lemoine propose de fixer des seuils vitaux. « Il faut fixer un nombre de mètre carré par enfant minimum. Si on peut le faire pour les poulets on doit pouvoir le faire pour les humains ». Il faut aussi un nombre d’élèves par enseignant pour permettre les apprentissages et la sécurité affective des enfants. Le maximum c’est 25. »
Parler vrai. La force de C Lemoine c’est sa sincérité, le respect de l’enfant et la simplicité du raisonnement. En quelques heures son appel spontané est en train de faire le tour de la toile des enseignants. On n’a probablement pas fini d’en parler.
Le blog de C. Lemoine
http://maternailes.net/leblog/index.php?post/2012[…]
Inventaire avant fermeture
Isabelle Blondet-Hamon
Ils sont vingt.
Ils ont quatre ans.
Ils arrivent tous les matins dans ma classe, accompagnés par leurs parents, petits garçons et petites filles aux yeux encore ensommeillés pour certains, déjà pétillants pour d’autres, pleins de confiance pour tous.
Confiance en moi, leur maîtresse, vingt-cinq ans de métier dont quinze en école maternelle, nouvellement affectée à la dernière rentrée dans cette école de Tours, 3 classes maternelles, 5 classes élémentaires, deux structures administrativement fusionnées, économie d’un poste de direction oblige.
Ils se prénomment Ahmed, Samy, Théophile, Louise, Sofiane, Léandre ou Zaïna. Ils ne le savent pas, leurs parents non plus sans doute, mais ils ont de la chance, beaucoup de chance pour cette année scolaire de leurs quatre ans, leur année de moyenne section.
Leur maîtresse est heureuse de les retrouver chaque jour, de venir travailler, les faire travailler avec autant de plaisir que de bonne humeur. Elle a de la chance elle aussi, sauf qu’elle … elle sait pourquoi.
Elle sait que cette satisfaction quotidienne ne doit rien au hasard. Pas plus qu’à une solidité individuelle particulière – à l’inverse de cette fameuse fragilité individuelle toujours invoquée lors de suicides d’enseignants sur leur lieu d’exercice, une expression commode pour évacuer l’onde de choc d’un acte tragique, éviter d’investiguer des conditions de travail calamiteuses. Non, pas de hasard ni de qualité singulière, pas même l’expérience, pour expliquer ma satisfaction à retrouver cette classe tous les matins.
Dans laquelle j’ai le sentiment profond, intense, de réaliser un travail de qualité. Le travail que j’ai choisi (j’oserais dire la mission, si je ne craignais d’être un peu emphatique) : le métier de passeur, transmettre des éléments de culture et d’apprentissages pour participer à la construction de petits d’hommes, avides de tout ce qui peut les aider à grandir, s’élever ; être une parmi tous ceux qu’ils rencontreront, parcours scolaire et hors scolaire confondus, sur laquelle ils peuvent, jour après jour, s’appuyer afin de bâtir les strates de l’être qu’ils seront plus tard. Sans les bousculer, sans les abîmer. Dans la sérénité, le respect de ce qu’ils sont, d’où qu’ils viennent, qui que soient leurs parents, dans la patience et aussi la jubilation.
Vous me rétorquerez que je n’ai toujours pas répondu à la question, pourquoi cette félicité, ce nirvana pédagogique en ces temps maussades où le paysage scolaire s’obscurcit au point de n’y plus distinguer nulle ligne d’horizon ?
La réponse est courte, tient en une phrase, et je sens bien qu’elle va décevoir.
Parce qu’ils ne sont que vingt.
Parce qu’à vingt élèves pour deux adultes (enseignante et Atsem, précieux personnel municipal d’aide matérielle et éducative), nous sommes dans une véritable situation de classe, où les apprentissages peuvent réellement profiter à tous. Pas trente ou plus, seulement et déjà vingt.
Enfin, vingt.
Une situation dont on a complètement perdu de vue qu’elle devrait être la règle et non l’exception, comme je me tue à le répéter à des collègues envieux, vaguement jaloux, « Ah tu n’en as que vingt ? Ca se trouve encore ? »
Rassurez-vous mes collègues, cela restera une exception, une parenthèse vite refermée dans ma carrière qui est loin d’être terminée, la retraite existera-t-elle même, d’ailleurs. La fermeture d’une classe dans l’école est déjà programmée pour la rentrée prochaine (la petite et la grande section fonctionnent également avec les mêmes effectifs de rêve). La carte scolaire décidant des postes pour l’année suivante, prévue en janvier, va bientôt faire tomber le couperet, c’est juste mathématique, et quasi automatique : on prend le nombre global d’élèves, on divise par le nombre de classes, on obtient un nombre souvent à virgule -un effectif à virgule contre des enfants en chair et en os, miracle des statistiques- en dessous d’un certain seuil, hop, on ferme, récupérant ainsi un poste d’enseignant, en maternelle d’ailleurs, le seuil est pratiquement inexistant, les enfants de deux ans par exemple (lorsqu’on peut encore les accueillir) ne sont, n’ont jamais été comptés dans les effectifs, qu’ils soient là tous les jours ou pas. 6 500 postes en moins en septembre 2012, 196 postes à rendre dans l’Académie d’Orléans-Tours, (ce qui veut dire qu’on les aurait pris ?) Révision Générale des Politiques Publiques se traduisant par le fameux credo martelé à l’envi « un fonctionnaire sur deux non remplacé »… et nous serons aussi en règle dans notre école avec une politique de sabordage systématique du service public. Entassons les élèves, ce ne sont après tout QUE des enfants.
Parents, vos enfants ne sont en réalité que des variables d’ajustement au sein d’un projet de société à courte vue, qui méprise l’humain pour ériger en valeur absolue le quantifiable, le comptable, le mesurable –des cibles, ai-je lu avec un frisson sur un document pédagogique interne récent, ni enfants, même plus élèves, des cibles, lorsque le jargon marketing contamine celui de la pédagogie… on est passé en quelques années du terme élève à celui d’ apprenant pour finir aujourd’hui par cible… Le glissement sémantique n’a rien de fortuit, il témoigne de cette vision de société. Sans plus de ligne d’horizon.
Car l’acte pédagogique est unique, ni quantifiable, ni mesurable.
Il ne peut se laisser enfermer dans une politique de « pilotage par les résultats », autre terme gestionnaire appliqué à une réalité tellement plus complexe. Nos responsables au Ministère ne savent conjuguer que le verbe « évaluer », nous l’avons toujours fait, mais dans cette politique de « pilotage », il s’agit quasiment de ne faire QUE ça, un pilotage-pilonnage surtout utile pour saborder un peu plus vite l’enseignement public.
Parce que c’est la somme de cette attention à l’unique, possible dans une classe à vingt, qui construit la confiance, l’énergie d’une classe. Confiance et énergie sans lesquels aucun apprentissage ne peut se faire dans la sérénité. Et tout apprentissage bâti à la hussarde, à la force du poignet, « à l’arrache » diraient les plus âgés des jeunes, parce qu’on n’a pas le temps, pour lui dont on voit bien qu’il n’a pas bien compris, pour elle qui n’est pas prête, pour lui aussi qui reste dans son coin, elle qui aurait juste besoin d’un peu plus d’attention mais pas le temps, ils sont trente, on pare au plus pressé, au plus urgent, oui tout apprentissage peut être construit sur du sable… et s’écrouler à la moindre difficulté, la moindre rupture.
Alors…
Je savoure chaque jour de classe passé en compagnie de mes vingt élèves.
Je prends le temps, puisque ce luxe, également hors de portée de nos jours, m’est octroyé par chance.
Refaire avec un enfant tout seul, tranquillement, l’exercice sur lequel il peine. Le réinventer autrement pour lui, dans l’instant.
Aider un autre à réaliser un puzzle en observant sereinement ses stratégies, comprendre ainsi comment il fonctionne, comment il apprend.
Terminer sans hâte un jeu de société (tant d’enfants sachant cliquer parfaitement sur une souris d’ordinateur ignorent comment on lance un dé)
Mener un petit groupe de quatre dans une recherche de matière, de couleurs en peinture, sans se presser.
Tout cela dans un volume sonore très raisonnable (On ne fait jamais taire complètement des enfants de maternelle, sauf peut-être lorsqu’on leur raconte une histoire, et encore), une circulation dans l’espace optimisée puisqu’à vingt élèves, on a de la place (autre corollaire du nombre réduit), donc on ne se bouscule pas, ne se heurte pas, donc on ne s’agace pas, on ne se fatigue pas les uns les autres, on passe tellement moins de temps en déplacements en tous genres (ah les escaliers 10 fois par jour avec une classe de quatre ans)… bref, une somme de petits plus d’où finit par émaner un énorme bien-être.
Un luxe en ce temps de misère scolaire.
Un rêve en une époque où les utopies sont à réinventer.
Ahmed, Samy, Louise et tous les autres auront 20 ans en 2027.
Leur maîtresse sera alors une vieille dame.
Qui aura rêvé les yeux grands ouverts avec eux en cette année 2011-2012. Revendiqué ce rêve comme étant la première réalité à accomplir si l’on voulait vraiment une grande et vraie école pour tous.
Et ne me parlez plus de la crise. Cet épouvantail que l’on nous agite en permanence pour démantibuler nos rêves, toute velléité même de rêve.
Parce qu’il faut rêver très haut, très fort, pour ne pas réaliser trop bas.
Et tomber.
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