Quelques questions vives sont apparues au cours des derniers mois, et le désir de chacune et chacun de retrouver l’état d’avant la crise montre que ces questions peuvent être douloureuses ou tout au moins délicates à traiter. Parmi celles-ci on peut citer : le lien famille-école doit-il être renforcé ? La relation enseignant élève(s) peut-elle être personnalisée ? La transmission supporte-t-elle toutes les médiations ? Un cadre formel est-il indispensable pour apprendre ? Comment trouver la bonne distance pour enseigner avec les moyens numériques ? Comment développer les compétences d’autonomie des jeunes dans un système formel ? Peut-on vraiment apprendre à la maison ? Quelle place pour l’économie et le commerce au service de l’éducation ? La place donnée au numérique ne doit-elle pas être repensée ?
Il y aurait bien d’autres questions à examiner bien sûr. Le point commun des questionnements actuels porte sur les formes de la transmission dans nos sociétés occidentales, deux siècles après l’institutionnalisation de l’école et quarante années après la généralisation progressive de l’informatique et de ses prolongements numériques dans toutes les sociétés. Le choc numérique vient de se révéler au grand jour au travers de la mise à distance obligatoire imposée par la situation sanitaire. Choc, parce qu’il concerne l’ensemble de nos modes de vie, de travail et bien sûr d’exclusions. Car s’il a pu rapprocher et éviter des ruptures pour certaines et certains, il en a créé d’autres. Mais ceci n’existe que parce que situé dans un contexte éducatif global, celui d’une société qui découvre qu’elle apprend tous les jours et quelle a été contrainte d’apprendre de l’expérience au cours de ces derniers mois.
Bien sûr le système scolaire est au premier rang. Non qu’il soit essentiel à la « rentabilité de la société », mais parce qu’il en est un rouage dont on ignorait l’importance économique indirecte. Il conditionne la vie de chacun de nous. Obliger les enfants à ne pas aller à l’école a déséquilibré la vie des familles de façon profonde. Cette période a eu le mérite de mettre en évidence d’une part ce que c’est que transmettre des savoirs formels (enseigner) dans un contexte informel (la vie de famille). Ainsi la séparation des « pouvoirs de transmettre » a-t-il été remis en question. C’est là que le lien numérique a apporté de manière très inégale des petits morceaux de solution à l’énigme de base de l’instruction telle qu’elle a été construite depuis plus de 200 ans. Progression des savoirs enseignés, progression par tranches d’âges, progression par disciplines de plus en plus séparées (spécialisation), progression pas un cadre organisationnel dont on ne soupçonnait pas le poids. Pour le dire d’une autre manière, le système scolaire s’est tellement incrusté dans nos vies que sa forme en disparaît comme une contrainte pesante et qu’il est une évidence non discutée… sauf par un évènement majeur, guerre, pandémie, etc. On peut, à cette occasion, s’interroger sur la vie des enfants des camps de réfugiés ou des enfants des migrants en recherche d’accueils…
L’instruction scolaire est tellement contraignante dans son organisation stricte que lorsque le cadre disparait, elle devient moins évidente : sait-on apprendre sans école ? Sait-on apprendre sans enseignants ? Peut-on apprendre de ses proches ? Peut-on apprendre par soi-même de la seule expérience ? Faut-il être avec les autres pour apprendre ? Peut-on se contenter des savoirs définis par les programmes, eux-mêmes définis par des « personnes autorisées » ? C’est avec la diffusion massive des moyens numériques, que s’impose une évolution qui avait été entrevue avec les précédents médias, celle d’une société dans laquelle la transmission passe par de multiples dispositifs et ne sont plus contrôlés par le seul pouvoir central. L’histoire des médias le confirme assez largement : cinéma, radio, télévision ont déjà donné lieu à des controverses dans le monde scolaire. Ces débats portaient d’abord sur les nuisances possibles de ces médias en regard de la santé et de la culture, alors que les promoteurs y voyaient parfois une opportunité pour la transmission des savoirs. Avec l’informatique, les débats ont d’abord été surtout liés au monde du travail dans les années 1970 – 2000. L’avènement des moyens mobiles connectés, qui ont d’ailleurs amené à l’émergence du terme « numérique », et leur acceptation dans toutes les strates de la société, a ensuite opéré une transformation majeure. L’accès de tous à l’information et à la communication est désormais indépendant des dispositifs de médiation antérieurs. La transmission devient de plus en plus aisée en dehors des circuits institutionnels.
C’est dans les « arts de faire » en éducation que se trouve le cœur des questionnements soulevés plus haut en partant de l’institution. Car les « arts de faire » (chers à Michel de Certeau et Luce Giard) c’est aussi « l’invention du quotidien » avec le monde tel qu’il est et qu’il s’impose à chacune et chacun. Chacun en fait bien sûr ce qu’il en veut. Bien sûr, le monde académique réagit face à cela, et l’impossibilité d’apprendre en école ou université amène à rappeler que l’essentiel de la transmission est considéré comme se faisant exclusivement dans l’institution et non pas en dehors. Du coup comme l’enseignement à distance, les MOOCS, le numérique pour apprendre (e-learning), les moyens numériques sont dénoncés comme leurs prédécesseurs. Mais le contexte a changé et les modes de transmission se transforment. On aurait pu le penser jadis avec l’écrit et Socrate, ou encore avec l’imprimerie et les lumières, mais cette transformation s’est effectué sur des temps longs. Il n’y a pas de raison qu’avec de nouvelles technologies ce temps soit aussi long : certes ce sont des transformations culturelles. La rapidité avec laquelle, en dehors des circuits traditionnels, les nouveaux modes de transmettre se sont imposés semble indiquer que cela mettra moins de temps. Ce n’est cependant pas une courte interruption comme celle que nous avons vécu ce printemps qui va suffire à une évolution radicale. Par contre la manière dont les uns et les autres se sont emparés de la situation et des moyens à leur disposition est un bon indicateur d’une réelle évolution éducative potentielle.
Il est probable qu’il va falloir interroger tout autant la famille, l’école, les espaces de socialisation, le monde du travail, autour de cette question de transmission d’une part et plus largement du schéma éducatif dans lequel elle se pose. Les anthropologues et les ethnologues ont mis en évidence l’importance de la transmission au sein de l’histoire des sociétés. Cette transmission fait partie de rites (Goffman), d’interactions mais aussi de la réorganisation progressive des sociétés. La notion d’éducation qui ne se limite pas, comme trop souvent dans les échanges, à la relation parents-enfants est désormais au centre de la transformation sociale : éducation de tous et tout au long de la vie. Les transformations que nous observons et dont certaines viennent d’être mise sous le feu des projecteurs méritent notre attention. Mais auparavant, il y a un passage obligé : le retour au temps d’avant la crise. Ce retour s’impose pour rassurer, pour rappeler la norme. Mais la suite sera aussi nourrie de ce que chacun a appris de ce temps « extra-ordinaire » qui vient d’être vécu car il a aussi bien interrogé le fonctionnement social dans sa globalité que notre propre capacité individuelle à y faire face. Le monde scolaire n’y échappe pas.
Bruno Devauchelle