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Chercheur post-doctorant à l’institut de sociologie de Neuchâtel, ses recherches portent principalement sur le bien-être subjectif. Le bonheur dépend de nombreux facteurs. Des décennies de recherche ont permis de saisir un eu mieux ce qui permet son émergence. Un facteur a été relativement délaissé : la culture. Elle est pourtant au cœur de notre aptitude à être heureux et à le réaliser. C’est ce que nous dit Gaël Brulé, à l’occasion de la sortie de son livre « Petites mythologies du bonheur français » (Dunod).

Dans votre livre Petites mythologies du bonheur français, vous proposez une « carte culturelle » de la France vous permettant d’y appréhender le bonheur. Pourquoi la culture ?

Depuis une dizaine d’années, mes travaux portent effectivement sur le bonheur en France. J’ai mis en avant, avec d’autres chercheurs, certains leviers et certains freins à son accession par les personnes. La plupart de ces freins étaient d’ordre « objectif » (revenu, inégalité, niveau de confiance, etc.), les facteurs subjectifs étant considérés comme des variables résiduelles. La culture a ainsi été largement mise de côté.

Pourtant, comme je l’ai montré ailleurs (cf. Le bonheur n’est pas là où vous le pensez) une grande partie du bonheur des individus se construit dans les plis du collectif, et donc aussi de la culture. Cette dernière conditionne nos univers mentaux, ce que nous valorisons, nos modes de socialisation ainsi que la façon d’évaluer nos vies.

De façon schématique, la manière dont nous nous percevons varie que l’on soit en Occident où il est de bon de se démarquer de l’autre ou en Asie, où l’harmonie invite plutôt les individus à rester dans le rang. Les modes de socialisation sont culturellement situés : est-on invité à rester chez ses parents jusqu’au mariage ou à quitter le domicile familial à 16 ans ? À investir les réseaux de proximité ou les liens faibles ?

Les normes culturelles influencent nos parcours de vie au quotidien. La culture affine, érode et polit le regard que l’on pose sur les situations ; par exemple, on observe que les inégalités (de revenu) n’influencent pas le niveau moyen de bien-être en Amérique du Sud alors qu’elles ont un effet néfaste en Europe. La perception même des émotions négatives et positives varie d’un endroit à l’autre. En Occident, on recherche à ressentir le plus d’affects positifs et le moins d’affects négatifs, alors qu’au Japon, par exemple, on recherche davantage un équilibre des deux. On peut le voir dans les données : les affects négatifs apparaissent à la place des affects positifs en Occident, alors qu’ils apparaissent conjointement dans certains pays d’Asie. Pour ces diverses raisons, la culture permet d’expliquer directement ou indirectement une grande partie de notre bonheur et c’est pour cette raison que j’ai choisi de m’y atteler dans ce livre.

Pourquoi la culture a-t-elle été délaissée jusqu’à présent dans les études sur le bonheur ?

Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord la culture est un sujet sensible. Si l’on regarde l’histoire des études interculturelles par exemple, on se rend compte qu’à chaque fois, elles ont émergé lors de tensions ou d’affrontements interculturels (après les massacres des Indiens ou pendant les vives tensions entre communautés noires et blanches aux États-Unis, au moment où former l’union patinait en Europe…) et ont donc souvent été associées à des tensions autour de la culture (cf. Critique de l’interculturel: L’horizon de la sociologie de Jacques Demorgon). Pendant longtemps, l’on craignait même que les études interculturelles servent de comparaison et de hiérarchisation entre les cultures. Le terme même de valeur est chargé politiquement et historiquement et les valeurs ont souvent été davantage mobilisées pour séparer et classifier que pour rapprocher et expliquer, les considérations scientifiques cédant souvent le pas à des considérations normatives (cf. Des valeurs. Une approche sociologique de Nathalie Heinich).

Ensuite, si l’on fait un panorama des chercheurs qui s’intéressent au bonheur actuellement on y voit une grande représentation des psychologues et des économistes, et moins de sociologues et d’anthropologues. Dès lors, les facteurs liés aux institutions ou aux individus sont préférés aux explications impliquant les valeurs, les rites ou les normes. Certains chercheurs considèrent même la culture comme un concept « flottant ». Lors d’une conférence, un économiste m’avait alpagué pour dire qu’il me fallait trouver des outils plus solides que la culture pour expliquer le bonheur, comprenez des niveaux de revenu, de patrimoine, des lieux de résidence, etc. Mais pas la culture. Depuis des années, c’est un peu l’« éléphant dans la pièce », selon l’expression anglaise, que personne ne veut regarder.

Qu’en est-il de l’éducation ?

Sur les six dimensions typiques de la culture française, je consacre la quatrième dimension à la verticalité, qui caractérise des différences de statut, de prestige et de pouvoir. L’école française a souvent été vue comme un des lieux de production et de reproduction de cette verticalité comme l’a montré Yann Algan dans La société de la défiance. L’argument classique est que malgré des évolutions vers des pédagogies plus douces, l’école française serait encore un lieu de verticalité, où les élèves sont davantage invités à écouter qu’à être acteurs de leur pédagogie. Certains ont même attribué à l’école française la paternité de cette verticalité, ce qui a pu offenser des acteurs de l’éducation, qui mettent d’autres explications en avant, comme le nombre d’élèves, les salles ou les moyens. Quoi qu’il en soit, blâmer l’éducation française pour sa verticalité et l’extraire de son contexte culturel n’aurait aucun sens. En prenant une focale plus large, on retrouve une polarisation verticale dans toutes les strates de la société française (administrations, entreprises, élites culturelles et intellectuelles…) ainsi que dans les éléments de langage et l’humour. Au lieu de l’observer dans un des lieux cités, elle procède d’un schéma culturel global qui se retravaille et se répercute dans chaque sphère avec ses spécificités.

Quels sont les liens entre verticalité et bonheur ?

Si la verticalité a pu par ailleurs produire des industries comme le luxe, outil de verticalité et de distinction par excellence, des plans d’urbanisme et d’architecture comme les plans Haussmann ou la Tour Eiffel (dont l’élaboration ne fut pas particulièrement « bottom-up »…) qui font l’économie et la renommée de la France aujourd’hui, les liens entre verticalité et bonheur sont au final plutôt négatifs. La raison est relativement simple : notre bonheur est largement déterminé par notre capacité à nous autodéterminer et cette capacité se développe plus facilement au sein des structures horizontales que dans les structures verticales. Mais, même là il ne faudrait pas faire l’erreur d’attribuer aux institutions les schémas de pensée nationaux. Si les structures influencent les mentalités, la relation inverse existe également. Modes de pensées et institutions s’influencent dans un jeu de miroirs parallèles. Ainsi, les cultures où l’on se méfie du risque ont tendance à préférer les structures rigides et verticales, plus faciles à contrôler. Loin d’être isolée, la verticalité au sein de l’école française procède donc bien d’un schéma plus large qui trouve ses soubassements dans la culture, et celle-ci influence notre bonheur au quotidien, pour le meilleur et pour le pire.

Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils

Directrice du laboratoire BONHEURS (Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs)

Université de Cergy