Faut-il comprendre la laïcité comme un principe abstrait, une règle de prudence, un modèle social ? La laïcité est-elle républicaine et universelle ou dogmatique et fermée ? Masque de l’intolérance ou refuge de la liberté de penser ? Tandis que les débats s’enflamment sous les coups de boutoir de l’actualité, on trouvera matière précieuse à réflexion dans le compte-rendu des Rencontres 2012 du Gerflint sur Les enjeux de la Laïcité à l’ère de la diversité culturelle planétaire. Les échanges contrastés entre les chercheurs, articulant leurs désaccords selon des arguments précis, permet de mesurer les défis posés à la laïcité dans le monde contemporain. Confrontée à la prétention d’absolu des religions, comment la laïcité peut -elle tenir dans la réalité sociale et politique, sans rigorisme mais sans complaisance, alors qu’elle est constamment mise en question ? Peut-être d’abord en assumant sa complexité plurielle.
Peut-on vraiment parler de « la » laïcité ?
Les participants aux Rencontres du Gerflint (Groupe d’études et de recherches pour le français langue internationale) défendent des conceptions très différentes de la laïcité, au point qu’ils ne semblent pas parfois traiter du même objet. Les présupposés qui sous-tendent leurs conceptions, historique, sociologique, philosophique voire juridique, dessinent progressivement les contours d’une notion infiniment complexe. « La » laïcité s’efface devant une notion plurielle, équivoque, non consensuelle. On mesure mieux la difficulté de sa mise en œuvre dans l’espace public, qui suppose une construction constamment modifiée par le contexte et l’évolution de la situation.
Une laïcité conjoncturelle et réductrice
La « nouvelle laïcité » française, celle d’après le 11 septembre 2001, n’est pas dans l’esprit de celle de 1905, explique d’abord Jean Baubérot, Professeur émérite de l’École Pratique des Hautes Études. Mais c’est dans cet esprit universaliste et humaniste, cependant, qu’on peut repousser le reproche de nationalisme et de xénophobie qui entache sa version actuelle. Trop enfermée dans des mesures conjoncturelles qui alimentent de faux débats sur des sujets mineurs, comme l’interdiction des sapins de Noël au Québec, sur lequel on l’interpelle, la laïcité nouvelle manière perd de vue la dimension globale des problèmes, dans leurs possibles dimensions anthropologiques et leurs répercussions profondes.
Refonder la laïcité ?
Pour le sociologue Michel Wieviorka, la question se pose non pas de « refonder » la laïcité que de « l’appliquer convenablement à une situation nouvelle » : le débat n’est plus estime-t-il entre tenants d’une laïcité républicaine « de gauche » et ceux d’un catholicisme « de droite ». Le discours d’attachement à la laïcité républicaine dissimule l’idée que « c’est l’islam qu’il faudrait combattre au nom des valeurs républicaines et laïques de la nation ». Or pour assurer l’égalité républicaine des cultes et apaiser la société dans le respect des croyances, il faut d’abord se préoccuper de donner les moyens matériels au culte musulman de s’exercer dans l’espace public. Contraindre une communauté à des soutiens étrangers, faute de lui assurer une place convenable, c’est manquer aux principes de neutre égalité de l’État. La laïcité ne se décrète pas autoritairement et les décisions pragmatiques font beaucoup mieux que les déclamations de principes pour régler les conflits.
Principe d’abstention à l’égard de tous les cultes
Le philosophe Henri Peña-Ruiz intervient vivement contre l’idée d’un possible financement d’institutions religieuses par l’État : aider l’islam, pas plus qu’aucun autre culte, n’est acceptable selon le principe républicain de stricte égalité entre les religions. L’État assure un ensemble de services sociaux à l’ensemble de ses membres, il n’a pas à prodiguer des fonds publics pour le soutien de formes de spiritualité particulières, qui sont d’ordre privé. Dans son intervention, sur le Sens et l’Enjeu de la Laïcité aujourd’hui, le philosophe réaffirme son attachement au principe abstrait de la laïcité dans l’établissement du droit public. Ce principe doit être accepté comme tel, pour garder sa valeur régulatrice. Le dissoudre dans les aléas du contexte social et des accommodements qu’il exige, reviendrait à en nier la valeur universelle. Si l’État républicain n’empêche rien, en matière de culte, et dans les limites prescrites par le droit commun, il doit exclure de favoriser les conditions matérielles de l’exercice de la religion, ce qui serait contrevenir au principe d’émancipation que doit porter l’état de droit. Favoriser matériellement une religion, ce serait déjà en un sens l’imposer, fusse à ses membres.
La laïcité, nouvelle religion ?
Chantal Delsol, Professeur de philosophie à l’Université de marne-la-Vallée, intervient sur le thème des origines de la laïcité dans la Culture occidentale. A travers une vaste perspective historique, elle entend montrer la laïcité comme un « produit purement français » et une « nouvelle religion ». Prenant appui sur les lois mémorielles, dans lesquelles elle voit « l’instrumentalisation d’une science [l’histoire] au service de l’idéologie laïque », elle en conclut à une forme de dogmatisme et à un catéchisme laïque dépourvu du recul et de la distance critiques dont se réclament ses représentants. « La démocratie, c’est la liberté de penser et la laïcité, c’est au contraire le politiquement correct », précise-t-elle en réponse à la question qui lui est posée d’une identité entre démocratie et laïcité. La discussion qui s’ensuit soulève alors le problème d’une laïcité qui se revendiquerait comme courant spirituel au même titre que les religions, perdant du même coup son statut de libre pensée, respectueuse de toutes les religions et de la liberté de culte.
Problèmes épistémologiques sur la laïcité
Le philosophe et sociologue Jacques Demorgon évoque la Laïcité qui vient, en rappelant l’importance de la penser dans la perspective de l’évolution globale des systèmes écologiques, politiques, économiques, sociaux, religieux, communicatifs, qui accompagnent le devenir de l’humanité. La laïcisation apparaît, dans cette perspective, une tentative progressive d’universalisation des formes d’organisation collectives.
D’autres interventions portent successivement sur la science face au créationnisme, par Véronique Rhu et Guillaume Lecointre, sur la dimension éthique de la laïcité (La Laïcité comme ciment du Bien-vivre ensemble, par Marc Horwitz et Martine Cerf) puis la question de la morale laïque pour la République, par Guy Arcizet, qui revendique une dimension de spiritualité non religieuse, au titre de la lutte pour la liberté de conscience. On trouvera également un examen des Enjeux de la Laïcité en Tunisie et en Afrique subsaharienne, selon une approche linguistique par Salah Mejri, et dans la perspective cosmogonique de l’Afrique noire, par Urbain Amoa.
Le retour du religieux
Perspectives didactiques et pédagogique, enfin, donne la parole au philosophe Abdennour Bidar, Pour une pédagogie de la laïcité. On ne peut s’en tenir, estime-t-il, à la position de la modernité occidentale qui croit pouvoir évacuer la question du religieux comme une forme d’infantilisme : « le religieux tente aujourd’hui de revenir, de se re-manifester, d’acquérir une nouvelle intelligibilité, donc de récupérer un droit de cité dans un certain nombre de sociétés. » La place de l’islam dans la société française a la vertu de poser la question de la place du religieux dans les sociétés humaines, trop volontiers éludées au profit de problèmes politiques et sociaux. La laïcité bien comprise doit être alors un outil de réflexion, et pas une incantation.
Basculement du culturel vers le cultuel
Chantal Forestal et Gérard Bouchet présentent enfin un Guide pédagogique de la Laïcité à destination de l’ensemble des personnels de l’Éducation Nationale, de la maternelle à l’université. Pour Chantal Forestal, la laïcité est liberté de conscience, et pour cette raison, ne prétend pas s’imposer de manière autoritaire. Mais elle est « ce qui rend possible le coexistence de toutes les options spirituelles » et elle s’est toujours construite contre l’opinion de ceux qui manquent le plus de pouvoir d’émancipation (les familles, les femmes…) Elle souligne le danger du basculement du culturel vers le cultuel, en particulier dans les milieux défavorisés, et la revendication d’un statut « d’anti-intellos » chez beaucoup de jeunes, indice d’un recul de la pensée universaliste. L’enjeu serait donc celui d’une réaffirmation de la culture contre le renfermement sur la religion. Dans les échanges qui suivent, Chantal Delsol propose, si l’on défend le droit au blasphème, d’en étendre la logique : « par cohérence, dit-elle, il faut être contre la loi sur l’homophobie, et tout ça… ». Son interlocutrice, Chantal Forestal, le lui concède, intégrant de facto l’assimilation suggérée entre sacralité religieuse et respectabilité morale.
On n’est pas très loin, ici, des propos tenus par certains élèves lorsqu’ils opposent droit de caricaturer et interdiction des injures à caractère discriminatoire (« pourquoi je n’ai pas le droit d’injurier les pédés, alors ? »). Le problème réside dans une inversion subreptice : la valeur absolue, dont la transgression met à mal toute l’échelle des valeurs relatives, dans un État républicain, n’est pas le respect des commandements religieux mais celui de l’intégrité morale et physique des personnes. La nuance n’est pas anodine, mais qu’elle puisse passer inaperçue est peut-être l’indice d’un changement de perspective à prendre au sérieux.
Jeanne-Claire Fumet
Les enjeux de la laïcité à l’ère de la diversité culturelle planétaire – Rencontres des 18 et 19 juin 2012, sous la direction de Jacques Cortès. Editions Gerflint – Essais francophones, juin 2014.