L’attentat contre Charlie Hebdo, mercredi 7 janvier, a bouleversé le quotidien des cours. La situation s’est posée rapidement aux professeurs de philosophie, d’avoir à répondre aux « besoins ou demandes d’expression » des élèves, comme le préconise la lettre de la ministre. La discipline semble se prêter tout particulièrement à une évocation de l’événement : liberté d’expression, fanatisme, justice, violence… Mais comment aborder sereinement en classe une actualité aussi vive, dans la chaleur de l’émotion et le trouble de l’opinion ? Est-ce pertinent ? « Pourquoi craindrait-on d’aborder devant [les élèves] les questions « d’actualité » ? » s’interroge A. de Monzie dans les instructions de 1925 sur l’enseignement de la philosophie, toujours officiellement en vigueur. Ce serait au contraire le sens même de la discipline, d’apporter des éléments d’analyse rationnelle dans le désordre des passions. Comment trouver le juste milieu entre un enseignement abstrait, « coupé du monde », et les pièges d’un propos pris dans l’immédiateté émotionnelle ? Quelques enseignants (1) ont accepté de dire un mot de leur expérience, moins consensuelle qu’on ne le voudrait.
Des questions et des inquiétudes
Pas facile, d’engager la discussion en cours de philosophie sur les événements récents. Pourtant, l’attente des élèves est patente : ils comptent sur le cours de philo. Pour dire quoi ? « Les demandes sont très différentes selon les classes, constate Sylvie B., enseignante en Seine et Marne. Dans l’ensemble, les élèves partageaient l’indignation générale à l’égard de l’attentat. Ils ont très vite et très clairement repoussé toute idée d’amalgame entre les tueurs et la religion musulmane. Mais ils se posaient des questions sur le sens et la portée de cet événement et sur la mobilisation de l’opinion. Ils cherchaient à comprendre pourquoi les médias lui accordaient plus d’importance qu’à l’attentat de Toulouse, pourquoi on le comparait au 11 septembre. En même temps, leur inquiétude portait sur la suite : faut-il s’attendre à une contagion de la violence, à une faillite de la démocratie ? Sur la question de la liberté d’expression, la référence à Dieudonné, vu comme victime de la censure d’État, est presque inévitable dans les classes. Les élèves se posent aussi des questions sur le parcours des tueurs, sur l’endoctrinement, mais aussi sur les sanctions. Cela a permis de revenir sur la distinction entre déterminisme et influence, entre justice et vengeance, ou encore entre respect et intimidation.»
Plus compliqué en séries technologiques
« En classe Technique, poursuit Sylvie B., les choses ont été plus compliquées qu’en séries générales. Des propos choquants ont fusé et les élèves avaient beaucoup de mal à entrer dans l’échange. Ils étaient pourtant très demandeurs, au départ, mais la discussion est pour eux une exercice difficile, surtout quand le sujet est aussi brûlant. Ils se plaignaient de n’avoir pas pu aborder la question dans les autres cours, estimant que les collègues n’avaient pas osé évoquer le sujet. J’avoue que je comprends cette prudence : il est très difficile de canaliser les effusions dans les limites d’un débat raisonné. » Les élèves condamnent la violence de l’acte, mais les avis se révèlent partagés sur les victimes et la religion arrive très vite au premier plan. « La discussion sur ce sujet est toujours explosive et les élèves aiment assez partir sur ce terrain, remarque Sylvie B. Dans ce domaine, la sacralité de l’opinion leur semble reprendre tous ses droits. » La plupart des élèves exprime le sentiment d’un manque de respect à l’égard des symboles de la religion musulmane, qui les a choqués, dans les dessins de Charlie Hebdo. L’univers des dessins satiriques de l’hebdomadaire leur était auparavant à peu près inconnu et, de toute évidence, cet humour n’est pas le leur : ils y voient des injures gratuites. Ils n’en saisissent pas le ressort caustique. Leurs descriptions des Une publiées sur internet montrent qu’ils ne les comprennent pas. Manque la distance du second degré, qui suppose des connivences générationnelles et culturelles dont on oublie parfois qu’elles ne vont pas de soi.
Thèses complotistes et antisémites
Les thèmes de la liberté d’expression, dans les limites posées par la loi, et de la liberté de la presse, qui garantit la pluralité des débats, fait rapidement surgir des thèses complotistes et antisémites, avancées comme des certitudes, et présentées comme combattues par un système politique partial. Les enseignants représenteraient ce système, et seraient considérés comme peu légitimes pour en discuter, parce qu’ignorant la réalité des faits dans ce domaine. D’emblée, le propos du professeur est disqualifié sur ce sujet : les arguments appuyés sur la différence entre un militantisme orienté idéologiquement et une satire tous azimuts se révèlent inaudibles, il n’y a pas d’idéologie là où il y a une vérité indiscutable et objective. Dans la foulée, en relents des récents débats de société, quelques propos homophobes émergent, qui comparent l’obligation juridique de respect des personnes et le manque de respect envers la religion. « Les attitudes étaient très différentes, souligne Sylvie B. Certains élèves se mettaient en retrait, visiblement soucieux de ne pas se mêler au débat. D’autres encore se cantonnaient à l’entre-soi d’une discussion avec leurs voisins. Cela donnait l’impression d’une sorte d’arène, avec beaucoup de tensions sous-jacentes, où les vrais enjeux se déroulaient sur un autre plan. »
« Impossible de réagir à chaud sur ce genre de situations ».
Pour Laurent F, enseignant dans un département voisin, la question ne s’est pas posée. « Je n’avais pas classe le jeudi et à mon retour, le vendredi, la discussion avait eu lieu dans d’autres cours. En fait, je ne voyais pas quoi dire aux élèves : il est presque impossible de réagir à chaud sur ce genre de situations sans dire de bêtises. Il n’y a pas d’analyse philosophique qui tienne, dans l’immédiateté. Pour les analyses socio-économiques ou historico-politiques, les collègues d’histoire et d’économie semblent mieux armés. Quant aux débordements inévitables sur ce genre de sujets, je ne voyais pas comment y faire face. » Quant à Brice R., qui enseigne en lycée depuis 2 ans, il a constaté avec un certain dépit le désintérêt complet de ses élèves sur le sujet. « Visiblement, ils n’avaient rien à en dire et ne posaient pas non plus de questions. J’étais moi-même très touché par cet événement et je pensais en discuter avec eux, même si je ne savais pas vraiment comment aborder les choses. Finalement, il ne s’est rien passé du tout en classe. »
En parler, ne pas en parler, répondre à la demande des élèves ou la susciter, sans certitude d’en faire un élément de réflexion féconde ? L’enseignement philosophique rencontre là une dimension fondamentale de son sens : l’incertitude des thèses, le refus du dogmatisme. Face à des convictions closes, à des certitudes sacralisées par l’esprit de sérieux, aux prises avec des enjeux latents d’autorité qui traversent la société à son insu, difficile de trouver le ton juste et le moment opportun pour insérer un doute favorable à la distance critique. Mais difficile aussi de laisser le champ libre aux certitudes partisanes qui infiltrent le débat. C’est peut-être l’occasion d’interroger à nouveaux frais les spécificités de cet enseignement complexe.
Jeanne-Claire Fumet
(1) les prénoms et initiales ont été changés.