Imaginer la rencontre entre un jeune Romain de l’Antiquité et un jeune Français d’aujourd’hui : voilà la mission confiée par Amélie Béal à ses latinistes de 3ème au collège François Pompon de Saulieu (21). Le travail les amène à définir des sujets de conversation possibles, à mener des recherches pour comparer au mieux les différences de modes de vie, à rédiger des dialogues et à en traduire quelques extraits, puis à les jouer et à les filmer. Comment redonner saveur aux savoirs, y compris les plus lointains ? Qu’il s’agisse de connaissances en langue ou en civilisation, les vidéos réalisées permettent aux élèves de partager leur plaisir d’apprendre. Et la vivante pédagogie mise en œuvre montre combien les Langues et Cultures de l’Antiquité peuvent, envers et contre, tout nous donner une belle leçon de vitalité …
Comment avez-vous lancé cet étonnant voyage à travers le temps ?
Lors de la présentation du projet aux 12 élèves latinistes de Troisième en janvier 2016, j’ai distribué une petite feuille de route présentant le sujet ainsi formulé : « Nous allons imaginer le dialogue entre un(e) jeune Romain(e) de l’Antiquité et un(e) jeune Français(e) de notre époque. Tous deux vont devoir comparer plusieurs éléments de leurs sociétés respectives et souligner les différences, les ressemblances, les héritages… ». J’ai souhaité que les consignes soient le moins développées possible car le but était vraiment que les élèves s’approprient le projet et le mènent du début à la fin, avec mon aide « technique » uniquement.
Il vous a fallu trouver des sujets pour nourrir les dialogues : comment avez-vous mené cette phase d’élaboration ? Pouvez-vous donner des exemples des sujets ainsi choisis ? comment les avez-vous répartis entre les groupes ?
Pour définir les éléments antiques et modernes qui allaient être présentés, les élèves ont eu pour travail de chercher eux-mêmes les thèmes à aborder selon les entrées suivantes « loisirs ; société ; art ; histoire/personnages ; valeurs ». Il leur était possible d’évoquer tout autre domaine auquel ils pourraient penser. Afin de laisser un peu mûrir la réflexion, les élèves ont eu une semaine pour faire ce travail. Une fois en cours, les élèves ont proposé chacun à leur tour toutes les idées qu’ils avaient eues, pendant que je les prenais en note simultanément sur un tableau videoprojeté. Ainsi chacun découvrait au fur et à mesure les nombreuses idées proposées et parfois même de nouveaux thèmes ont émergé spontanément à la lumière d’éléments précédents.
A titre indicatif, voici quelques exemples illustrant le résultat, conséquent, de cette mise en commun qui dura plus d’une heure.
Sur le thème des loisirs : combats de gladiateurs / sports de combat ; thermes / spa, hammam… ; courses de char / Formule 1, courses de voiture… ; théâtre antique / théâtre moderne, cinéma (3D, dvd…), télévision ; jeux privés, dés, latrunculi. / jeux vidéo, jeux de société ; sport, jeux olympiques (Grèce) / sports et JO modernes …
Autour de la société : la place des femmes / le féminisme ; la place des animaux / les animaux domestiques ; Nourriture, thermopolia, tabernae, commerce (distribution gratuite de blés) / centres commerciaux, magasins, Restos du cœur, banques alimentaires ; vêtements, toge, coiffure, maquillage / vêtements, mode, marques… ; l’école (« ludus ») / collège, lycée, cursus scolaire ….
Sur le plan des valeurs : vie de famille, mos majorum / famille recomposée, PACS… ; religio / les différentes religions, la laïcité… ; les Amores d’Ovide / la séduction moderne ; superstition antique, place du sang / superstition moderne, échelle, chat noir…
Une fois ces très nombreux sujets collectés, les binômes (faits par affinité) devaient tous choisir au moins un thème de chaque entrée (« loisirs ; société ; art ; histoire/personnages ; valeurs »). Assez spontanément les élèves ont opté pour les idées qu’ils avaient eux-mêmes proposées, ce qui a permis une plus grande appropriation du sujet. A raison de 5 thèmes par groupe, une trentaine d’éléments a été nécessaire, et très peu de sujets issus du travail de collecte sont restés ainsi non traités.
Le projet suppose un important travail de recherches de la part des élèves : selon quel dispositif et avec quels outils ?
En effet, le travail de recherches préalable s’est étendu sur plusieurs séances : une heure hebdomadaire, sur les trois allouées à l’époque au latin, a été ainsi consacrée à cette tâche. Afin de favoriser les recherches livresques, nous sommes allés plusieurs fois au CDI pour utiliser les ressources mises à disposition (livres, revues, encyclopédies, documentaires, autres manuels…), j’ai moi-même prêté plusieurs ouvrages personnels adaptés à des collégiens. La source numérique ne devait arriver que dans un second temps, et encore, en guise de complément sur certains points plus techniques uniquement. Cela a été ainsi l’occasion, en cette dernière année de collège, d’évaluer les compétences des élèves en matière de recherches (utilisation des ressources, capacité de citer ses sources, de trier les informations…). La documentaliste fut également une alliée très précieuse, comme souvent.
La création des personnages et des dialogues eux-mêmes a-t-elle posé des difficultés ? Quelles compétences les élèves vous semblent-ils avoir travaillées durant cette phase ?
Le travail d’écriture a d’abord été fait en classe (toujours sur l’heure hebdomadaire consacrée au projet). Comme beaucoup d’écrivains célèbres et moins célèbres avant eux, nos apprentis scénaristes ont eu parfois quelques instants d’ « angoisse face à la page blanche ». Mon rôle d’enseignante a été bien sûr d’aider certains à démarrer alors que d’autres étaient déjà très inspirés.
D’un autre côté, le fait qu’ils aient à traiter plusieurs thèmes assez différents (et pour la plupart issus de leurs propres propositions) leur a permis de commencer par ceux qui les inspiraient le plus, et de fil en aiguille les dialogues ont été écrits. Pour ce travail, les élèves pouvaient utiliser le traitement de texte (grâce à la classe mobile disponible dans mon établissement rural), qui leur permettait plus aisément d’intégrer de nouvelles idées à n’importe quel endroit de leur texte. Il est arrivé plusieurs fois que ce soit des élèves d’un autre groupe qui ont ponctuellement suggéré des idées à leurs camarades un peu en panne d’inspiration. Contrairement à un devoir d’écriture « classique » en cours de Français, le but était bel et bien ici de fédérer le groupe classe autour d’un même projet, aussi était-il important de laisser la collaboration s’exprimer.
A mon sens, le cours de Latin a cette qualité intrinsèque de permettre à la fois d’acquérir et approfondir ses connaissances en Langues Anciennes mais aussi de travailler des compétences individuelles comme collectives en Français, en Sciences, en Histoire, en EMC…Par essence nous sommes une discipline « transdisciplinaire » depuis toujours, et ce, bien avant l’apparition des EPI.
Comment avez-vous intégré au projet le travail de la langue ?
Effectivement, le but a été également d’accorder toute sa place à la langue latine. Une fois les dialogues terminés, je les ai ramassés et ai collecté quelques citations d’élèves qui pouvaient être assez aisément traduites en latin dans chaque groupe. Voici, en guise d’illustration, quelques-unes de ces répliques proposées : « Je suis Carlotta, où suis-je ? » ,« Nous écrivons des « volumina » et nous aimons aussi envoyer des lettres. », « Une femme romaine dépend toujours de son père, de son mari, de son frère ou de son fils. », « Le pédagogue m’enseigne l’histoire et la musique. », « Voici les parties d’un amphithéâtre romain : les gradins, les entrées et la piste de sable. » …
Une pure séance de langue a donc été menée : le travail de « thème » latin, qui avait été très modestement mais régulièrement abordé lors des années antérieures, a permis de réinvestir une belle somme de connaissances en grammaire latine. Les élèves avaient droit, pour traduire les phrases dont ils avaient la charge, à leurs tableaux de déclinaisons, de conjugaisons, aux lexiques français-latin et latin-français. La mise en commun a fait office de travail de correction et chacun a pu repartir avec une fiche de seize phrases entièrement traduites en latin.
Il est très important d’accorder toute sa place à la langue en cours de latin et un projet comme celui-là, qui fut tout de même avec des exigences assez élevées, prend toute sa valeur justement parce qu’il demande de la précision, de la rigueur et de l’investissement sur le long terme. Les élèves les plus faibles, disposant de tous les outils dont ils avaient besoin, ont pu traduire correctement leurs phrases aussi bien que les élèves plus à l’aise en latin.
Pouvez-vous nous livrer des exemples d’extraits de dialogues qui vous semblent représentatifs et intéressants ?
Voici un bref extrait :
Mélodie : Tiens, voici la mairie de notre ville, le centre du pouvoir de la commune.
Cornelia : C’est ici que se trouve votre imperator alors ?
Mélody : Pas tout à fait, le maire n’est pas le chef de notre pays. En France, nous sommes en République.
Cornelia : Oh, « Res publica »…cognosco ! Marcus Tullius Cicero la défend si souvent…
Mélody : Ainsi tu sais donc que le pouvoir est au peuple, une démocratie.
Cornelia (ravie) : « Démocratia » en grec…cognosco quoque ! Je l’ai étudié avec mon « paedagogus ». […]
En voici un autre :
Paul : Viens avec moi, il est midi !
Salomia : Quid « midi » ?
Paul : Midi ? C’est l’heure où l’on va manger. On peut dire douze heures également, c’est quand le soleil est à son zénith.
Salomia : Ah ! C’est la « maxima hora »…et vous mangez à midi ? Chez nous, notre repas principal est la « cena », en fin d’après-midi.
Paul : Nous, nous faisons trois repas par jour. Allez, viens on va être en retard à la cantine.
Salomia : N’allons-nous pas aux « thermopolia » ?
Paul : Les thermopolia ? Ah oui, nous l’avons étudié en cours de Latin, c’est le Macdo des Romains ?
Salomia : Par Junon, je ne comprends rien à ce que tu me racontes. (Arrivant au réfectoire) Et où est le triclinium ? Et vous ne mangez pas allongés, comme nous ? […]
Il ne parait pas simple a priori de faire jouer, tourner, monter de telles vidéos dans le cadre scolaire : comment avez-vous procédé ?
Nul besoin de se le cacher : un tel projet est très chronophage ! En particulier, si tout comme moi, vous n’êtes pas des spécialistes du montage video qui demande beaucoup de temps personnel. A raison d’une heure par semaine et parfois de quelques petits travaux à finir à la maison (terminer de rédiger les dialogues commencés en classe, par exemple), le projet s’est étalé de janvier à juin. Sans compter qu’en Troisième plusieurs séances n’ont pas eu lieu en raison des stages, des brevets blancs, d’oraux et autres contraintes essentielles.
D’un point de vue pratique, pour l’ultime phase de tournage, nous avons utilisé deux heures par semaine et non plus une seule. Il a fallu aussi réserver certains lieux comme le CDI, le réfectoire.., afin de pouvoir y tourner sans déranger les classes et le personnel. Un vrai travail d’anticipation est essentiel mais les élèves sont les premiers à vouloir aider. Ils ont été tour à tour scénaristes, acteurs, assistants costumiers, accessoiristes, cameramen, « souffleurs » de texte…Et là se trouve toute la beauté du projet : que vous ne deveniez plus qu’une sorte de « chef d’orchestre » tandis que les élèves assument la majorité des partitions. J’ai pris à ma seule charge le travail de montage video, avec un logiciel simple (VideoMovie Maker, qui s’avère assez intuitif). J’avais parmi les élèves un jeune garçon passionné de montage, je lui ai donc confié la charge de filmer chez lui une petite partie du dialogue avec son amie, à laquelle j’ai prêté le costume de Romaine pour l’occasion.
Quels conseils donneriez-vous aux collègues tentés par l’expérience ?
La grande attention qui doit être portée avec ce genre de projet est le droit à l’image : au tout début, j’ai distribué aux familles une demande d’autorisation spécifique de droit à l’image que j’ai conservée précieusement. Une élève n’a pas obtenu cette autorisation, nous l’avons donc filmée soit de dos soit en hors champ tout le long du travail.
Pour ma part, je fonctionne beaucoup à la passion : la dernière année de Latin du collège (et pour certains élèves, de leur vie) se devait être l’occasion de boucler un cycle de trois années autour de l’étude des Langues Anciennes. Les collègues qui souhaiteraient se lancer dans une activité similaire doivent effectivement anticiper un certain nombre de choses dans la logistique (entre autres, le nombre d’heures accordées à ce travail, sur l’ensemble des heures de l’option) mais aussi ne pas hésiter à laisser les élèves porter le projet à leur façon ; plusieurs suggestions ont émané des élèves et ont fait sans doute que leur plaisir fut réel.
A la vision de ces films, le plaisir des élèves parait manifeste : selon vous d’où vient-il ? de manière plus générale, en quoi la démarche créative vous semble-t-elle susceptible d’aider à construire et fixer des connaissances, peut-être encore mieux que par exemple les exposés traditionnels ?
Le groupe avec lequel j’ai osé ce travail était effectivement motivé et volontaire, nul doute que c’est d’ailleurs leur dynamisme persistant au fil de leurs trois années de latin qui m’a poussée à tenter cette expérience inédite pour moi. Le fait que je leur propose un tel défi leur a fait plaisir, ce qui a sans doute généré dès le début une sorte de « challenge », car ils savaient que je me lançais avec eux dans un projet que je ne maitrisais pas totalement non plus. Notre travail et la « felix » (= la chance) ont voulu que ce projet soit une réussite mais il aurait tout aussi bien pu ne pas fonctionner du tout…Les élèves avaient à cœur que cela fonctionne, ce qui a indéniablement insufflé une motivation supplémentaire. La nouveauté mais aussi le fait de se costumer ont également été pour beaucoup.
J’ai souhaité en outre exploiter ce plaisir car à la fin j’ai proposé un bêtisier de nos séances de tournage, et chaque membre du groupe est ainsi reparti avec son film et le bêtisier de la classe, comme pour ponctuer nos trois années de latin ensemble. Par ailleurs, trois des groupes ont proposé spontanément de diffuser leur propre film à la fête du collège, devant l’ensemble de l’établissement, sous le regard de tous leurs camarades et de leurs enseignants : le fait que cette demande émane spontanément de certains adolescents (souvent assez mal à l’aise avec le jugement d’autrui, surtout de leurs congénères) traduit sans doute une petite fierté de latiniste et permet aussi d’assumer un travail face à tout un groupe.
Enseignante depuis neuf ans dans un établissement rural d’environ cent-soixante-dix élèves, je pense évident qu’il faut tout mettre en œuvre pour conserver l’option Latin. Habituée à travailler avec des groupes de dix à douze élèves, j’ai toujours essayé de mettre à profit ces petits effectifs pour permettre aux élèves d’œuvrer en toute confiance, quel que soit leur niveau … car loin du « topos » habituel selon lequel le latin est une option élitiste, j’ai toujours compté des élèves faibles d’un point de vue scolaire dans mes groupes. Et les voir s’investir dans de tels projets, dépasser leur crainte de rédiger un long texte (comme ici les dialogues), d’être capables de construire des phrases latines, d’effectuer de nombreuses tâches variées pour réaliser un petit film est la preuve inconditionnelle que l’étude des Classiques est bien ouverte à tous. Cependant, à mon sens, une telle activité ne doit pas supprimer les supports traditionnels tels par exemple que les exposés. Ainsi, chaque élève a eu à sa charge d’en faire un, de la cinquième à la troisième incluse car il permet de travailler des compétences orales face à un jury, exigées par exemple lors d’un examen. Le projet de Troisième devait venir en complément de l’enseignement plus classique (essentiel lui aussi) car il a apporté une note créatrice qui ne peut être réalisée efficacement qu’avec une rigueur ainsi qu’un bagage culturel et linguistique acquis au fil des années d’étude du latin. Mais comme disaient les Anciens, auxquels j’aimerais laisser le mot de la fin, « Ad impossibilia nemo tenetur » et « labor omnia vincit » : « A l’impossible nul n’est tenu » et « le travail vient à bout de tout » !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut