Avec la rentrée scolaire, les mêmes questions reviennent avec insistance. L’école ne doit-elle pas en premier : « apprendre à lire » ? Il est vrai qu’en matière de lecture, le moins que l’on puisse dire est que les résultats obtenus par les jeunes français sont inquiétants. A dix ans , 40 % des élèves ont des difficultés de compréhension d’un texte de dix lignes, ils ont du mal à établir des liens entre les différentes parties ou à replacer celles-ci dans le cadre d’un savoir commun ; 11 % ne saisissent pas le sens des mots usuels, d’après les évaluations du Ministère de l’éducation (2001). 14% sont considérés en graves difficultés de lecture lors des tests passés lors de la journée de préparation à la défense (2001).
Immédiatement un bouc émissaire fut trouvé ! Haro sur la méthode de lecture dite « globale ». Foin de cette méthode donc, source de tous nos maux… revenons à la bonne vieille méthode d’antan et tout sera réglé !… Aujourd’hui la polémique serait dépassée, les principaux équilibres auraient été trouvés, les maîtres s’accordant sur des méthodes mixtes ou « intégratives ».
Pourquoi attendre 6-7 ans ?
Et si le problème restait malgré tout mal posé ?.. Et s’il fallait envisager les choses autrement ? D’abord, pourquoi attend-t-on l’âge de 6 ans pour apprendre à lire ? Cela avait du sens quand l’école, seul lieu d’apprentissage, débutait à cet âge. Aujourd’hui, l’enfant est sur-stimulé en permanence dès 2-3 ans par les jeux éducatifs, la publicité, la télévision ou même par les DVD ou Internet. Très jeune, il ressent le désir de déchiffrer ces messages pour accéder à ces informations. Pourquoi ne favoriserait-on pas cette envie naturelle, surtout à une époque de la vie privilégiée où l’enfant est avide de tout savoir ?
Certes, cette proposition est contestée. Il y a ceux qui pensent qu’il ne faut pas brusquer l’enfant, voire le contraindre trop tôt. Bien sûr pas question de penser un enseignement de la lecture à cet âge en termes habituels c’est-à-dire uniquement à base de contraintes. Lire peut être un plaisir, un jeu ou une manifestation de devenir grand ! Ce sont des « ressorts » suffisamment forts pour commencer à décoder… D’autres avancent qu’avant l’âge de 6/7 ans l’enfant ne possède pas la maturité d’esprit nécessaire. « Pour apprendre à lire, l’enfant doit avoir un âge mental d’au moins 6 ans » (!) écrivent encore certains psychologues. Comment des universitaires bardés de diplômes osent-ils encore avancer cela ? Sur quoi se basent-ils ? Sur une ancienne théorie de la « maturité » nécessaire qui ne résiste pas à l’expérience. Toutes les recherches sur le développement du cerveau aboutissent à une conclusion identique. La période optimale pour les apprentissages fondamentaux, et la lecture en fait partie, se situe entre la naissance et 4-5 ans. C’est ce que confirment dans la pratique, nombre de maîtresses d’école maternelle en Belgique et en Suisse. Il est possible d’apprendre à lire à cet âge, sans méthode spécifique, sans exercices rébarbatifs, uniquement par désir et essais et erreurs.
La réussite est encore plus fabuleuse dans les pays scandinaves. Et là, quand on va regarder de près leur succès, on est tout surpris !.. L’essentiel de l’apprentissage de la lecture des 3-4 ans des Pays Nordiques se passe devant leur télévision. C’est en suivant avec passion leur dessin animé préféré qu’ils apprennent à décoder. Toute simplement parce que leurs émissions ne sont pas doublées comme dans les télévisions francophones, elles sont seulement sous-titrées. Le désir de comprendre aidant, les enfants ont vite fait de mettre en relation aventure, situations, personnages et texte !..
Les potentialités intellectuelles du jeune enfant sont immenses. Les premières années de la vie sont cruciales pour l’acquisition des habiletés corporelles ou mentales. Pourquoi ne pas les favoriser ? Malheureusement, en matière d’école, l’évolution des esprits est très lente. Les conceptions pédagogiques restent tenaces ! Quand on pense école, on envisage immédiatement : programme, méthode, progression… Pour cet apprentissage, comme pour de nombreux autres, rien de tel… Le jeune enfant apprend à lire comme il apprend à parler ou à marcher : tout naturellement, par une interaction continue avec les autres.
Tout est affaire d’appétence, tout est affaire d’environnement didactico-ludique qui donne envie de déchiffrer et accompagne la compréhension des mots ou des textes… Dans la famille et à l’école, les propositions pratiques peuvent être multiples ; nombre de jeux éducatifs sont sur le marché. Depuis des lettres en relief aux cartes à trous, en passant par les innombrables occasions de vie où l’enfant est face à de l’écrit : les journaux, les affiches, les écrans télévisés. Il suffit de les saisir au passage et d’en parler entre enfants et adultes ! De multiples jeux numérisés, plus attrayants les uns que les autres, viennent encore à la rescousse.
Bien sûr les parents, à la maison, ont un rôle à « jouer ». Plus l’enfant bénéficie de ces stimulations, plus est aiguillonné en lui le processus de compréhension. Pour les enfants de milieux défavorisés, les écoles maternelles peuvent, et doivent, assurer le relais. Certaines dans nos banlieues l’ont déjà bien compris. Si l’on veut prévenir l’illettrisme et lutter efficacement contre l’échec scolaire, il faut véritablement innover en commençant très jeune.
Que veut dire apprendre à lire ?
Débarrassé du pensum de l’initiation à la lecture, on peut alors vraiment poser une « bonne » question pour un « socle commun » de savoirs pour nos enfants. Que veut dire… « apprendre à lire » en ce début de XXIème siècle ?.. Dans une société en mutation, savoir lire ce n’est plus seulement savoir déchiffrer un texte d’un livre, c’est en premier comprendre et partager un message écrit sur tout support.
Mais plus seulement non plus… C’est encore être capable de traiter les multiples informations écrites dont ont besoin les enfants pour mener à bien leurs différents projets. Au quotidien, les élèves sont entourés de données multiples à décoder ; en permanence, il leur est utile de rechercher et surtout, faute de se perdre, de trier les informations. Rien d’immédiat, rien d’évident ! Avec les bases de données, les réseaux et les moteurs de recherche, il s’agit encore d’apprendre à lire en lecture rapide et en hypertexte. Autant d’approches devenues indispensables et pourtant pas évidentes à maîtriser… Pourquoi l’école n’en proposerait-elle pas quelques initiations ?
Par ailleurs, apprendre à lire, c’est également apprendre à lire… les images, fixes et animées. La réalité n’est pas forcément ce que nous voyons ! Vu la place que tiennent les médias dans notre quotidien, n’est-on pas tout autant analphabète, quand on n’est pas au fait de la conception et de la production des images ?
Enfin, apprendre à lire, n’est-ce pas encore s’interroger en permanence sur les sources, la validité et la pertinence des informations ? D’où viennent-elles ? Qui les donnent ? A quel moment ? Pour quels enjeux ? Les informations, leur diffusion, leur codage ne sont jamais neutres. Très tôt le jeune peut être sensibilisé à la place et aux fonctions des données. Son esprit critique demande à être aiguisé aux techniques de saisie et de décodage des différents médias, du livre à Internet. Chacun a sa spécificité, ses rituels, ses contraintes, sa culture ; chacun demande à être décodé et situé de façon spécifique.
Débattre de l’école devient sûrement fondamental sur tous les plans. Mais encore faudrait-il sortir de l’habitude ou des évidences… A quoi sert une école qui ne fournit pas les repères pour notre époque ? Toutefois ne me faites pas dire ce que je ne dis pas… Penser l’école en termes de savoirs pour aujourd’hui ne signifie pas abandonner l’histoire ou les langues anciennes. Bien au contraire, elles ont toutes leur place… si elles sont enseignées non pas pour elles-mêmes, mais pour fournir un sens au monde actuel. Mais cela est un autre débat !
André Giordan
Aancien instituteur, est professeur à l’université de Genève, directeur du LDES. Ses derniers ouvrages : Une autre école pour nos enfants ?, Delagrave, 2003, Apprendre !, Belin, 2002.