Lundi, 13h30. Après une matinée de cours de collège en distanciel, me voici en école, en CP, pour poursuivre une activité juste engagée il y a quelques semaines : utiliser un jeu de l’APMEP, Match Point, et ses fiches pédagogiques, pour parler stratégie à des enfants de 6 ans. Maths et stratégie, voilà qui va bien ensemble. J’ai des exemplaires du jeu, j’ai les fiches péda (éditées par l’APMEP : c’est clef en mains, ce jeu) que j’ai plastifiées, c’est parti.
Communiquer
Je questionne les enfants : se souviennent-ils du jeu, ou l’ont-ils oublié ?
« Non, on n’a pas oublié : il est trop bien le jeu ! »
« C’est comme un domino. »
« T’as des pièces, tu les places et ça fait des points. Le but c’est de gagner. »
« Oh bah tu peux perdre, aussi ! »
« Ah oui, c’est vrai. Le but c’est de gagner ou de perdre. »
« Non, le but c’est les maths. »
« Le but c’est de placer le domino pour retrouver les mêmes chiffres que sur la feuille. »
« Il faut avoir les mêmes faces pour que ça donne des trucs ».
« Il y a 1, 2, 3, 4 ou 5 et pis des couleurs. »
« Tu fais + et pis tu comptes. »
Résumons. Il faut réfléchir vite : que m’ont dit les enfants que je dois réinvestir tout de suite ? Je les regarde pour me remémorer ce qu’ils viennent de me dire. « C’est un super jeu de maths. Ses pièces ressemblent à celles d’un domino. Sur chaque pièce sont représentés quatre nombres (parmi 1, 2, 3, 4 et 5). Lorsque je pose une pièce, je gagne des points pour chaque nombre en contact par un côté avec le même nombre d’une pièce déjà posée. Je vais faire des additions… Le joueur qui obtient le plus de points gagne.
Par exemple, ici, combien vais-je gagner de points si je pose cette pièce :
Raisonner
Les réponses arrivent tout en vrac : 5 ! 4 ! 2 ! 7 ! 14 ! 18 ! 10 ! 15 ! Ok, ok. On va trier tout ça en se repassant la règle. Un enfant vient montrer au tableau, sur lequel la situation est projetée, quels nombres de ma pièce vont rapporter des points : le 5 et le 2. D’accord. Pourquoi ?
« Parce que le 5 il a un 5 et le 2 il y en a 2 aussi. »
Très bien : les deux 5 se touchent par un côté, les deux 2 se touchent par un côté. Et mon 4 ? Et mon 3 ?
« Ça fait rien parce que ils sont tout seuls. »
Super. Ca donne quel calcul ?
« Ah ouiiii 5 et 5 et 2 et 2. Moi j’ai dit 5 et 2 une seule fois. »
« Moi j’avais tout calculé sur la pièce. Mais là j’ai compris. »
« Tu fais 5+5+2+2. »
« Moi je fais 5+2 et encore +5+2. »
« Non, tu peux pas. »
« Siiii, je peux ! »
Bon, discutons, les gars ; nous finissons par nous mettre d’accord : on a bien le choix, un choix qui se raisonne.
Calculer
Là, les enfants sont très inégaux : beaucoup dégainent les doigts, mais pas tous. Certains doivent se lever pour aller poser leur doigt et dénombrer un par un, quitte à oublier des « petits points ». Deux sont très concentrés, silencieux, et concluent pour eux-mêmes : « quatorze ». D’autres verbalisent à tout berzingue : « deux et deux ça fait quatre, et heuuuuu cinq ça fait attends combien ça fait déjà ? » ; « cinq et cinq ça fait dix, c’est facile. Dix et quatre, heuuuu, dixquatre ? Non. Dix-onze-douze-treize-quatorze, quatorze ! », « deux plus cinq, sept, sept et sept heu sept-dix-quatorze », « dix et deux, douze, et treize, quatorze ».
Heureusement que j’enregistre : je passerais à côté de l’incroyable diversité de procédures. Je suis tellement occupée à mémoriser leurs gestes que je ne peux pas tout retenir.
Bon donc, 14. Ça c’est fait.
Représenter
On avance dans l’activité, et là, il y a une marche. Je projette :
On a une pièce de départ, il faut la place. Je fais quoi, moi ? Ca veut dire quoi, tout ça ?
« Ça veut dire notre pièce elle va dans le carré blanc qu’est entouré ! »
« Oui, oui, mais tu peux la mettre pas pareil, ça dépend comment tu fais. »
« Regarde : tu peux la mettre comme ça ou alors comme ça. »
« Oui, tu peux la tourner ! »
D’accord ; je synthétise : le carré entouré avec un bord épais signale l’emplacement de la pièce qu’on me donne à poser. C’est très important et nous devons nous y arrêter : c’est du codage, et si les enfants manquent ce codage ils vont bloquer pour l’ensemble des fiches que je leur proposerai. Et j’ai combien de choix alors ?
« Bah quatre. »
C’est bien la première fois qu’on ne me répond pas « autant que tu veux », ou « plein », ou « 1 ». Pourquoi quatre ?
« Parce que il a quatre côtés le truc. »
« C’est un carré comme là-bas. » (L’enfant désigne un affichage)
« Du coup si tu tournes encore tu reviens au même. »
Bon, bien, la suite alors : que vais-je faire dans les représentations proposées par la fiche ? Je vais dessiner les petits points, selon chaque position possible, et calculer.
Modéliser
Pourquoi tout ça c’est important ? Si je pose n’importe quelle pièce n’importe comment, est-ce que ce sera pareil ?
« Nan : là si tu colles les 2 bah tu gagnes moins que si tu colles les 5 »
« Pis là si tu fais comme ça tu gagnes les 4, c’est tout, mais si tu fais comme ça tu gagnes les 3 et aussi les 2 et ça va faire plus. »
« Et quand tu poses, faut savoir comment tu la mets, parce que si tu fais n’importe quoi tu peux faire 0 alors que tu aurais pu faire pas 0. »
Alors nous parlons stratégie : il y a un algorithme de choix de la bonne pièce au bon endroit, dans la bonne position, finalement. Une méthode. Un modèle.
Je peux faire au hasard. Mais je peux décider, maîtriser mes actions.
Chercher
C’est au tour des élèves : en binôme, un feutre, des pièces du jeu, une fiche d’entraînement avec des exercices qui préparent une vraie partie pour plus tard ; mais ce sera une partie où chacun aura les moyens de jouer en faisant ses choix consciemment, en s’appuyant sur des méthodes réfléchies, en sachant interpréter ce qu’il voit.
Et ils se lancent, travaillent, s’interrogent, nous font vérifier. Certains atteignent la deuxième fiche quand beaucoup ont terminé la troisième. Un groupe a même traité la cinquième. Ils se reprennent, corrigent, nous expliquent leurs représentations, parfois justes sur un exemple et inexactes sur l’exemple qui suit.
Ils cherchent, ils développent leur intelligence. Ils font des maths : ça tombe bien, parce qu’au final le but n’est bien ni de gagner, ni de perdre. Le but, c’est les maths.
Claire Lommé