La campagne d’évaluation des établissements a été lancée à la rentrée 2020. Face à la crise sanitaire, le projet cher au ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer a dû être revu à la baisse avec 12 % des établissements concernés, des collèges dans leur très grande majorité, au lieu des 20 % prévus. A mi parcours, le bilan du nouveau Conseil d’évaluation de l’École est sans surprise encourageant. Les remontées de terrain, elles, sont plus mitigées, avec des équipes fatiguées par les protocoles sanitaires à répétition, ne comprenant pas bien les objectifs, manquant de temps ou tout simplement méfiantes. L’année sera décisive pour l’avenir du projet, au coeur de « la culture de l’évaluation » que le ministre veut insuffler à l’école française.
Il faut « une évaluation réelle des écoles, des collèges et des lycées, une évaluation non dramatisée qui devra être un levier de réussite pour le système éducatif », affirmait Jean-Michel Blanquer lors du vote du projet de loi Pour une école de la confiance en février 2019. Sans attendre, la campagne a donc démarré à la rentrée 2020, en pleine crise sanitaire. Pourquoi ne pas avoir attendu ? La raison est largement politique : il était risqué de lancer une réforme aussi sensible l’année de la présidentielle. Et le ministre entend bien l’inscrire dans le quinquennat.
Voilure réduite
La voilure a toutefois été réduite en novembre 2020, lors du deuxième confinement. Il a alors été décidé de n’évaluer que les établissements volontaires, à un rythme plus lent. Aujourd’hui 1 228 établissements – 12 % du total et non plus 20 % comme prévu – sont engagés dans la campagne. A 86 % ce sont des collèges, répartis dans toutes les académies. On ne compte que 4 privés, des précurseurs, l’enseignement privé sous contrat devant s’engager à la prochaine rentrée. De même pour les lycées à qui on a laissé le temps de digérer la réforme du bac. Le tour des écoles devrait venir plus tard.
Concrètement, la démarche se décline en trois temps. Une première phase est consacrée à l’auto-évaluation par tous les acteurs – les personnels, les élèves, les parents …. La seconde phase est une évaluation externe, réalisée essentiellement par des chefs d’établissement et des inspecteurs. Enfin lors de la troisième phase, la démarche doit déboucher sur un projet d’établissement, présenté comme particulièrement solide en raison de l’échange qu’il y aura eu entre les acteurs qui s’auto-évaluent et les évaluateurs externes.
Le processus affiche trois objectifs : « faire mieux réussir tous les élèves », « améliorer le bien-être dans l’établissement », enfin « renforcer la dimension collective et le sentiment d’appartenance ».
Si l’on en croit le Conseil d’évaluation de l’École (CEE), le successeur du CNESCO dont le ministre n’appréciait guère l’indépendance, le bilan à mi parcours est largement positif – « des établissements très engagés », « une bonne perception des enjeux de la démarche », « du collectif créé »…
Sur le terrain où les équipes ont bien d’autres préoccupations, la campagne se déroule sans passion particulière. Nombre d’établissements parmi les 20 % initialement retenus pour cette première vague, ont choisi de se retirer – 12 % sont restés volontaires. Dans ceux-là, pas de levée de boucliers mais des remous à bas bruit, signes de questionnements, d’incompréhensions et d’une méfiance à l’égard de ce qui apparaît souvent comme une n-ième injonction.
Les profs font mal
Au collège Chateaubriand de Villeneuve-sur-Yonne, la démarche a dès le début suscité des réticences. Sur la cinquantaine d’enseignants, une minorité ont rempli le questionnaire d’auto-évaluation. C’est au moment de rejoindre les groupes de travail que le blocage s’est produit. « Personne ne s’est inscrit, explique Arnaud Munsch, prof d’histoire-géo et représentant SNES-FSU. Le processus a alors été reporté à l’an prochain. Ajouté au fait que le principal partait à la retraite, le boycott a été décisif »
Arnaud Munsch explique ce refus par plusieurs raisons : « avec ces questionnaires, on a encore une fois l’impression que s’il y a un problème, c’est parce que les profs ont mal fait. On craint aussi une mise en concurrence des établissements, avec des moyens supplémentaires attribués à ceux qui font du bon travail. Enfin, en pleine crise sanitaire, les profs n’ont pas envie de prendre encore du temps pour quelque chose dont ils ne voient pas trop les objectifs. Les groupes de travail étaient prévus hors des heures de cours, sans aucun moment banalisé. ».
Ce sentiment d’incompréhension, on le retrouve dans d’autres collèges voisins. A Brienon-sur-Armançon, les enseignants du collège Philippe Cousteau avaient joué le jeu. « Ils ont participé à toute la démarche, on leur a même dit qu’ils étaient une pépite », explique Mathilde Pedrot, représentante départementale du SNES. Mais début 2021, ils ont appris qu’on leur supprimait encore une classe. Ils se sont mis en grève et ont juré qu’on ne les y reprendrait plus…
Dans l’Yonne encore, au collège Paul Bert d’Auxerre, des enseignants ont rédigé un courrier refusant que les évaluateurs externes viennent dans leur classe. Au collège Parc Des Chaumes à Avallon, qui perd des classes, des professeurs ont collectivement refusé de participer à la démarche tout en se disant ouverts à la discussion.
Déconnexion de la question des moyens
D’après Mathilde Pedrot, la forme participative de l’évaluation est un leurre : « L’objectif affiché est de construire du collectif. Comment y parvenir alors que la logique est individuelle ? Toutes les questions posées aux parents sont sur le mode « Votre enfant est-il assez aidé ? » Pour les enseignants, si tu ne fais pas bien, c’est de ta faute et non pas parce qu’on t’a mis 30 élèves par classes en sixième. Le problème est que la question des moyens est totalement déconnectée.»
« Ce n’est pas sérieux de faire cela en ce moment ! poursuit la représentante syndicale. Lors de l’évaluation externe, alors que les cours se font sous protocole, on ne montre pas ce que l’on fait habituellement. Et puis on nous dit d’emblée qu’on ne nous donnera rien. Or à un moment, il faut bien des moyens pour faire correctement son travail.»
Béatrice Gille, l’ancienne rectrice de Montpellier nommée début 2020 à la tête du Conseil d’évaluation de l’école (CEE), ne nie pas les difficultés : « Nous sommes tout à fait conscients que le contexte n’est pas le meilleur. C’est pour cela que l’on a appelé au volontariat. Nous sommes très à l’écoute mais nous sommes aussi très convaincus que la démarche peut apporter beaucoup aux établissements. Alors que la crise génère beaucoup d’incertitudes, ils peuvent ajouter des questions sur ce sujet. »
La présidente du CEE réfute que les évaluations externes soient biaisées. « Tout ce qui intéresse les évaluateurs, c’est la vie de l’établissement, sa dynamique, les évolutions, mais ce n’est pas la classe. D’ailleurs, ils ne s’y rendent pas toujours. On leur demande aussi d’être extrêmement empathiques et bienveillants . Enfin, comme ils doivent tenir compte du contexte, logiquement ils tiennent compte des moyens. »
Nouveau management public
Au delà, le débat suscité par ces évaluations porte sur le fond. Gregory Frackowiak, secrétaire national du SNES chargé de la politique scolaire et de la laïcité, y voit la volonté d’introduire coûte que coûte le nouveau management public à l’école. « Cela existe depuis 40 ans et a abouti à un affaiblissement des services publics avec de moins en moins de personnel . Or, au SNES nous voulons bien discuter au niveau local mais pour poser des diagnostics ambitieux qui débouchent sur des politiques massives d ‘investissement pour un service public amélioré. »
La campagne d’évaluation est à ses yeux une nouvelle avancée de l’idéologie libérale de Jean-Michel Blanquer : « Pourquoi la lancer alors que le moment est si mal choisi ? Le gouvernement est obsédé par l’idéologie de la mise au pas des enseignants, surtout du second degré. Avec le nouveau management public, il trouve des outils pour imposer des pratiques aux personnels et faire des économies. Par exemple sur l’orientation, on ne recrute plus, on externalise les CIO et on va demander au collègue de maths, qui n’a pas été formé mais qui est prof principal, comment il va faire pour l‘orientation. »
Ultime danger avec ces évaluations, selon Gregory Frackowiak, « la volonté de casser le cadre national de l’Éducation nationale avec des projets qui seraient spécifiques à chaque établissement ». En fonction du contexte, les élèves ne seraient plus assurés de trouver une école aussi exigeante partout et ce sont à nouveau les inégalités qui se creuseraient.
Démarche chronophage
Au Sgen-CFDT où l’on est favorable à cette démarche et à l’évaluation des politiques publiques, on entend un tout autre son de cloche. « Il n’y a pas de rejet du terrain », affirme Alexis Torchet, secrétaire national chargé des politiques éducatives. Au contraire, poursuit-il, la démarche est « jugée intéressante, les gens sont intéressés de réfléchir sur le fonctionnement interne, il y a un besoin de se poser, de se confronter à un regard extérieur. » En plus, rien n’interdit de poser la question des moyens, en disant ce que l’on peut faire et ce que l’on ne peut pas faire faute de moyens.
Mais le Sgen-CFDT reste prudent et s’inquiète du « problème du temps ». La démarche est en effet « jugée chronophage » par les équipes qui ont aujourd’hui bien d’autres priorités, comme celle de faire cours sous COVID… Et pour associer réellement tous les acteurs de l’école, cela exige du temps. « Ce qui serait regrettable, avertit Alexis Torchet, c’est que l’auto évaluation soit cantonnée à un collectif réduit, pire à l’équipe de direction »… Enfin, a-t-on les moyens d’une évaluation externe alors que les chefs d’établissement et les inspecteurs ont une liste de missions qui ne cesse de s’allonger ?
Pour la centrale réformiste, la partie n’est pas gagnée. Il faut encore convaincre pour assurer la pérennité de la démarche. « Comment donner du sens à tout cela, faire que ce ne soit pas vécu comme une nouvelle procédure bureaucratique ? », s’interroge Alexis Torchet. Il évoque « l’empilement de couches de procédures qui gagneraient à être fusionnées ».
Grand projet macroniste
Béatrice Gille reconnaît que le temps « est une vraie question ». « Mais il fallait déjà du temps pour le projet d’établissement. La démarche s’y substitue et nous avons été très attentifs à ne pas rajouter de travail. La vraie nouveauté est que nous souhaitons la participation de tous – personnels, élèves, parents…- à l’auto évaluation. Et pour cela, en effet il faut dégager du temps, y compris du temps élèves. » Le conseil devrait faire un point à la fin de l’année à partir des remontées académiques.
Reste le défi au coeur de la campagne : insuffler la fameuse culture de l’évaluation. « En France, on est très habitué aux procédures de contrôle, explique Béatrice Gille. Or là, nous sommes dans une démarche d’évaluation avec pour finalité l’amélioration du service public, en considérant la réalité de l’établissement, en lui redonnant de la vie, du collectif, en développant une réflexion d’établissement. Nous n’étions pas habitués à travailler à ce niveau-là. Nous allons devoir beaucoup former. »
En réalité, ce sont bien deux visions qui s’affrontent. A l’approche de la prochaine présidentielle, le temps presse pour les macronistes pour transformer l‘école selon leur vision, faire de l’évaluation un « outil de pilotage » du système, promouvoir la performance et les résultats. Avec cette campagne même menée au ralenti dans les établissements, Jean-Michel Blanquer entend bien contribuer au grand projet macroniste d’une école du mérite débarrassée de ses carcans égalitaires.
Véronique Soulé