Pas un jour, depuis les attentats de janvier, sans que des voix s’élèvent, chez les politiques, les intellectuels ou dans la presse, pour dire l’importance de l’apprentissage du « vivre ensemble » à l’École… Certains ajoutent, fort justement, que l’École ne pourra, en aucun cas, reconstituer, à elle seule, le lien social si, dans le même temps, un travail de fond n’est pas engagé par l’ensemble de la société en matière de politique de la ville, de priorité d’accès à la formation continue pour ceux et celles qui sont les plus éloignés de l’emploi, de lutte contre toutes les formes de ségrégation aussi bien sur le plan territorial, social que culturel… D’autres – trop peu nombreux à mon goût – soulignent aussi que la responsabilité de l’institution scolaire elle-même est engagée et que l’injonction moralisatrice au « vivre ensemble » doit s’articuler à une politique volontariste de mixité sociale, intégrant les établissements privés et publics, limitant, par des mesures fortes en matière de dotation aux établissements et de carte scolaire, toutes les formes de regroupements claniques, subis ou voulus, qu’ils soient fondés sur la complicité culturelle ou le niveau de revenus.
Et c’est évidemment là une responsabilité essentielle pour une institution qui se veut, à la fois, publique et laïque dans un État qui n’interdit pas les communautés affinitaires mais n’a pas à les financer. La tâche est donc immense et nécessite bien, pour le coup, une « refondation » authentique de la politique scolaire… qui, malheureusement, tarde à venir ! Pour autant, cela ne doit pas nous empêcher – tout au contraire – de travailler inlassablement, au sein de l’École, à l’élaboration d’outils pédagogiques qui permettent, avec des élèves dont l’hétérogénéité devra être assumée comme une richesse, de construire de véritables « collectifs », capables non seulement de « vivre ensemble », mais de « faire ensemble société ». (1)
Du « vivre ensemble » au « faire ensemble »
Disons le clairement : on peut parfaitement « vivre ensemble » indifférents les uns aux autres, résignés à une juxtaposition subie, en n’ayant en commun que l’individualisme nécessaire pour tolérer l’autre tant qu’il ne conteste pas le principe du « chacun pour soi ». On peut très bien « vivre ensemble » sous l’emprise d’un gourou qui contient par la force d’une identification fusionnelle toute velléité d’individuation et, a fortiori, d’émancipation. On peut tout à fait « vivre ensemble » sous l’autorité d’un despote dont le pouvoir des menaces anesthésie toute tentative de résistance. On peut aussi « vivre ensemble » lobotomisés par la machinerie publicitaire, enrôlés dans la « société du contrôle » dont parlait Gilles Deleuze, les yeux rivés à des écrans qui ne nous renvoient que notre propre image, figés dans la sidération narcissique, sans jamais prendre le temps de rencontrer réellement les autres ni de se coltiner avec eux à l’élaboration d’un projet commun.
J’avais étudié, à ce sujet, il y a une quinzaine d’années, un phénomène que j’avais baptisé « l’effet jokari », du nom de ce jouet, un peu désuet, où une balle est attachée à un plot de bois par un élastique et revient donc systématiquement à celui qui l’a envoyée, avec une force proportionnelle au coup de raquette qu’elle a reçue. Je désignais ainsi les comportements claniques d’un certain nombre de jeunes, « attachés », en quelque sorte, à un groupe qui leur offre une identité et une protection, et qui ne parviennent pas à s’en éloigner, ni pour des raisons affectives, ni pour des raisons professionnelles, ni, évidemment, pour exprimer le moindre désaccord avec la position dominante incarnée par « le chef ». Toute tentative dans ce sens est, en effet, perçue comme une incartade insupportable et immédiatement suivie d’un vigoureux rappel à l’ordre, quand ce n’est pas d’une punition sévère. Le simple fait de se déplacer seul pour se rendre dans un Mission locale, chez un possible employeur ou à un rendez-vous amoureux est vécu, dans ce cas, comme une trahison et sanctionné par l’injonction immédiate d’un surcroit d’obéissance mimétique… Et ce fonctionnement groupal n’a évidemment pas disparu, bien au contraire. Il est une des composantes de cette radicalisation dont tout le monde s’inquiète aujourd’hui et que chacun cherche à comprendre. Il est le corollaire de l’exclusion dont sont victimes une partie des jeunes et la conséquence de leur recherche éperdue d’une protection que les institutions de la République ne leur offrent plus. Il est une manière de fabriquer, dans des enclaves plus ou moins clandestines, un « vivre ensemble » particulièrement préoccupant. Un « vivre ensemble » qui est un vaccin efficace contre la solitude des exclus, mais un vaccin aux effets mortifères sur les valeurs fondatrices de notre République, un vaccin qui détruit lentement mais surement les anticorps nécessaires à toute démocratie, ceux-là même que Kant évoquait en définissant « Les Lumières » : « Sapere aude »… « Ose penser par toi-même. »
C’est pourquoi il faut préférer le « faire ensemble » au « vivre ensemble » et, mieux encore, la « construction du collectif » à la juxtaposition des individus, fût-elle « pacifiée » par nos machineries technocratiques… le plus souvent, d’ailleurs, en ayant été auparavant minutieusement « passifiée » par un conditionnement psychique redoutable ! Car un groupe humain, pour faire une place à chacun et lui permettre de se tenir debout, pour promouvoir chaque membre et lui donner les moyens de s’engager avec d’autres dans la construction d’un avenir commun, suppose bien autre chose que la « passification », même obtenue, à grand frais, par le déploiement d’un arsenal de signalements et de sanctions. Cela suppose de donner à chacune et à chacun la possibilité d’adhérer à un projet collectif tout en construisant librement sa propre identité.
Des collectifs qui donnent à chacun une place et un projet à tous
Que faut-il, en effet, pour faire exister un véritable collectif ? Il faut conjuguer, grâce à des « institutions » (2), le droit à la ressemblance et le droit à la différence. Il faut que les personnes se reconnaissent, pour une part, comme « semblables », tout en se respectant, par ailleurs, dans leur « altérité ». Il faut qu’elles partagent un projet commun et que chacune et chacun aient, dans ce projet, un rôle, une responsabilité qui permettent ensemble au projet d’aboutir…
Mais attention ! Le projet commun n’est nullement un préalable à la définition du rôle de chacun, comme on le croit trop souvent. L’adhésion à ce projet, en effet, est même souvent problématique dès lors que chacune et chacun ne voit pas la place qu’il pourrait y avoir et la contribution qu’il pourrait y apporter. En réalité, la définition du projet et celle des rôles que peuvent endosser tous les participants entretiennent un rapport dialectique : c’est parce que chacun entrevoit comment il va s’impliquer dans le projet que ce projet prend corps sous ses yeux et qu’il peut y adhérer… et c’est au fur et à mesure que ce projet est précisé, inscrit dans l’espace et dans le temps, avec des perspectives concrètes et saisissables, qu’il permet à chacun de se demander comment il pourra s’y inscrire au mieux. Les personnes définissent le projet en cherchant, tout à la fois, ce qui les réunit et ce qui les spécifie. Et le projet permet aux personnes de mieux comprendre comment chacune d’entre elles peut contribuer concrètement à la construction du collectif. C’est dans l’interaction permanente entre « ce qu’on pourrait faire ensemble » et « ce que chacun veut faire », c’est dans les ajustements et redéploiements que cette interaction impose, que se construit, souvent laborieusement mais de manière féconde, un avenir du commun qui promeut les singularités.
Des collectifs qui permettent de faire l’expérience de la solidarité et de l’autorité légitime
Ainsi, dans un travail qu’il faut bien appeler pédagogique – et auquel il faudra bien, un jour ou l’autre, se décider à former les futurs enseignants – s’élabore du collectif. Du collectif qui « tient debout » parce qu’il sait où il va et qu’il fabrique de l’inclusion et non de l’exclusion. Du collectif qui configure une architecture grâce à laquelle « les êtres ne tombent pas les uns sur les autres », en des alternances d’amour et de haine, de réconciliations faciles – toujours sur le dos de boucs émissaires – et de règlements de compte internes – pour s’assurer du pouvoir sur les autres. Du collectif où l’on fait l’expérience, tout à la fois, de la solidarité et de l’autorité : solidarité nécessaire pour que ce qui s’est construit ensemble se réalise au mieux… autorité pour que chacun et chacune, dans son rôle et « en tant qu’il est responsable d’une tâche précise », puisse contribuer à ce que le projet soit mené à bien.
Car la véritable autorité – celle que nous devons apprendre et faire respecter aux élèves –, c’est bien celle qui s’exerce « en tant que… ». « En tant qu’il est responsable du bocal à poissons rouges, un élève de quatre ans peut avoir autorité sur ses camarades et leur interdire légitimement d’en polluer l’eau », expliquent les praticiens de la « pédagogie institutionnelle ». Et, en tant qu’il est chargé de présider une séance ou un débat, un élève de collège a autorité sur la distribution de la parole dans le groupe. Comme, en tant qu’il est chargé de la comptabilité de la « micro-entreprise », un élève de lycée professionnel a autorité pour organiser la recherche des financements et vérifier l’équilibre des comptes… On pourrait multiplier les exemples de responsabilités qui contribuent ainsi à la construction d’un collectif, de la plus banale – la responsabilité d’expliquer à un camarade quelque chose qu’il n’a pas compris – à la plus exotique – celle de composer, par exemple, la musique d’une vidéo illustrant le surgissement du plissement alpin ! Car il existe une multitude de tâches, de fonctions et de rôles qui, dans toute démarche pédagogique, permettent de faire l’apprentissage de la véritable autorité, celle qui fonde notre démocratie : l’autorité de la responsabilité et du service rendu au collectif, l’autorité qui donne à chacune et à chacun la certitude qu’il a bien une place… et que, dans ces conditions, il n’a pas besoin de prendre toute la place – en détruisant la possibilité même du collectif – pour montrer simplement qu’il existe !
On nous demande aujourd’hui – fort justement – de lutter contre toutes les formes d’emprise et de nous mobiliser pour les « valeurs de la République ». Mais, on n’y parviendra pas par de simples « rappels à l’autorité des enseignants » ! On y parviendra peut-être, en revanche, en travaillant, partout dans l’École, à la construction de collectifs où se réfléchit et se met en œuvre une conception démocratique de l’autorité fondée sur la responsabilité assumée.
Construire du collectif « à tous les étages » de l’institution scolaire
Ne boudons pas notre plaisir ! Même si cette préconisation est un peu « perdue » dans un ensemble assez hétéroclite, nous trouvons dans le plan paru récemment et intitulé « Tous mobilisés pour vaincre le décrochage scolaire », une mesure (la mesure 4 de l’axe 2, « Faire le choix de la prévention ») qui ouvre quelques perspectives : on nous demande, en effet, de favoriser « l’entraide et le travail collaboratif entre élèves » : « habituer les élèves à travailler en binômes ou en petits groupes, nous explique-t-on, permet de stimuler l’entraide et le soutien entre élèves tout au long de leur scolarité. Un temps d’entraide et de travail hebdomadaire sera développé afin d’encourager le soutien mutuel entre élèves. Le travail en petits groupes autour d’un projet commun sera favorisé, en particulier au collège, afin de développer l’esprit collectif. » (3)
Chiche ! Inscrivons donc concrètement ces propositions dans tous les projets d’établissements d’ici la fin de l’année scolaire afin qu’elles soient opérationnelles partout dès la prochaine rentrée ! Nous serons nombreux à nous réjouir et à jouer le jeu !
Mais, sans doute, doit-on aller encore plus loin en considérant « la construction du collectif » comme un objectif fondateur et structurant « à tous les étages » de l’institution scolaire. L’entraide entre élèves est, effectivement, une priorité absolue : ressource pédagogique essentielle longtemps sacrifiée au mythe de la classe homogène où « tout le monde fait la même chose en même temps », elle doit revenir aujourd’hui au premier plan, dans la classe comme entre les classes. Elle doit être institutionnalisée de la maternelle à l’université, car elle est l’expression de la solidarité en actes, représente souvent un moyen de contourner des blocages affectifs ou cognitifs et profite, évidemment, tout autant au moniteur qu’au « monitoré »… Et puis, dans la classe, sur des apprentissages précis, il faut aussi développer de véritables « groupes d’apprentissage » : pas simplement des mises en groupes « sauvages » où l’on propose aux élèves de se regrouper par trois ou quatre pour rédiger un texte ou résoudre un problème – avec la quasi certitude que, très vite, la répartition se fera « naturellement » en concepteurs, exécutants et chômeurs – , mais des groupes de travail où l’on s’assure de l’apport de chacun, où le mode de fonctionnement impose la mise en commun et où une évaluation rigoureuse garantit que toutes et tous se sont bien appropriés les savoirs en jeu… (4) Il faut aussi, bien évidemment, développer la « démarche de projet » telle qu’elle a été formalisée depuis l’Éducation nouvelle : avec de vrais projets mobilisateurs, des « institutions » pour les expliciter, les organiser, les mettre en œuvre et les réguler ; avec aussi une attention toute particulière à la nécessaire rotation progressive des tâches pour que les plus compétents ne se voient pas attribuées systématiquement les places les plus gratifiantes, tandis que les moins mobilisés seraient progressivement marginalisés, voire exclus… Et puis, bien sûr, il faut qu’au sein de l’école, du collège et du lycée – et même à l’université ! – nous construisions de véritables « collectifs apprenants », à taille humaine, avec des élèves encadrés par des équipes cohérentes où les enseignants travaillent ensemble, incarnent l’institution et ses exigences, de manière visible et solidaire, aux yeux des élèves et des parents, proposent des activités adaptées aux besoins qui émergent tout en assurant un suivi personnel solide. Le travail effectué, dans ce sens, par les « micro-lycées » et les « micro-collèges » est souvent remarquable et il n’y a aucune raison qu’il soit réservé aux « décrochés » ! Au sein de chaque établissement, nous devrions pouvoir proposer de réunir les élèves en de telles « unités pédagogiques fonctionnelles » et briser ainsi aussi bien la juxtaposition des indifférences, la concurrence brutale entre les personnes que la « clanification » systématique du public scolaire.
Philippe Meirieu
NOTES
(1) Cette contribution s’inscrit évidemment dans le prolongement du dossier du CAFE PEDAGOGIQUE : « Ségrégation ou école de la fraternité » qui, lui-même, doit donner lieu à une journée de travail à Paris le 21 mars 2015. Inscription :
http://www.cafepeda.net/Colloque2015.html
(2) J’emploie, évidemment, ce terme d’ « institution » dans le sens que lui donnent les théoriciens et promoteurs de la « pédagogie institutionnelle ».
(3) Cf. « Tous mobilisés pour vaincre le décrochage scolaire », sur le site du Ministère de l’Éducation nationale.
(4) Je me permets de renvoyer ici à mon ouvrage Apprendre en groupe ? tome 2 – Outils pour apprendre en groupe, Lyon, Chronique sociale, nouvelle édition 2005
Sur le site du Café
|