Pour piloter une institution, un système, un dispositif, on propose souvent de fabriquer des tableaux de bords. Pour les fabriquer il est nécessaire d’obtenir des indicateurs suffisamment précis et pertinents. On appelle cela recueillir des données. Les « objets informationnels » obtenus sont principalement de trois natures : les données explicites, les données implicites, les données induites ou déduites. Prenons l’exemple de l’enseignant. Les données explicites se sont les travaux effectués par les élèves, leurs interventions orales, leurs comportements : il y a intention. Les données implicites ce sont toutes les observations que l’enseignant recueille en observant les élèves « malgré eux » : il n’y a pas intention de la part de l’élève et parfois pas (de manière consciente) de la part de l’enseignant. Les données induites ou déduites sont les données que l’enseignant construit sur l’élève à partir des deux autres types de données et intégrées dans une approche plus globale associant l’histoire de l’élève (il a déjà fait ça l’an passé par exemple), de son environnement (on se rappelle ses frères, ou on voit qui sont ses parents), et divers éléments complémentaires (échanges avec d’autres enseignant pour trouver une convergence etc.…). Pour compléter le tout l’enseignant dispose de son fameux « petit carnet », désormais numérique pour nombre d’entre eux, qui incorpore, s’il le souhaite, toutes les « données qu’il veut conserver pour les traiter ensuite (compilation à l’occasion du conseil de classe, de la réunion avec les parents, remplissage du dossier scolaire).
Quelles données pour l’Education ?
Pourquoi la question des « données » est-elle en train de devenir centrale dans notre société ? Alors que depuis bien longtemps, le rapport de l’humain à son environnement l’a amené à construire des connaissances de plus en plus développées, on oublie que pour construire ces connaissances il fallait qu’il accède à des éléments de base (boson de Higgs ?) fondamentaux, que l’on nomme désormais, sans plus de précisions, « données ». Le Littré date de 1876 l’inscription du terme « data » dans ses colonnes avec cette définition : « Faits donnés, connus d’eux-mêmes ou par la science. » Bruno Latour, lors d’une intervention à l’ENS avait lui parlé « d’obtenus », mettant ainsi en avant l’intention de construction que ne comporte pas le terme « donné ». Ce terme, au contraire, évoque l’évidence, le visible, le déjà-là. Mais en regard de notre premier exemple sur l’enseignant dans sa classe, on peut constater que des données dites objectives peuvent se transformer en « obtenues » ou même en « construites ».
Passer de l’échelon de l’enseignant à celui de son ministère permet d’interroger la capacité de celui-ci à avoir des tableaux de bord qui lui permettrait de suivre ces actions. De la direction de l’évaluation (DEPP) à la cour des comptes et autres instituions, les pouvoirs publics sont très sensibles à ces indications. Mais à l’heure de PISA on peut s’interroger sur la capacité de nos institutions à concevoir de tels tableaux de bord. Un exemple illustre bien cela dans le domaine du numérique : quelle évaluation est faite des plans qui se sont succédés depuis plus quarante ans ? Pour le dire autrement de quelles données dispose-t-on réellement ? Ainsi lors de son intervention devant la commission de l’assemblée nationale, l’ancien Directeur du Numérique pour l’Education (DNE) était venu sans aucun chiffre ou enquête pour illustrer son propos. Il lui a d’ailleurs été demandé de les envoyer à la commission ultérieurement. Qu’en a-t-il été ?
Que deviennent les données des ENT ?
Un bel exemple de données importantes est celui des ENT (Environnements Numériques de Travail) qu’ils soient officiels (ceux choisis par les collectivités) ou non (les espaces proposés par Microsoft, Google et autres), ou encore ceux mis en place par des sociétés (Index éducation, Axess ou encore Statim parmi d’autres). Lorsque la Caisse des dépôts avait mis en place son dispositif d’analyse, il y avait quelques indications, bien modestes en regard du potentiel, il a été abandonné depuis un an. Or chacune des entreprises qui propose ses services dispose, elle, de moyens d’enregistrement des données, explicites et implicites très importantes (tracking précis comme on peut l’observer au travers d’un logiciel bien connu comme Moodle). Mais qu’en font-elles ? en rendent-elles compte au ministère et comment ? Bref comment un pilotage peut s’appuyer sur ces données pour construire ses tableaux de bord. Encore faut-il qu’on le souhaite réellement… Quand on consulte les données Profetic ou Etic, on constate qu’elles sont surtout remplies de manière déclaratives et parfois un peu rapide. Même si elles donnent quelques indications, elles sont bien imparfaites surtout si on s’intéresse aux usages réels des moyens numériques disponibles. Faut-il pour autant se tourner vers le chant des sirènes qui vous proposent les données de « tracking » comme peuvent le faire certaines sociétés (GAFAMI… entre autres) ?
La RGPD récemment entrée en vigueur a soulevé très explicitement ce problème en posant la question du « consentement éclairé de la personne ». Désormais courant dans le monde de la santé est-il appelé à se généraliser ? Tout pouvoir (public ou privé) peut être tenté de se passer de ce consentement ou tout au moins de laisser penser à un consentement. La surveillance des populations, leur asservissement à l’autorité est un enjeu capital aussi bien dans les pays ayant des pouvoirs dictatoriaux mais aussi dans les autres (cf. les USA…). Ce sont les chemins qui varient pour y parvenir : limitation des canaux ou surveillance de ces canaux, pour donner les deux extrêmes. Dans le monde scolaire, l’objectif de réussite (scolaire ou idéologique) peut aussi utiliser ces moyens. Et récemment un nouvel outil devient accessible sous l’appellation trompeuse d’intelligence artificielle, mais plutôt sous celle plus exacte d’algorithmes prédictifs.
Accompagner les élèves
Qu’en est-il ? L’avancée principale de ces dernières années est celle de la capacité d’analyser de grandes masses de données pour en tirer non seulement des enseignements (tableaux de bord) non seulement des projections (statistiques) mais aussi des prédictions. En quoi l’évolution est-elle significative ? Revenons à notre enseignant dans sa classe (deux niveaux et 26 élèves en primaire ou 30 élèves en classe de SVT ou de français en collège lycée). Il pourrait à court terme avoir à sa disposition des moyens extrêmement sophistiqués pour accompagner ses élèves. Grace au recueil massif de données et à l’application d’algorithmes prédictifs, il pourra orienter le travail de l’enfant (en se basant sur des modélisations issues des neurosciences), certains se prennent même à espérer que grâce à des activités strictement numériques, un enfant pourrait même se passer de son enseignant… et de ses conseils… mais ne rêvons pas.
Revenons au pilotage d’un système. Regardons par exemple l’activité des enseignants. En début d’année est conçu un emploi du temps, celui-ci est enregistré dans les bases de « données » de l’académie. Là où les choses se compliquent c’est lorsque l’on regarde l’année entière et ses variations. Certains établissements modifient de manière régulière les emplois du temps (organisation en trimestre ou en semestre par exemple). D’autres modifient très fréquemment l’emploi du temps pour prendre en compte les projets, les évènements, la souplesse d’adaptation au réel. L’académie peut-elle suivre en temps réel (ou à peu près) ces éléments ? En a-t-elle les moyens ? Au sein des établissements eux-mêmes peut-on avoir l’information ? La complexité du quotidien se trouve désormais accompagnée par des moyens numériques puissants pouvant fournir des informations en temps réel. On pourrait imaginer une application pour smartphone qui tracerait l’activité de l’enseignant et celle de l’élève. On saurait ainsi qui est où à quel moment et il ne faudrait pas grand-chose pour déclencher la transmission audio et vidéo au moment voulu (via les assistants vocaux par exemple).
Surveiller la surveillance
La société de surveillance est désormais munie d’outils à la puissance inégalée jusqu’à aujourd’hui et inespérée pour les amateurs de « tour de contrôle ». Dans le champ de l’éducation, le développement d’instruments nouveaux pourrait faire advenir une nouvelle forme de la « relation éducative » qui, ainsi « intermédiée » pourrait modifier la relation humaine au sein de l’espace éducatif. Il est indispensable, alors que le monde marchand l’a presque totalement ignoré, qu’une réflexion soit mise en place pour qu’une « surveillance » de la « surveillance puisse advenir. Les récents propos du ministre sur le pilotage des apprentissages en particulier à l’école primaire sont inquiétants : alors qu’il ne dispose pas de véritables tableaux de bords des pratiques, il peut être tenté d’imposer des systèmes de contrôles complémentaires pour s’assurer de la conformité entre le prescrit et le réel…
Bruno Devauchelle
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Voir aussi l’intervention de JM Merriaux (DNE) le 5 juillet à l’Assemblée nationale. Un passage sur ce sujet à 22 mn 30.