Non ce ne sont pas des devoirs de vacances… mais un devoir plus fondamental, permanent, celui de la culture. Mais la culture prise au sens anthropologique du terme, prenant en compte ce que l’homme construit. Trop souvent réduite à la culture artistique, la culture est un ensemble vaste et mouvant au sein duquel l’homme vit, et qu’en même temps il construit. La culture n’est pas un objet extérieur, c’est d’abord une partie de soi qui s’exprime dans le collectif social auquel nous appartenons. L’informatique est désormais un élément de la culture dont le terme numérique est devenu le symbole.
A écouter les auditions de la commission de l’assemblée nationale menées par Bruno Studer et le rapport de la sénatrice Catherine Morin-Desailly sur la question de l’informatique et l’école, on voit ressurgir une question ancienne dans le domaine : faut-il un enseignement spécifique de l’informatique dans le scolaire et un corps d’enseignant spécialisés ? Ou au contraire faut-il que tous les enseignants disposent d’un bagage suffisant en informatique pour aborder avec tous les élèves et dans des situations variées, la compréhension du phénomène informatique dans la société. Une autre question resurgit en filigrane de la première : faut-il plutôt privilégier le besoin industriel de bras informatique en formant très tôt des jeunes à l’informatique ou privilégier le besoin social, culturel et citoyen de développer chez les jeunes une culture de l’informatique basée principalement sur l’approche sociocritique des usages.
Il faut d’abord expliquer un point essentiel. Le lien entre informatique et numérique est à rapprocher des deux versants de la même montagne. Le « fait social total » (Marcel Mauss) désormais incontestable de l’infiltration des procédés informatiques (matériels et logiciel – infrastructures et superstructures) dans le quotidien de tout être humain, devenu largement numérisé. Mais cette pénétration s’effectue à l’instar de la perturbation endocrinienne ce qui rend la question des choix éducatifs plus complexes. D’un côté le versant informatique, de l’autre le versant numérique. Cette distinction paraît très éloignée de la réflexion des usagers du quotidien pour qui le versant purement informatique est peu accessible, compréhensible et parfois vécu comme magique. Et pourtant chacun ne cesse d’être confronté à la nécessité d’utiliser des médiations numériques pour agir, comprendre, interagir etc… Comment dès lors accéder à une maîtrise culturelle qui permette au moins de ne pas être un simple consommateur manipulé.
Dépassons la question de la formation, posée systématiquement, mais mal posée, car le plus souvent en termes de journées ou de dispositifs spécifiques et souvent sur un mode incantatoire. Plus qu’une question de formation c’est d’abord une question de prise de conscience du fait culturel. Deux processus peuvent être évoqués pour envisager cela : l’acculturation et l’enculturation. Si le premier concerne le groupe social (d’origine nord-américaine, J.W. Powell à la fin du XIXe siècle), le second concerne l’individu et en particulier l’enfant (cf. Margaret Mead première moitié du XXè siècle).
L’acculturation au numérique s’opère de manière quasi imperceptible. En intervenant dans de nombreuses situations humaines les moyens informatiques contraignent l’usager à les accepter (appropriation) pour accéder à des résultats qui sont censés être meilleurs qu’auparavant (services publics, commerce et maintenant éducation…). A la notion de progrès s’ajoute celui d’une technique que l’on peut désormais qualifier d’interstitielle : elle s’immisce là où nous laissons de la place. Progressivement les comportements changent sous l’effet de l’évidence admise comme telle et très peu discutée, même pour les plus défavorisés. Au-delà des commodités, il y a la possibilité d’individuation qui touche de manière implicite chacun de nous pris dans ce processus d’acculturation.
L’enculturation, c’est ce que devrait proposer l’école. Mais elle ne le fait pas ou peu parce que l’acculturation n’est pas suffisamment mature et conscientisée pour pouvoir prendre le recul nécessaire. On peut même s’interroger sur la volonté des concepteurs et promoteurs de ces technologies quant à leur volonté de le permettre : les tourbillons médiatico-techniques donnent un tel sentiment de changement que la plupart d’entre nous ne parvenons pas à repérer les lignes de forces. Le processus d’enculturation a pourtant constamment été au coeur des débats, mais n’a pas obtenu, dans un monde scolaire qui confond savoir et culture (cf. Michel de Certeau), la place qu’il mérite au moins dans les réflexions des communautés éducatives.
Devoir de culture pour les adultes, et pour les jeunes ? Les adultes ont souvent ce rapport aux objets techniques (et en particulier numériques) sous la forme d’une extériorité : ils se considèrent souvent comme en position surplombante, méta, distante et surtout ont des difficultés à accepter leurs incompréhensions ou méconnaissances. Les jeunes ne se posent pas « tant » de questions, ils font. En l’absence d’enculturation explicite (on se limite au code – programmation et algorithme – maintenant), ils construisent leur culture en faisant (le fameux learning by doing ! de John Dewey). Face au phénomène d’acculturation en cours, il y a une sorte d’absence de prise de conscience. On peut faire l’hypothèse que c’est cela qui est à la source des hésitations récurrentes des pouvoirs publics à développer un véritable travail « culturel » dans l’institution éducative.
Les adultes éducateurs et en particulier les enseignants ont un véritable « devoir de culture » envers la place prise par le numérique. Il ne suffit pas de parler de conscience citoyenne (on se raccroche aux fantasmes révolutionnaires), car celle-ci est totalement transformée par les possibilités actuelles permises pas ces moyens informatiques et numériques. Quand nous entendons des enseignants déclarer qu’ils sont réticents, qu’ils ne se sentent pas vraiment à l’aise, qu’ils ne voient pas l’intérêt nous nous emportons ! Quand enfin les éducateurs acculturés sauront accompagner des jeunes et permettre leur enculturation ? Acculturés, ils le sont dira-t-on, mais une acculturation subie, soumise n’est pas une acculturation responsable. La métaphore du perturbateur endocrinien devrait nous faire réfléchir et servir de matrice pour construire un véritable processus de prise en compte du numérique dans la culture…
Comprendre non seulement comment cela fonctionne derrière l’écran mais aussi comment les transpositions fonctionnelles de ces algorithmes et de ces programmes renforcent leur insertion dans les espaces les plus variés de la vie quotidienne, sociale et professionnelle. Et cette insertion se fait aussi sous la forme de transformations contraintes de nombre de ces espaces. L’espace scolaire a tenté d’y échapper, ancré qu’il est dans son histoire. Et pourtant il n’y échappe pas, comme on peut le constater au travers de nombreux objets symboliques comme : le cahier de texte, les bulletins de note, les logiciels autour de l’orientation, les systèmes de visualisation de contenu, l’accès aux ressources….
Bruno Devauchelle
Toutes les chroniques de Bruno Devauchelle
De l’acculturation a l’enculturation, en foad, Thierry Gobert
Définition de l’acculturation du Memorandum du Social Science Research Council
Développement humain et éducation informelle, Pierre R. Dasen Université de Genève 2002