Par Jeanne-Claire Fumet
Si l’art d’enseigner n’est pas une technique, quelles valeurs peuvent fonder ses propres obligations ? Que signifient l’efficacité ou la réussite, voire l’obligation de moyens, sans critères déterminés ? Occupée à lutter contre l’idée d’un métier qui ne s’apprend pas, dans un effort de professionnalisation porté par les IUFM, la formation enseignante a peut-être négligé une valeur régulatrice essentielle, la morale. C’est en tout cas l’idée que soutient Erick Prairat, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Nancy 2. Dans La morale du professeur, il établit les éléments d’une éthique professorale et d’une déontologie enseignante, dont il tire les jalons d’une possible formation pour les étudiants en professorat. Une réhabilitation de la morale sans le moralisme, de la sollicitude sans le paternalisme.
L’art d’enseigner : ni vocation, ni technicisme
Une technique se caractérise par un ensemble exhaustif de règles dont l’application garantit à coup sûr l’obtention du résultat souhaité. Un art s’en distingue en ce que le corpus de ses règles n’y suffira jamais ; les circonstances s’en mêlent. L’enseignement, en ce sens, appartient au domaine de l’art. Mais l’art admet aussi, en général, des critères de réussite au regard de ses propres exigences. Comment viendra-t-on jamais à bout des exigences idéales de l’enseignement ? On aura beau dire que l’obligation ne porte que sur les moyens, refuser l’échec n’en demeure pas moins une injonction permanente et insoluble de l’exercice du métier. S’il est possible d’établir une limite raisonnée aux attentes de l’enseignement, c’est plutôt par la formulation des exigences déontologiques qui peuvent définir le métier de l’intérieur que par une quête de perfection idéale introuvable.
L’espace scolaire et ses hétéronomies
Erick Prairat rappelle d’abord ce qu’est l’art d’enseigner : transmettre une vérité qui dépasse la personne de l’enseignant, par une présence vivante et active, dans le cadre d’une institution qui exclut les critères sans valeurs, et assure le pouvoir et l’autorité du maître par la garantie de son expertise. Le lieu en est collectif, mais ce n’est ni l’espace domestique, ni l’espace public. Il assure aux élèves un moment de transition entre les deux. Chaque époque cherche à lui imposer le modèle d’un espace de référence qui lui est étranger (« hétérotopie ») : le couvent, puis la caserne, l’agora enfin – et peut-être bientôt l’espace économique. Les philosophes, de leur côté, s’efforcent d’en fournir la « conception normative » qui rappelle ses finalités idéales. Prise entre son aspiration légitime à l’autonomie et l’impossibilité de se couper du monde, l’école entretient avec la société une sorte de « porosité métabolique », dit E. Prairat, dont la règle demeure l’impératif d’éducation.
Un déontologisme tempéré ?
Pourquoi envisager une place pour la morale, dans cet art difficile et ce lieu intermédiaire ? À quel titre et à quelle fin ? D’abord parce que l’école est un lieu du vivre-ensemble, où doit s’élaborer une prise en compte et une considération d’autrui, qui ne relèvent pas de l’hédonisme (recherche du bien-être) ni du moralisme (conformité aux normes dominantes). Formatrice, la morale du professeur qui régule son action de transmission doit être en quelque manière exemplaire ; mais d’une exemplarité qui n’interfère pas dans les libertés privées. La morale professionnelle contribue à former en l’élève une « morale civique ». L’auteur interroge les grands modèles classiques : le déontologisme (morale du devoir), le conséquentialisme (qui accorde plus de valeur aux conséquences qu’aux motifs de l’action) et le vertuisme (qui valorise les qualités morales de l’agent). Aucun modèle n’est sans défaut : la morale du devoir est aveugle au contexte, celle des conséquences admet le sacrifice de certains au bien de tous, celle de la vertu parie sur des dispositions inébranlables peu réalistes. Reste la voie d’un « déontologisme tempéré », pour lequel la force impérative du devoir n’est jamais absolue au regard des circonstances, et qui repose sur l’exercice de vertus professionnelles à développer par la formation (tact, justice et sollicitude).
Des principes déontologiques fondamentaux
Du point de vue de la déontologie, comment établir le cadre d’exigences normatives qui ne soient pas techniques ou réglementaires, mais relèvent aussi bien des valeurs du bien et du juste, que de la prudence et de l’habileté spécifiques à la profession ? Comme toute déontologie, celle des professeurs doit émaner de la reconnaissance de valeurs partagées par les professionnels eux-mêmes : le respect d’invariants pédagogiques, tout d’abord ; le respect du pluralisme et des valeurs civiques, ensuite, à titre de remèdes contre le dogmatisme et les ingérences d’intérêts privés. Pour Erick Prairat, la déontologie enseignante repose sur quatre principes : l’éducabilité, qui ne laisse personne hors de l’école, l’autorité, qui permet la distance nécessaire à l’enseignement, le respect qui oblige à considérer la valeur de chacun, et la responsabilité, qui obligé à assumer décisions et actions. Leur formulation doit obéir à trois règles : la sobriété normative, pour en éviter l’inflation intenable, le souci de stabilité, pour des normes raisonnables et acceptables, et l’exigence de neutralité, afin d’éviter tout préjugé discriminatoire. L’auteur revisite et commente une précédente proposition de charte déontologique (2009) qui étaie son propos d’une illustration précise.
Un programme de formation pour les ESPE ?
Plus qu’une simple ébauche théorique, Erick Prairat établit les éléments d’une formation éthique et déontologique : il conçoit cette formation sous la triple forme d’un travail d’analyse notionnelle, de dilemmes pour la réflexion et d’exemples de chartes empruntées à différents pays. Les « notions » proposent d’explorer les acceptions et formes du devoir afin d’en clarifier les présupposés et les implications. Les « exercices de pensée » permettent d’interroger divers cas concrets sur des problèmes singuliers d’où l’induction de la règle pratique générale pose problème. Les différents exemples fournissent un aperçu de la manière dont d’autres communautés enseignantes (Suisse, Belge, Française et Canadienne) ont tenté de résoudre les difficultés de formulation ou d’arbitrages de telles chartes.
Dans la perspective d’un enseignement laïque de la morale à l’école, la réflexion d’Erick Prairat présente l’atout indiscutable de rendre clair et accessible la plupart des notions relatives aux débats sur les questions d’éthique et de morale, départageant ce qui relève de la fonction du professeur et de sa professionnalité, de ce qu’il lui revient de transmettre aux élèves, réaffirmant des exigences substantielles à l’égard de l’institution comme garante d’un enseignement convenable à tous. Loin d’un repli frileux sur des modèles passéistes, l’auteur propose une forme de révolution interne du monde enseignant, par laquelle il affirmerait et s’approprierait les valeurs communes qui peuvent constituer son identité.
Erick Prairat, La morale du professeur – PUF, 288 pages – 20.00 €. Parution : 09/10/2013
http://www.puf.com/Autres_Collections:La_morale_du_professeur
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