De toutes les catégories sociales, les enseignants ont le privilège d’être la plus éloignée des deux candidats du 2d tour et d’être la plus ciblée par les programmes de ces deux candidats. On comprend que la tentation de voter avec ses pieds soit forte. Mais les enseignants ont aussi la particularité d’avoir une éthique qui doit les pousser à s’opposer au pire. Et qui peut les aider à se préparer à un 3ème tour. Ce ne sera pas celui des législatives mais un tour social, celui des écoles et des établissements.
L’identité politique des enseignants reste à gauche
S’il y a une catégorie de déçus du 1er tour, ce sont les enseignants. Selon l’étude de Luc Rouban, pour Cevipof, de toutes les catégories sociales, les enseignants constituent le groupe qui s’auto-positionne le plus à gauche. Surtout les enseignants sont la catégorie qui affirme le plus des valeurs de gauche.
Ainsi 66% des enseignants estiment qu’il faut prélever davantage sur les riches quand ce n’est que 57% des Français et 61% des fonctionnaires. 59% se soucient de l’urgence environnementale contre 46 et 49%. L’écart est encore plus fort sur l’immigration. 36% des enseignants estiment qu’il y a trop d’immigrés contre 54% des Français et 51% des fonctionnaires. Les enseignants se singularisent.
On a compris que les idées de M Le Pen ne sont pas en vogue chez les enseignants. Selon L Rouban, les enseignants ont aussi un positionnement politique singulier. Seulement 8% se sentent proches de l’extrême droite contre 24% des Français et 21% des fonctionnaires. C’est la catégorie de la population la plus hostile à l’extrême droite. 45% disent être proches de la gauche contre 32 % des Français et 36% des fonctionnaires.
On peut en déduire que les enseignants forment bien une catégorie électorale à part, relativement étanche au mouvement de fond qui emporte la France vers la droite et assez unie quand il s’agit de ses valeurs.
Les enseignants ont à perdre avec le programme Macron
Si on regarde les intentions de vote au second tour des enseignants, selon L Rouban, 76% voteraient pour E Macron contre 24 % pour M Le Pen. Pour les deux candidats ce sont les données les plus extrêmes : aucune catégorie sociale voterait autant Macron et aucune porterait si peu de voix sur M Le Pen. Et cela alors que les enseignants marquent leur insatisfaction à l’égard du macronisme. En avril 2018 48% des enseignants avaient un avis positif sur l’action d’E Macron. Ils ne sont plus que 38% en avril 2021.
Cette déperdition du soutien à E Macron s’explique aisément. Les enseignants ont subi sous le quinquennat Macron une série d’attaques sans précédent aussi bien par leur importance que par leur violence. Le gouvernement d’E Macron a baissé sensiblement leur rémunération. Il a profondément modifié les conditions de travail des enseignants du 1er degré en imposant des pratiques pédagogiques et en assurant une surveillance individuelle des enseignants à travers les évaluations nationales. Il a cassé les petites républiques des maitres avec la loi Rilhac en imposant un directeur supérieur hiérarchique par délégation. Le second degré a subi une chute constante de ses moyens qui a aggravé les conditions de travail des enseignants en même que des réformes largement rejetées dans les lycées. Le Baromètre Unsa, les récents sondages du Snuipp et du Snuep Fsu montrent que la politique ministérielle n’est soutenue que par une infime minorité des enseignants (entre 3 et 10%). Elle n’obtient le soutien que d’une minorité des cadres (directions, inspections) également. On comprend que seule une petite minorité des enseignants et même du personnel éducatif a envie d’aller encore plus loin avec E Macron.
Le programme d’E Macron ne les rassure pas. Il a été présenté sur un ton très agressif par E Macron le 17 mars. Deepuis, lui et son équipe, tentent de rattraper cette désastreuse communication. La dernière modification a eu lieu le 20 avril. E Macron annonce qu’il relèvera de 10% les salaires des enseignants sans contrepartie. Les enseignants acceptant des contreparties bénéficieraient de 20% d’augmentation. Aucune précision n’est donnée sur le calendrier et le contenu réel (points FP, primes ??) de ces hausses. Mais pour le reste le projet est le même. Il s’agit de donner plus d’autonomie et de pouvoir aux chefs d’établissement et directeurs, y compris sur le plan pédagogique. On avancerait vers une fragmentation accrue du système éducatif.
Ils ont encore plus à perdre avec M. Le Pen
Alors pourquoi les enseignants envisagent-ils de voter Macron contre Le Pen ? D’abord parce que les valeurs des enseignants sont en contradiction avec celles du RN. Son programme est d’une rare violence envers les catégories populaires y compris les élèves. L’école de M Le Pen c’est l’école de la sélection dès la 5ème. C’est aussi la fin de l’éducation prioritaire avec le relèvement des effectifs élèves en Rep et Rep+ et le transfert au privé de facto de nouvelles ressources. L’école de M Le Pen sera encore plus injuste. Elle assurera un tri social précoce. Le projet de loi sur l’immigration qu’elle promet impactera aussi les écoles. Pour assurer son application, M Le Pen n’hésite pas à promettre une surveillance tout à fait nouvelle des enseignants et des cadres intermédiaires pour garantir l’application de ses mesures d’exclusion.
Les enseignants n’ont probablement pas envie de voter Macron. Mais ils ne peuvent prendre le risque de laisser s’installer un nouveau régime rompant avec la démocratie et dénaturant totalement l’enseignement. Pour cela, il faut être clair : il n’y a qu’une arme qui est le bulletin Macron.
Le troisième tour sera social
Ce n’est pas pour autant qu’il faille accepter le programme d’E Macron s’il est élu. Contrairement à ce qu’on entend, les législatives, dans les institutions présidentielles de la 5ème République et après les modifications de 2000 et 2002, ne pourront pas apporter une cohabitation. Les 3 cohabitations que l’on a connu ont eu lieu alors que les mandats présidentiels et la durée de l’Assemblée n’étaient pas alignés ou suite à une dissolution malheureuse de l’Assemblée par le président de la République. depuis deux modifications de 2000 et 2002 les élections présidentielle et législative sont alignées. La première précède la seconde et en dicte le résultat. La majorité des électeurs qui auront voté pour un candidat le 24 avril donnera au même candidat de quoi appliquer sa politique. C’est ce qui s’est passé en 2007, 2012 et 2017. Et c’est pour cela que ces élections ont été modifiées. Les partis de gauche, obnubilés sur le maintien de leurs appareils aux législatives, ont loupé l’occasion du 1er tour qui aurait permis de changer la donne.
Le troisième tour aura pourtant bien lieu. Il aura lieu dans les écoles et les établissements scolaires. Les enseignants ont montré qu’ils sont capables de faire reculer les réformes. Ils ont réussi à modifier profondément la loi Blanquer en 2019. Ils ont bloqué les initiatives sur la loi Rilhac en 2020. IL a fallu la crise sanitaire et le découragement pour que celle ci aboutisse. A Marseille, les enseignants ont obtenu des aménagements importants du projet porté par E Macron. Les directeurs d’école n’y choisissent pas leurs enseignants contrairement à l’annonce présidentielle.
Evidemment , faire reculer un président tout juste élu ne sera pas facile. Mais ce n’est pas impossible. A condition de travailler l’union et de se préparer dès maintenant à un conflit inéluctable.
François Jarraud