Par François Jarraud
C’est le livre du sursaut. Sursaut de colère à droite car il dénonce, de façon argumentée, « l’entreprise de destruction de l’école publique » que mène la droite. Sursaut à gauche, car il n’est pas tendre avec la frilosité de responsables de gauche qui ont favorisé l’immobilisme scolaire. Enfin, sursaut d’une autre ampleur car Pierre Frackowiak appelle à construire l’éducation du futur. L’auteur de « Pour une école du futur » est bien connu des lecteurs du Café. Instituteur puis inspecteur, il a été de ceux qui se sont dressés contre les réformes de Robien et qui ont été sanctionnés pour cela. Désobéisseur donc ? Plutôt fidèle, avec courage, avec l’esprit de l’école républicaine et donc très infidèle avec sa lettre, ses rituels, ses petites habitudes. Voilà un livre qui dérange tous les tenants de l’immobilisme et qui apporte des idées et de l’espoir aux autres.
« Du neuf et du courage » affirme le sous-titre de l’ouvrage. Cela sonne un peu à la Churchill. L’état de l’Ecole le justifie-t-il ?
Voilà 40 ans que l’on tente, avec plus ou moins de conviction, plus ou moins de moyens, de faire évoluer une école qui, après 80 années de bons et loyaux services, n’était plus en phase avec les nouveaux enjeux d’une société en mutation rapide. Voilà 20 ans que l’école a réussi sa démocratisation quantitative et une certaine adaptation aux besoins. Aujourd’hui, c’est un fait, elle stagne, elle rencontre de très grosses difficultés. Dans le même temps, on assiste à une importante dégradation sociale : développement de l’individualisme, de la violence, de l’abstention, du mal-être des jeunes, de l’ennui à l’école, de l’incompréhension de l’utilité des savoirs scolaires, etc. Et c’est à ce moment que le pouvoir décide de rompre avec la continuité républicaine qui avait, bon an mal an, avec des mots et des engagements financiers différents, tenu de 1969 à 2002/2005. Depuis 2005, et de manière beaucoup plus déterminée depuis 2007, le système éducatif vit une rupture nette, autoritaire, qui constitue un formidable marche arrière. C’est vrai pour les programmes, c’est vrai pour le déni de la pédagogie, c’est vrai pour la disparition de la formation professionnelle des enseignants, etc.
Or, on n’a jamais vu, dans aucun domaine de la vie d’une société, résoudre les problèmes d’aujourd’hui et de demain en reprenant les solutions qui ont échoué hier et avant-hier. Nous allons à la catastrophe, scolaire, sociale, une catastrophe qui n’est pas visible aujourd’hui mais qui éclatera inéluctablement dans quelques petites années. Elle est dissimulée par l’exploitation de la nostalgie, par des mesures qui plaisent au premier abord comme l’aide personnalisée qui est un leurre, par un conditionnement de l’opinion publique.. Elle éclatera d’autant plus fort qu’elle aura été habilement contenue un temps
Vous dites que la droite est engagée dans une entreprise de destruction de l’école primaire. Qu’est ce qui vous permet de parler de destruction ?
Les nouveaux vieux programmes sont une régression incontestable, voulue, soutenue voire inspirée par les milieux les plus conservateurs, les plus réactionnaires que compte le paysage éducatif de notre pays. Le choix de la mécanique au nom du retour aux bases plutôt que l’intelligence au nom d’une vision de l’école émancipatrice et démocratique du futur est dramatique. On a détruit 40 ans d’efforts des enseignants au nom d’un échec supposé des réformes engagées depuis 1969. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de nier l’insuffisance des résultats, la faiblesse des acquis, les difficultés dans les écoles ghettoïsées. Il s’agit d’analyser les causes, de mettre en relation les résultats des élèves avec les pratiques qui les produisent au moins partiellement. Il aurait fallu observer et analyser, réguler, renforcer, revoir la formation des enseignants et les missions de l’encadrement. Comme je l’avais dit à un ministre passionné par le b-a ba, « quand le TGV éducatif en construction rencontre des difficultés, connaît des pannes, on ne le détruit pas pour mettre des diligences sur les rails, on fait appel à l’intelligence, on répare et on améliore… »
Peut on dire que la droite a construit une vision de l’Ecole et par suite un programme ?
A voir la détermination des discours et des actes, ce qui me fait dire d’ailleurs que la droite fait preuve d’un certain courage, on pourrait penser qu’il y a une grande cohérence. Une grande cohérence au-delà de l’école, dans la destruction des services publics en général (la poste, la santé, les transports collectifs…). Une grande cohérence à l’intérieur du système éducatif pour imposer une pensée unique, opposée à la pédagogie, de manière autoritariste (voir le problème des désobéisseurs et le développement de l’autoritarisme de l’encadrement). Il s’agirait d’une volonté idéologique claire : la construction d’un système ultra libéral à l’américaine. En fait, ce sentiment est contesté par certains de mes amis, notamment par des historiens de l’éducation, qui pensent que ce qui prévaut est plutôt le pragmatisme, la communication, l’électoralisme qu’une volonté idéologique. Au moment où la crise redonne de l’importance au rôle de l’Etat, il est possible qu’il n’y ait pas de vision ultra libérale cohérente mais des opérations de « comm ». De plus, on ne peut parler ni de réforme ni de programme. Une réforme se situe par rapport au progrès et à une mobilisation collective. En l’occurrence, il s’agit d’une somme de mesures régressives successives, parfois improvisées, jamais concertées…dont l’un des premiers objectifs est la recherche d’économies budgétaires. Nous sommes loin d’une grande ambition pour l’école
A propos du « retour en arrière ». C’est toute une partie de la société, à gauche aussi, qui remet en question l’idée du progrès. Etre progressiste aujourd’hui n’est ce pas revenir aux valeurs anciennes d’un monde « où l’homme avait sa place »… La modernité
n’est elle pas à chercher dans la tradition, la décroissance ?
C’est vrai que la tendance existe chez certains intellectuels. Elle me paraît impossible pour l’éducation. Tout évolue autour de l’éducation, en particulier les savoirs, leur diffusion, les enfants et les jeunes eux-mêmes. Si l’on veut garantir la place de l’Homme, de l’Enfant dans les systèmes et la société, il faut faire le pari de l’éducabilité, de l’intelligence, de la pensée divergente, de l’apprendre à apprendre. Il faut faire confiance et permettre l’exercice de la responsabilité individuelle et collective. En cultivant le préjugé de la fatalité de l’échec (« vous voyez bien, on a tout fait pour eux, même du soutien gratuit, et ça ne marche pas ! »), en laissant prospérer la théorie des dons, en privilégiant la mécanique, la mémoire, l’évaluationnite à cour terme, on ne garantit pas la place de l’Homme. On condamne les perdants, on forme des exécutants si possible obéissants, on donne le pouvoir sans partage aux experts… On est à l’opposé du progrès.
La gauche a-t-elle une part de responsabilité dans l’état actuel de l’Ecole et des débats sur l’Ecole ?
Sans aucun doute. Elle avait pris le bon chemin en 1981 avec Alain Savary, ses groupes de travail, ses réflexions, son éducation prioritaire (même si ce concept mérite aujourd’hui d’être revisité). Elle avait fait preuve d’un courage remarquable avec Lionel Jospin et sa grande loi d’orientation qui actait la rupture avec l’école de Jules Ferry et inscrivait l’école dans une perspective moderne, démocratique, généreuse : projet d’école, cycles, programmes ambitieux, 27ème heure, etc. Las, cet élan n’a pas été soutenu, accompagné, comme il l’aurait mérité. Une quantité de mesures nouvelles ont été prises ensuite sans jamais être référées aux principes fondamentaux de cette loi. L’élève au centre du système. Une révolution. Elle a été abandonnée, lâchée, balayée… y compris par ses auteurs et leurs amis. Les programmes électoraux de gauche de 2002 et 2007 en matière d’éducation ont été d’une faiblesse, d’une frilosité, d’une indigence rares. Lionel Jospin lui-même n’a jamais parlé de la loi qui porte son nom ! La gauche na rien dit quand le « grand débat Thélot » a facilité la mort de la loi Jospin. Elle a mené un combat exclusivement centré sur les suppressions de postes, sur les moyens, fuyant le débat idéologique et pédagogique.
Comment expliquez vous cela ?
Le syndrome Allègre a marqué cette période. Il fallait à tout prix tenter de reconquérir les voix des professeurs que les attitudes d’Allègre auraient fait perdre. Et pour cela, les responsables politiques ont majoritairement considéré qu’il ne fallait rien changer, rien proposer qui puisse inquiéter les profs. Ce leit motiv n’était pas fondé à mon avis. Il a peut-être même été cultivé par certains. On a oublié qu’une grande partie des enseignants, conscients de la nécessité d’une vraie réforme, a été très déçue par l’absence de projet éducatif sérieux à gauche et que cette déception n’avait pas de rapport avec C. Allègre.
Le conservatisme des élus n’est pas le privilège de la droite… On compte, à gauche, parmi les décideurs, et pas seulement chez les amis de JP Chevènement, une forte proportion de conservateurs, attachés au b-a ba, aux disciplines traditionnelles, aux préalables et prérequis (« d’abord les bases, l’intelligence, on verra plus tard ! »), persuadés que ce qui a réussi pour eux autrefois doit réussir pour les autres aujourd’hui, s’ils écoutent, s’ils travaillent, s’il y a moins d’élèves par classe, si les parents font leur travail de parent d’élève… On retrouve ce discours sur tous les bancs de l’assemblée nationale…
Enfin, le débat sur les questions fondamentales de l’éducation du futur a été occulté, même dans les milieux progressistes, par les questions économiques.
Actuellement, on voit au Portugal comment la gauche est en train de perdre son électorat enseignant. Le problème de l’Ecole, c’est celui des politiques ou c’est le fait que les enseignants sont conservateurs ?
Le problème de l’éducation relève évidemment de la politique. Les décideurs politiques considèrent généralement que le système éducatif est impossible à réformer en raison de la résistance au changement des enseignants et trouvent dans cette opinion un alibi pour retoucher l’existant à la marge, ajouter des dispositifs, sans toucher aux fondements. Je ne crois pas du tout que les enseignants soient hostiles aux réformes, même si dans leurs discours, ils protestent toujours contre l’accumulation de réformes successives. Ce qui leur manque, c’est d’être consultés, associés, mobilisés avec l’ensemble des citoyens sur un grand projet avec une vision de l’avenir de la société, avec une ambition partagée. L’immense majorité des enseignants fait preuve d’une conscience professionnelle exemplaire, d’une volonté d’améliorer la réussite scolaire, mais elle se heurte à l’absence de projet cohérent inscrit dans la durée, transcendant les alternances électorales.
Sur quels principes refonder l’Ecole ? Quelle serait la première urgence ?
Les premières urgences : changer les structures de l’enseignement obligatoire, changer les programmes et les pratiques d’évaluation (quand réussira-t-on à positiver, à dire ce que les élèves savent, à cesser de rechercher les carences et les défauts, à cesser de stigmatiser ?), rompre avec le fonctionnement « une heure, un groupe, un enseignant, une salle », remettre la pédagogie à l’ordre du jour, mettre au point des politiques éducatives globales territorialisées….
A-t-on des exemples de morceaux d’Ecole qui avancent ?
Il en existe d’innombrables. Le collège Clisthène n’est pas le seul établissement innovant, même si les nouveaux programmes et les nouvelles pratiques ministérielles ont considérablement freiné, voire étouffé, l’innovation. Les mouvements pédagogiques possèdent des trésors d’expériences réussies, d’exemples à étudier : les CRAP, l’ICEM Freinet, l’OCCE, le GFEN, l’AFL (injustement et souvent bêtement décriée) sont en mesure d’aider le système à évoluer si on leur en donne les moyens. Les mouvements d’éducation populaire, notamment la Ligue de l’Enseignement, ont des propositions fortes. Les syndicats d’enseignants progressistes comme le SE, le SNUIPP, le SGEN ont également des propositions intéressantes à étudier. Notre pays dispose d’une richesse exceptionnelle en matière de pédagogie, une richesse qui est reconnue sur le plan international et sous exploitée en France. De nombreux sites Internet consacrés à l’école foisonnent d’expériences et d’idées : Meirieu, Charmeux, de Vecchi , ostiane mathon, etc sont consultés chaque jour par des centaines d’enseignants soucieux de rénover leurs pratiques…
Pourquoi ne sont-ils pas plus connus ?
La plupart de ces travaux reposent sur le volontarisme d’équipes ou d’individus et disparaissent quant au gré du mouvement des personnels, des départs et des arrivées, les personnes quittent l’établissement, les équipes se désagrègent. On ne peut concevoir de véritable réforme que dans le cadre d’un grand projet éducatif inscrit dans un projet de société, dans une perspective d’avenir à long terme, avec une vision humaniste, démocratique, généreuse, encore absente aujourd’hui. Mais, il n’est pas encore interdit d’espérer et de lutter
Pierre Frackowiak
Entretien : François Jarraud
Pierre Frackowiak, Pour une école du futur. Du neuf et du courage, Chronique sociale, Paris 2009, 208 pages.
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