Quand on écoute attentivement les débats et propos échangés sur l’introduction du numérique en éducation on peut observer qu’au coeur de ces discours se pose toujours la question de la « transmission ». Quand on évoque la classe inversée, les MOOCs ou encore le vieil Enseignement Assisté par Ordinateur, on se trouve face à cette question : que signifie transmettre et comment peut-on opérer pour transmettre ? Chaque adulte éducateur a un rêve implicite autour de la transmission de ce qu’il connaît. Qu’il déplore le fossé générationnel ou qu’il s’enthousiasme de la nouvelle génération, il parle de la transmission; un fait qui qualifie la recherche de continuité humaine de ce qui peut être nommé « culture » et parfois abusivement culture numérique.
Avec le développement de toutes les formes de traces, puis de diffusion des traces grâce au numérique, cette persistance a pu, petit à petit devenir de plus en plus importante dans notre vivre ensemble. L’inscription dans la pierre, sous forme de monuments, de sculptures et de textes gravés, est une première tentative pour transmettre au delà du temps présent. Car c’est bien là l’un des fondements de l’humain : dépasser le seul temps présent pour s’engager aussi bien sur le passé que sur l’avenir. L’arrivée du livre, de l’imprimerie, puis du numérique a amplifié ce développement et les possibilités de transmission. Nous passons de plus en plus de temps à transmettre en particulier avec le web 2.0 qui a amplifié le potentiel déjà présent avec les forums et les messageries. Le préfixe trans signifie aussi bien la dimension synchronique, transmettre à tous au delà même de la présence ce que l’on fait lorsque l’on diffuse en ligne des cours, que diachronique, transmettre au delà du temps, dans la durée, lorsque l’on réalise les pages web qui présentent des conférences et colloques passés.
Malheureusement un malentendu, très ancien, a enfermé le terme de transmission dans une représentation dominante qui en a restreint l’effectif fonctionnement : la transmission est perçue le plus souvent comme ce que Shannon avait modélisé (Em – Mess- Rec). La transmission se réduit alors au simple fait que ce qu’on transporte une information et que cela ne peut accepter de distorsion, autrement dit, transmettre serait reproduire. Or l’histoire du vivant nous montre que transmettre s’appuie sur le reproduire mais ne s’y limite pas, en particulier pour ce qui est de l’humain. Le modèle de la transmission scolaire magistro-centrée est le résultat de cette représentation et de l’enfermement de la signification du terme transmission dans un modèle tellement restrictif qu’il freine même tout autre usage du terme. Avec le développement des technologies de l’information et de la communication, la transmission technique s’amplifie. Encore faut-il que les modèles de transmission humaine s’en différencient.
Transmettre suppose une volonté d’instaurer une dynamique de continuité, entre émetteurs et récepteurs qui doit s’affranchir du temps et de l’espace; les moyens technologiques ne cessent de nous en fournir les moyens de plus en plus aisément. Les spécialistes de la propagande, de la publicité, des techniques d’influence humaine, sont les plus redoutables transmetteurs car ils visent à renforcer l’idée de reproduction, parfois même avec les techniques d’influence. L’enseignant dans sa classe peut très bien porter cette unique vision de la transmission. Or cela ne tient pas très longtemps dès lors que l’on regarde un groupe social ou une classe par exemple. La diversité humaine nous montre que la transmission est quelque chose de complexe et surtout qu’elle ne peut s’affranchir d’un incontournable : celui ou celle à qui elle se destine.
Le monde scolaire se trouve face à un dilemme qu’il a du mal à lever : comment transmettre les savoirs, la culture, la citoyenneté dans un univers dans lequel le numérique a ouvert des brèches. L’enseignant dans sa classe se rend compte des limites du modèle centralisé et massé. Il tente d’endiguer les dérives de certains élèves, mais son autorité peut-être mise à mal. Les responsables des établissements, relayant les règles de l’institution, tentent de maintenir un cadre dont ils savent qu’il est fragile (cf. les règlements intérieurs et les smartphones). La forme scolaire maintient ce cadre et la vision centralisée du pilotage de l’éducation par des lois et règles qui, pour l’instant, tiennent. Mais au quotidien dans la classe, les enseignants sont de plus en plus souvent amenés à « inventer » des réponses nouvelles. Malheureusement il y a une difficulté à passer du niveau de la classe au niveau de l’établissement puis de l’institution. Si l’invention est tolérée, on appelle ça l’innovation, cela permet de contenir les inventeurs dans leur périmètre. Dans le même temps les décideurs développent des politiques d’équipement qui parfois affolent les enseignants et ne s’inscrivent pas dans une vision claire de ce que ça va provoquer en termes de transmission. Car c’est un des effets rarement signalés et finalement importants : les formes de la transmission des connaissances sont fortement liées au contexte matériel et humain dans lesquels elle s’effectue. Les objets numériques, plus que d’autres, surtout s’ils sont mobiles et connectés invitent à repenser justement cette transmission de manière renouvelée par rapport à l’époque des équipements lourds, fixes et non connectés de nombre de salles informatiques anciennes.
Dans un monde peuplé de terminaux mobiles connectés, l’interrogation sur ce que signifie transmettre devient encore plus indispensable qu’auparavant. Les cadres formels de l’école n’ont pas encore évolué alors que le contexte général est en pleine évolution. Au sein même de la famille, on est obligé de repenser la transmission et surtout ce qui en est le fondement : la culture de l’apprendre que chaque éducateur propose aux enfants dont il a la charge.
Bruno Devauchelle