« Il serait dommageable d’oublier ce que les Internats d’Excellence ont apporté aux adolescents qui en ont bénéficié… Mais en raison même de ces résultats, les internats d’excellence tendent un redoutable miroir à l’école publique ». Dominique Glasman revient sur l’expérience maintenant dépassée des internats d’excellence pour revenir sur leurs enjeux. C’est bien la question de l’éducation prioritaire qui était posée par N Sarkozy en des termes qui font débat.
Depuis son lancement, le programme Internats d’Excellence (désormais abrégé en IE) a fait l’objet d’un certain nombre de critiques. Ces critiques peuvent être portées de deux points de vue. Un point de vue interne, qui soumet à la question le fonctionnement effectif d’un tel dispositif ; le rapport des IG publié en 2011 (1) en est, pour certains de ses passages, un exemple (quand il pointe le fait qu’à l’internat de Sourdun la moitié seulement des élèves sont boursiers, proportion singulièrement faible pour un établissement censé accueillir des élèves issus des quartiers populaires). D’autres critiques, sans s’intéresser à ce qui se passe au sein des IE, s’attaquent au principe même de ce type d’établissement : ainsi, avant même leur mise en route, les IE ont-ils pu être soupçonnés de risquer de vider les établissements sensibles de leurs meilleurs éléments, ou être accusés de coûter très cher.
C’est à ce double examen que voudrait se livrer le texte qui suit (2) . Dans un premier temps, on se positionnera à distance des IE, en s’intéressant aux principes explicites ou non sur lesquels repose ce programme. Dans un second temps, prenant en compte le fait que ces établissements existent et sont le lieu de l’engagement d’élèves et de professionnels, on tentera de souligner ce qu’ils produisent et les questions que, en raison même de leurs résultats, ils conduisent à se poser.
I) Les caractéristiques ambivalentes d’un programme et les raisons de son succès
L’examen tenté ici ne cible ni un établissement en particulier, ni les professionnels qui y travaillent et prennent en charge les internes d’excellence, mais un programme politico-administratif. Programme dont voici l’ambition : les IE entendent accueillir des élèves « à potentiel » qui ne disposent pas, dans leur environnement, des conditions propices à l’exploitation de ce potentiel dans le sens de la réussite scolaire ou dans l’élaboration d’un projet ambitieux. Ce dont il va être ici question, c’est de préciser les caractéristiques explicites ou implicites du programme IE, ses présupposés et ses attendus.
A) Un nouveau paradigme de politique éducative
Elargir le recrutement des élites
Les IE sont créés dans un contexte où le pouvoir politique entend « élargir » le recrutement des élites, et faire émerger celles-ci de toutes les couches de la population qui peuvent en secréter. L’enseignement français se caractérise en effet par des très fortes inégalités, plus indexées que partout ailleurs sur l’appartenance sociale des élèves, selon les évaluations PISA; c’est au point que le pays se prive ainsi d’une partie de ses talents, qui restent en friche et ne profitent donc pas à la collectivité dans un moment où, entre autres au niveau européen, il n’est bruit que de développement d’une « économie de la connaissance ». L’inégalité sociale d’accès aux filières d’élite est donc en fait vue comme une forme de gaspillage économique dommageable à la collectivité. Il n’est pas question pour autant de redistribuer les cartes scolaires et de mettre des obstacles aux stratégies par lesquelles les catégories dominantes maintiennent leurs avantages : choix de l’établissement public ou privé, recours à des adjuvants comme les cours particuliers ou le coaching, stages linguistiques…(3) C’est pourquoi, depuis plus de dix ans, dans le sillage de l’IEP de Paris, pionnier en l’affaire, des conventions signées entre grandes écoles et établissements de ZEP permettent de recruter dans ces derniers les meilleurs élèves qui se verront offrir des quota de places dans ces grandes écoles et, au-delà, des opportunités d’ascension sociale et d’accession à des postes importants dans les secteurs privé et public (4) . C’est également au cours de la décennie qu’ont été mises en place les « cordées de la réussite » associant élèves des Grandes écoles et élèves des établissements populaires : forme de solidarité entre la jeunesse nantie et la jeunesse moins favorisée, dans l’espoir du plus grand bénéfice de tous.
Troisième âge des politiques d’éducation prioritaire et ciblage des individus
La période d’émergence des IE se situe dans ce que Jean-Yves Rochex a appelé « le troisième âge » des politiques d’éducation prioritaire (5) . Le « premier âge » était marqué par le souci de « compensation » des désavantages dont souffraient certaines catégories d’élèves, victimes des inégalités sociales et scolaires. Le « deuxième âge » cherchait à garantir à tous l’accès à un minimum de savoirs et de compétences permettant à chacun d’échapper à l’exclusion sociale, et pour cela ciblait avant tout des populations à risque et des « zones ». Avec le « troisième âge » des PEP, ce sont des publics de plus en plus spécifiques et hétérogènes qui sont pris en considération ; l’attention se porte sur les « besoins particuliers » de chaque élève ou catégorie d’élèves ; ce sont de plus en plus des individus qui sont visés, moins pour lutter contre les inégalités scolaires que pour permettre l’épanouissement des talents et la découverte par chacun de son excellence propre ; pour cela, il convient d’offrir à ces individus méritants un environnement scolaire stimulant pour permettre d’atteindre cette excellence ; à côté, aucun élève ne doit sortir du système éducatif sans maîtriser les compétences du « socle commun ». Internats d’excellence d’une part, et établissements RAR ou ECLAIR d’autre part, illustrent bien ces objectifs du « troisième âge » des PEP en France.
Dans la conclusion d’une recherche sur les Politiques d’Education Prioritaire en Europe, Daniel Frandji fait la même analyse, « le thème de l’individualisation est d’ailleurs l’un des thèmes constitutifs de l’évolution des PEP s’opérant en ce début de XXI° siècle….En France, depuis plusieurs années, la logique consiste à promouvoir des dispositifs d’ « aide individualisée » et en même temps à favoriser l’accès des meilleurs élèves des établissements en éducation prioritaire … à des établissements considérés comme de meilleur niveau voire à des filières dites d’ « excellence ». » (6) Philippe Bongrand, qui suit et analyse depuis des années la construction politico-administrative de la politique ZEP en France, va dans le même sens en parlant, à propos du milieu des années 2000, d’ « une politique éducative dont la cible, habituellement ajustée aux territoires ou aux milieux défavorisés, se resserre désormais sur les « bons » élèves qu’ils recèlent », et d’ « une conception plus individualiste que territoriale de la lutte contre les inégalités, prioritairement soucieuse de développer certains ‘talents’ » (7) .
Une conception prophylactique
L’idée qui sous-tend le programme est celle de faire sortir des élèves du quartier, de les extraire de l’environnement quotidien, pour leur permettre d’échapper à la « contamination » de l’espace local. Quartier, famille, cercle amical, camarades de collège, risquent d’avoir sur eux des effets délétères dont l’impact sera fatal à l’expression de leurs potentialités. L’idée est de permettre au « bon grain » de pouvoir enfin germer, à l’écart de l’ivraie qui l’étouffe. La « mauvaise herbe » la plus nocive, dite aussi « la racaille » dans une intervention devenue célèbre, est elle-même dirigée vers des Centres éducatifs fermés ou renforcés, ou encore vers des établissements de réinsertion scolaire (8) . L’imaginaire socio-politique des gouvernants du moment se structure selon un tel système d’opposition : d’un côté les « irrécupérables », qu’il faut mettre hors d’état de nuire, confiner, ou contraindre à rentrer dans le droit chemin ; de l’autre côté, les méritants, dignes de tous les égards de la République qui aura d’ailleurs besoin de bénéficier elle aussi de leurs talents.
B) Le ciblage des internes d’excellence
Elèves « à potentiel »
Il s’agit ici de recruter des élèves « à potentiel », future élite issue des « banlieues » que l’on aura aidée à se promouvoir. La question est, bien entendu, de déterminer ce que signifie « potentiel ». Si celui-ci est apprécié sur la base des notes obtenues par les élèves, on n’est pas dans un cas de figure différent – et donc ni plus ni moins contestable – de celui de tout concours fondé sur les résultats à des épreuves. Mais il s’agit, semble-t-il, d’autre chose. C’est de la mise en valeur d’un talent « naturel » : les inégalités devant l’école tiennent autant de la différence des talents que des conditions de scolarisation : offrons donc de meilleures conditions à celles et ceux qui auront les qualités pour en tirer parti. Si cela est vrai, on est devant une « naturalisation » des différences et des aptitudes, ce qui constitue une régression de la pensée concernant les inégalités, puisqu’il s’agit ni plus ni moins, au niveau le plus élevé des institutions publiques, d’une réhabilitation de l’idéologie des « dons », que les travaux des sociologues avaient depuis la fin des années 1960 contribué à bannir du registre officiel (à défaut de la bannir des discussions de salle des professeurs).
Elèves « méritants »
Dans d’autres formulations, il est question d’élèves « méritants », terme sous lequel on peut entendre surtout des qualités morales, qui renvoient soit à l’élève lui-même (son attention au travail, son attitude face aux apprentissages, son comportement à l’école) soit à la famille qui a su le doter ainsi des pré-requis à une scolarité qui serait à coup sûr réussie si elle ne se trouvait entravée par des conditions socio-économiques défavorables. Tout se passe comme si, pour pouvoir bénéficier de ce que l’enseignement public peut offrir de meilleur, il fallait avoir fait la démonstration de ses mérites. Singulière conception de l’action publique, qui fait écho à l’assistance déployée au XIX° siècle en direction des pauvres jugés méritants, au cas par cas ; les critères d’éligibilité n’étaient pas la condition sociale, mais, pour ceux qui partageaient une même condition sociale défavorable, un bénéfice octroyé à ceux-là seuls qui faisaient la preuve de leur volonté de « s’en sortir », de travailler, etc. Depuis le début du XX° siècle, l’assistance avait progressivement fait place à l’assurance, chacun, par la cotisation, devenant un ayant-droit, indépendamment de ses « mérites » ou de son comportement. Et l’on a ensuite vu vers la fin du XX° siècle et au début du XXI° siècle remonter la pratique de l’assistance dans le domaine social (voir, par exemple, la part croissante de l’aide sociale au sein des CAF). De la même façon, la scolarité obligatoire, progressivement étendue jusqu’à 16 ans, était théoriquement ouverte à tous et de fait s’est ouverte peu à peu à la très grande majorité, dans des conditions de scolarisation cependant très variables d’un territoire à l’autre. Voilà que l’accès à des « bonnes » conditions de scolarisation, que certains parents présentent seulement comme des conditions « normales » de scolarisation, se trouve soumis à la manifestation d’un « mérite » (9) .
Sens d’un ciblage ?
Un tel ciblage interroge fortement la prétention des IE à être un « laboratoire » de l’éducation prioritaire du XXIe siècle. Comment en effet pourrait-on transférer pour des élèves de faible niveau scolaire les manières d’obtenir de bons résultats avec des élèves qui étaient déjà bons dans leur établissement d’origine ? Il apparaît en effet assez nettement que ceux qui ont accédé aux IE à la suite d’ « erreurs de casting » ou du fait d’une forte pression politique pour les remplir très rapidement, se sont très rapidement trouvés en difficulté et ont, pour une bonne part, abandonné. De plus, le double critère de choix portant sur des compétences scolaires relativement solides et un comportement permettant de vivre à l’internat et de s’intégrer dans une population autochtone sociologiquement différente, prête lui-même à discussion. Il suppose en effet que les bons candidats se recrutent parmi des élèves à la fois à l’aise dans les apprentissages et jouant le jeu scolaire, sans se demander ce qui, dans l’école elle-même, empêche les autres de réunir ces deux caractéristiques notamment parce que les échecs cognitifs suscitent des comportements déviants (Dubet et Martuccelli, Bautier…). Dans la plupart des internats enquêtés, la spécialisation du traitement de ces deux facteurs (un cadre de travail dans un bon établissement ; un cadre de socialisation à l’internat) sans recherche réelle de leur complémentarité dans les apprentissages semble caractéristique d’une telle dichotomie. En procédant de cette manière, les IE ne permettent pas de réfléchir à la réelle pertinence des modalités pédagogiques contemporaines que sont l’externalisation du travail et l’individualisation de l’aide (Kahn) qui, si elles conviennent à des élèves déjà assez autonomes pour n’avoir pas à être aidés dans les phases collectives d’apprentissage et dans celles de l’exercice solitaire, ne sont pas nécessairement pertinentes pour tous les élèves de l’ainsi-nommée « éducation prioritaire ».
C) Les moyens octroyés aux IE
Les IE sont généreusement dotés de moyens financiers voire de personnel. Le niveau des dotations de toutes origines (Etat, collectivités territoriales ou locales, Fonds d’expérimentation pour la jeunesse…) fait qu’un interne d’excellence coûte à la collectivité environ deux fois plus qu’un collégien « ordinaire ». C’est incontestablement beaucoup. Il convient cependant de relativiser ce constat. Le coût unitaire d’un élève de CPGE est du même ordre, sinon un peu plus élevé, que celui d’un interne d’excellence ; or, les ie viennent plutôt des catégories sociales moins favorisées, à l’inverse des élèves des CPGE, très majoritairement recrutés dans les classes favorisées et moyennes, surtout quand il s’agit des « grandes » grandes écoles (10) .
Un programme coûteux en temps de restrictions budgétaires
Il reste que la majorité des collégiens et lycéens se trouvent, en termes de moyens destinés à assurer les conditions de leur scolarisation, beaucoup moins choyés que leurs camarades internes d’excellence. L’inscription de l’IE dans le « projet d’établissement », acclimaté depuis les années 1980, contribue à capter des ressources et à le faire entrer en cela en concurrence avec les établissements voisins (sans négliger toutefois que les établissements RAR ou ECLAIR ont eux aussi, même de manière inégale, bénéficié de moyens). La chose est d’autant plus sensible que la création des IE intervient à un moment où les réductions de postes d’enseignants, dans le cadre de la RGPP, ont lourdement affecté les établissements scolaires, et où les structures d’aide aux élèves en difficultés, les RASED, se sont vues amputées d’une part sensible de leurs ressources. Les IE viennent par ailleurs se substituer aux Internats de Réussite Educative, créés par la loi de cohésion sociale de 2005, en faveur de jeunes « en fragilité », c’est-à-dire d’enfants et d’adolescents rencontrant des difficultés scolaires et familiales voire médicales ou relationnelles ; les IE ciblent donc, dans les quartiers populaires, des élèves tout différents de ceux qu’y recrutaient les IRE et qui semblent ainsi laissés pour compte. Enfin et surtout, certains établissements se sont vu retirer des postes (d’enseignants, d’assistante sociale, d’infirmière, de surveillant) qui sont allés renforcer les effectifs des IE. On ne peut manquer de pointer le décalage entre l’attribution généreuse de moyens aux IE et la doxa des pouvoirs publics pour lesquels les « moyens » ne font pas tout pour régler les problèmes de l’école : Luc Chatel déclarait ainsi « Il faut sortir de cette logique où, depuis vingt-cinq ans, on nous explique, quand il y a des problèmes à l’Education Nationale, qu’il faut rajouter des postes et des moyens » (11) . Si, bien entendu, les moyens ne font pas tout, on constate que, pour un dispositif auquel ils croient, les pouvoirs publics n’hésitent pas à en octroyer d’importants, semblant reconnaître implicitement que, pour parvenir à certains résultats, il ne faut pas hésiter à y mettre le prix. Mais ces moyens sont alloués dans un certain « esprit », présenté dans les deux premières parties de ce texte.
D’où vient l’argent ?
Il vient de l’Etat central (dotation en postes), des collectivités locales (moyens financiers, accès aux équipements culturels ou sportifs, ..), de l’ACSE (pour les élèves provenant des quartiers en « politique de la ville »). Via le Fonds d’Expérimentation pour la Jeunesse, l’argent versé aux IE vient aussi de fondations, dont, par exemple, la Fondation Total, important contributeur du programme IE. Ce généreux mécène est aussi une entreprise française qui s’arrange pour payer le moins possible d’impôts au fisc français (12) , et qui semble donc, avec l’accord tacite des pouvoirs publics, préférer la générosité privée à la contribution publique. Doit-on voir dans ce mécénat une forme de compensation rendant à la collectivité – selon le bon plaisir de l’entreprise – ce que celle-ci ne lui verse pas sous forme d’impôt, ou d’une façon de choisir les causes pour lesquelles l’entreprise consent à verser une part de ses bénéfices ?
D) La sélection à l’entrée
Les IE choisissent leurs élèves.
Ils ne sont pas les seuls établissements à le faire. Quels sont les autres ? Les établissements privés ont cette latitude, en raison officielle de leur « caractère propre » reconnu par la loi. Mais c’est aussi le cas de certains établissements publics : les CPGE sélectionnent à l’entrée, en fonction des résultats scolaires obtenus au cours des deux dernières années de lycée et des notes obtenues au baccalauréat. Certains lycées publics, en particulier à Paris, choisissent leurs élèves autant que leurs élèves les choisissent. En dehors de ces cas, les établissements publics ne sont pas censés choisir leur public. Il est vrai que l’ « assouplissement » de la carte scolaire rend plus facile aux parents de choisir leur établissement et, par voie de conséquence, aux établissements d’opérer eux aussi un tri parmi les candidats à l’entrée, une fois reçus les élèves résidant dans la carte scolaire. Dans les IE, c’est clairement prévu ; il leur revient de recevoir certains élèves (« à potentiel », « méritants »), ce qui revient à justifier totalement la sélection à l’entrée. On peut penser que de la sorte continue à s’acclimater, voire s’accréditer, l’idée qu’il est légitime pour un collège ou pour un lycée de choisir ses élèves, et donc, par voie de conséquence, d’en laisser d’autres à la porte. Et puis, cette sélection concrétise l’idée qu’il faut être « bon » ou de quelque mérite pour avoir droit à de bonnes conditions de scolarisation.
Une sélection inéquitable
Et si encore cette sélection était « équitable », au sens où elle mettrait tous les élèves sur la même ligne de départ ! Mais il n’est pas certain que ce soit le cas. Il faut d’abord que les élèves ou leurs parents en entendent parler, et donc que les chefs d’établissements scolaires relaient l’information et acceptent de jouer le jeu ; or, certains d’entre eux craignent de perdre ainsi tel ou tel de leurs bons éléments (trop rares à leurs yeux) ; on sait qu’en fait il ne s’est pas produit d’écrémage massif des établissements populaires par le recrutement d’internes d’excellence, mais la crainte qu’il en soit ainsi, même de manière homéopathique, a pu dissuader certains chefs d’établissements de relayer l’information ou de faire en la matière davantage que le « service minimum ». Il faut aussi que les familles soient en mesure de remettre un dossier de candidature, de « rédiger une lettre de motivation » (ceci dit, à l’expérience, on constate que des « lettres-types » semblent circuler sur certains territoires, facilitant notablement la tâche pour les parents candidats à l’entrée d’un de leurs enfants). Et l’on constate, au fil des ans, que des fratries sont présentes dans les IE ; quand l’un des enfants d’une famille est rentré, les autres semblent avoir plus de chances d’y rentrer à leur tour (13) .
De « bons élèves » laissés à l’écart
Ceci fait qu’une foule de « bons élèves », sérieux dans leur travail, en phase avec les exigences de l’école, issus des mêmes milieux modestes que les heureux élus, sont de fait laissés de côté et ne bénéficient pas des conditions de scolarisation offertes par l’IE, meilleures que celles de l’établissement de quartier mais qui ne sont pas autre chose, aux yeux des parents, que des conditions « normales » de scolarisation (« Ce que je voulais d’un collège normal, on me le propose à l’internat d’excellence », dit une mère). Il y a donc une forme de « loterie » pour l’accès à ces conditions normales qui devraient prévaloir partout (14) . Les internes d’excellence semblent d’ailleurs en être conscients ; « on a eu de la chance », « j’ai eu de la chance d’être pris », « c’est une chance qui nous est donnée »… Tant mieux pour eux, bien entendu, mais ce n’est la question ici ; d’un point vue plus global, on conviendra qu’une telle loterie pose problème de la part d’un service public. Le succès des IE auprès des parents et des élèves contribue à souligner par contraste les insuffisances qu’on a laissé s’installer au fil des ans dans l’offre scolaire. L’enfer (scolaire), c’est les autres – élèves, l’établissement « du quartier » -, et les ie peuvent être confortés dans ce sentiment puisqu’ils ont été choisis pour s’en éloigner.
Places « labellisées » : une mesure mal ajustée
Les autorités nationales ont voulu aller vite et mettre en place, sur une échelle significative, ce programme. Cependant, toutes les conditions étaient loin d’être réunies pour créer de nouveaux internats ou aménager les internats existants. Ont donc été ouvertes, dans certains de ces derniers, des « places labellisées » Internat d’excellence. Celles-ci, peu nombreuses dans chaque internat qui en proposait, bénéficient, pour leur fonctionnement, d’un financement de l’ACSE (de l’ordre de 2000 euros par place pour une année scolaire). A ce titre, elles concernent des élèves résidant dans les quartiers « Politique de la Ville », relevant du champ de compétence et d’intervention de cette institution. Cette mesure, empreinte de pragmatisme (face à l’urgence) et de volonté de « discrimination positive », a pu toutefois se concrétiser d’une manière assez insatisfaisante voire contre-productive pour tous. En effet, une enquête montre que, parfois, sous la pression de délais à respecter et de souci de remplir ces places, le recrutement a privilégié sans beaucoup de discernement des jeunes répondant essentiellement, si ce n’est uniquement, à ce critère de résidence. De la sorte, certains bénéficiaires de « places labellisées » ne savaient pas très bien ce qui leur avait valu d’être retenus et pensaient avoir été tirés au sort ; plus encore, des enseignants, ou des chefs d’établissement, voire certains de leurs camarades, devant le peu d’ardeur au travail ou même le « comportement inadapté » des heureux élus, estimaient que d’autres élèves auraient eu bien davantage leur place… sans pouvoir être sélectionnés car ils n’habitaient pas du bon côté de la ligne de démarcation entre quartiers « Politique de la Ville » et autres quartiers. Tant qu’à faire, il eût sans doute mieux valu associer nettement un critère de « mérite » scolaire, tout critiquable qu’il puisse être.
Le risque de « siphonage » de la crème des établissements populaires
Proposer aux élèves « à potentiel » ou « méritants » d’intégrer un IE, c’est par le fait même risquer de priver les établissements populaires de ces « bons éléments » qui pourraient favorablement entraîner les autres. C’est très logiquement que ce risque se trouve pointé dès le départ du programme. A l’expérience, il semble que cet effet de « siphonage » dépende fortement de l’étendue de l’aire de recrutement de chaque IE. Quand quelques dizaines d’internes d’excellence sont recrutées sur de vastes zones correspondant aux secteurs de nombreux collèges ou lycées, le prélèvement dans chaque établissement est finalement réel, mais restreint et donc de peu de conséquences. Il peut avoir des effets plus visibles et sensibles si le recrutement des ie, concentré sur certains niveaux comme la 6ème ou la 2nde, prive quelques collèges ou lycées de l’apport « frais » d’élèves en phase avec les attentes de l’école (15) .
E) Un programme contesté, mais qui « a pris »
Le désaccord
On notera que, s’il s’agit de repérer ce qui caractérise le programme, il n’est pas difficile de recueillir un assez large accord. Mais avec une nuance majeure : ce qui, pour les uns, les défenseurs de ce programme, en est une vertu, est, pour les autres, contempteurs du programme, un aspect éminemment contestable ou critiquable. Au terme de ce passage en revue de ce qui caractérise le programme IE, on peut proposer le résumé suivant, qui souligne en fait l’opposition entre deux conceptions politiques :
– Et alors, diront les uns ? Dans toutes les caractéristiques du programme IE énoncées ci-dessus, quel est le problème ? N’est-il pas du devoir des gouvernants de favoriser l’accès à l’élite à de plus larges fractions de la population, en permettant, à celles et ceux qui en ont les capacités, de les développer ? Pour cela, il est nécessaire de leur octroyer de bonnes conditions de travail, ce qui suppose de les mettre à l’écart de ceux qui n’ont ni leurs talents ni leurs ambitions et risquent d’entraver leurs progrès. Il faut y mettre les moyens – ce qui a incontestablement été fait – tout en ménageant le budget de l’Etat, ce qui conduit à faire appel au mécénat privé ; et pour ne pas risquer de gaspiller les ressources en les saupoudrant, il faut cibler les individus dont on est certain qu’ils sauront faire un bon usage de ce que la puissance publique leur offre. Cette offre, généreuse et même parfois profuse, est à la fois scolaire (un encadrement serré, des aides multiformes…), éducative (une présence d’adultes référents, du temps d’écoute…), culturelle ou sportive (ouverture à des activités dont les internes recrutés pouvaient, en raison de leur milieu d’existence, être totalement ignorants, et qui pourtant jouent un rôle dans l’accès à l’excellence). Les talents individuels, que l’on trouve aussi dans les milieux défavorisés, doivent être encouragés, et les parents qui assument correctement leur rôle de parents doivent être aidés. La logique ici à l’œuvre peut aller jusqu’à prendre pour emblème « l’école républicaine » et son esprit méritocratique.
– Ne s’agit-il pas, rétorqueront les autres, d’un dévoiement de l’idée d’égalité des chances, puisqu’en fait une partie des élèves seulement va bénéficier de conditions de scolarisation favorables, tandis que la masse, dans les quartiers populaires, va continuer à apprendre dans des contextes scolaires dégradés ? « Créer un dispositif pour les 6 000 élèves « excellents » ou « méritants » ne fait pas une politique éducative juste pour les 500 000 scolarisés en zone urbaine sensible », écrivaient en Décembre 2010 les adjoints à l’enseignement de deux grandes villes (16) . Autrement dit, un tel programme est un alibi face à l’insuffisance de l’école publique, qui continue à se dégrader dans certaines zones. Ne s’agit-il pas, en outre, de faire un tri hors d’âge entre « bons pauvres » et « classes dangereuses » ? Ou de se donner bonne conscience en laissant de fait se développer un peu plus encore les inégalités au sein du système scolaire, et en abandonnant une partie du financement à des intérêts privés ? Mettre l’accent sur les individus méritants et talentueux, n’est-ce pas négliger totalement le fait que ce sont les conditions sociales (urbaines, économiques, scolaires) qui ont un impact fort sur chacun et qui, à ce titre, doivent faire l’objet de l’attention prioritaire des pouvoirs publics ? N’y a-t-il pas, affleurant derrière ce programme, une distinction entre les parents, déjà présente dans d’autres discours et mesures prises au cours des dix dernières années (17) : certains « démissionnaires » et les autres « responsables », distinction qui renvoie à des variables psychologiques et individuelles et néglige les conditions sociales ?
En dépit de critiques dont le programme peut faire l’objet, et dont certaines ont été en effet mises sur la place publique et auraient pu conduire les professionnels à bouder le dispositif, les IE ont été mis en place, ils se sont mis en route. Comment comprendre alors que le programme, selon toute apparence, ait « pris » puisqu’il est passé rapidement à plus de 40 IE à la rentrée 2012, et qu’il poursuive sur sa lancée malgré le changement de politique intervenu récemment ?
Pourquoi « ça a pris »
Forte impulsion institutionnelle
Il y a eu d’abord une forte impulsion institutionnelle, relayant une volonté affichée au plus haut niveau de l’Etat de faire de ce programme une réussite et un marqueur du quinquennat en matière éducative. Les recteurs ont donc « joué le jeu », ainsi que les IA et des chefs d’établissement. Mais cela ne permet pas tout-à-fait de comprendre que des enseignants se soient eux-mêmes fortement impliqués dans l’aventure. En fait, une partie des professionnels, dans les établissements, se retrouvent assez bien dans les caractéristiques des IE sous leur côté « vertueux » ; que ce soit par inclination politique, ou instruits par une expérience professionnelle qui leur a fait toucher du doigt les limites de programmes antérieurs, ou encore parce que cette mesure de « discrimination positive » leur paraît aller dans le droit fil de la tradition « républicaine » de l’école, ils approuvent le programme IE ou ne retrouvent rien à redire à telle ou telle de ses ambitions, au contraire : ils peuvent ainsi se réjouir de recevoir dans leur classe des élèves « scolarisables », de disposer de moyens substantiels, d’accueillir des élèves dans un contexte plus favorable aux apprentissages que celui qui prévaut dans certains territoires.
Les vertus de la centration sur les individus
L’attention portée à des individus plutôt qu’à des catégories a sans doute eu les mêmes effets dans les établissements scolaires que l’introduction du Programme de Réussite Educative dans les quartiers « politique de la Ville » après la Loi de Cohésion Sociale. Tandis que les dispositifs antérieurs visaient des groupes et pouvaient être, à l’expérience, jugés d’une efficacité réduite (voir les déceptions liées à la politique ZEP), la centration sur des individus – et donc, de fait, sur des personnes clairement identifiables – semble aux yeux de nombreux acteurs de nature à délimiter plus précisément la cible et autoriser des espoirs plus circonscrits et donc plus réalistes de réussite.
Les moyens d’agir
De plus, comme du reste pour la Réussite Educative, l’octroi de ressources a favorisé l’engagement des acteurs ; le programme IE a été doté de moyens réels, comme on le rappelle plus haut. Il n’est pas si habituel que, dans l’Education Nationale, un programme soit ainsi, et à un tel niveau, assorti des moyens de le mettre en œuvre. Se saisir de cette opportunité, c’est relever une sorte de défi en disposant des moyens d’y faire face. Ces moyens, ce sont bien sûr l’argent et les postes, c’est aussi le fait de recevoir des élèves sélectionnés, volontaires pour être là et, a priori, disposés à jouer jusqu’au bout le jeu scolaire (ce qui, du reste, suscitera des déconvenues et des protestations – quand certains recrutements feront entrer dans l’IE des élèves très éloignés des critères initialement énoncés – « on nous a trompés, ce n’était pas ce type d’élèves qu’on nous avait annoncé ! » « untel n’a pas sa place dans un internat d’excellence ! » ). Quant aux chefs d’établissement, ils vont pouvoir mettre en œuvre une éducation dans toutes ses dimensions : scolaire, mais pas seulement.
Les acteurs locaux, chefs d’établissement, enseignants ou CPE engagés, sont donc eux aussi les bénéficiaires de ce dispositif. Mais c’est un bénéfice qui oblige : ils ne peuvent rester inertes, ils se sentent moralement contraints de conduire ces élèves à la réussite, sinon à l’excellence. Il y a de plus un accord explicite ou implicite des professionnels pour « faire échapper » au quartier et à son collège, accord qui est un indice clair de leur absence d’espoir de faire quelque chose sur place, dans les établissements d’origine. Aux moyens octroyés, les acteurs locaux ajoutent leur propre implication, comme on l’observe de manière assez classique dans de nombreux processus d’expérimentation ou d’innovation.
Une traduction sur chaque terrain local d’un programme national
On pourrait penser alors que, pour accepter un tel programme, qui comme on le voit plus haut contrevient à un certain nombre de principes et de traditions récentes de l’école publique (18) , les acteurs engagés sont contraints de renier ce à quoi ils croient. En fait, non, pour deux raisons. Pour une part de ces acteurs, qui l’approuvent, ce programme est plutôt bienvenu ; c’est le cas aussi de ceux qui en apprécient certains volets sans forcément tout approuver. Pour les autres, l’acceptabilité morale de ce programme qui, de fait, vise avant tout des jeunes issus des milieux défavorisés, est rendue possible par un travail d’interprétation : les acteurs opèrent sur le terrain une « traduction » de ce programme, selon leur culture professionnelle et leurs « habitus » professionnels. C’est ainsi que, de manière générale, la sélection n’a guère privilégié l’élitisme ; c’est ainsi que la notion d’excellence a été retravaillée sur chaque site ; de telle sorte qu’il est devenu possible à chacun de se réclamer de cette notion d’ excellence en la débarrassant de ses relents d’élitisme et donc sans pour autant trahir ce qui antérieurement leur paraissait essentiel, voire en ayant le sentiment d’être fidèles à une certaine idée de l’école républicaine et de l’égalité des chances au sein d’un programme qui peut pourtant être soupçonné voire accusé de les mettre à mal. Par ailleurs, ce travail de « traduction » comporte aussi une dimension de réalisme : il est moins aléatoire de s’engager à faire réussir correctement des élèves motivés que de prétendre les conduire à coup sûr à des performances exceptionnelles…. Enfin, au fil des mois et des années, les établissements dans lesquels était implanté un IE ont eu tendance, chacun à son rythme et à sa façon, en raison des rapports de force locaux, à faire profiter l’ensemble de leurs élèves, internes ou pas mais considérés comme ayant eux aussi besoin de soutien, des aménités destinées initialement aux seuls internes d’excellence.
Voilà, nous semble-t-il, pourquoi, malgré les critiques qu’on peut porter sur lui, le programme s’est tout de même implanté avec un certain succès, et même un certain enthousiasme dont témoignent notamment les multiples ajustements très rapidement intervenus pour tenter d’éviter une partie des dérives ici signalées. C’est autre chose que se demander ce que, une fois mis en place et mis en œuvre, il produit pour les élèves qui y sont reçus, et s’interroger sur les effets qu’il suscite au sein des établissements scolaires. C’est l’objet de la recherche collective « Les internats d’excellence : un nouveau défi éducatif ? » Cette recherche propose ce que l’on peut appeler une « critique interne », pour la distinguer du point de vue qui a été ici adopté, et la partie qui suit va en présenter les résultats majeurs.
II) Des effets favorables pour les élèves et les professionnels, aux limites rencontrées
A) Un bilan amplement positif pour les élèves bénéficiaires
S’il est possible, au terme de seulement trois années de fonctionnement des quelques IE enquêtés, de tirer un premier bilan en ce qui concerne les internes d’excellence, celui-ci apparaît comme largement positif. En effet, pour la majorité de ces adolescents et adolescentes, les résultats scolaires ont eu plutôt tendance à s’améliorer, leur implication dans le travail s’est intensifiée, leur confiance en eux semble s’être affermie, et l’on peut même parler pour eux d’un certain bien-être à l’école. Les adultes qui les prennent en charge, payant de leur personne et s’affrontant à de nouvelles questions ou à des situations pour eux inédites, trouvent une indéniable satisfaction à accompagner, encourager, soutenir, stimuler, des élèves qui, pour beaucoup, font preuve d’une bonne volonté scolaire voire d’un enthousiasme qu’ils déplorent de ne pas rencontrer plus souvent dans le cours ordinaire de l’enseignement. Et les chefs d’établissement jouissent, avec les IE, d’un espace de liberté et donc d’inventivité plus grand car assoupli de certaines des limitations administratives ordinaires. Quant aux parents des internes d’excellence, la présence de leur enfant dans cette institution semble combiner pour eux quatre effets : soulagement (de voir leur enfant éviter l’établissement du quartier et les risques à sa périphérie), satisfaction (de le voir pris en charge par une équipe compétente et motivée), fierté (d’avoir vu leur enfant sélectionné dans un dispositif sélectif) et espoir (de réussite scolaire). On note aussi des modifications sensibles dans les relations mutuelles entre ces acteurs : entre établissement et parents se construisent peu à peu des rapports de confiance, les élèves savent qu’ils peuvent compter sur le soutien des enseignants ou des adultes qui les encadrent et qu’ils sont invités à les solliciter en cas de besoin ; des collaborations inédites se nouent entre professionnels qui, peu à peu, entrent dans le jeu (du soutien, de propositions d’activités…) ; on pourrait résumer en disant que tout ceci contribue à créer un climat de disponibilité mutuelle. Du point de vue des acteurs directement concernés par la mise en place et le fonctionnement des IE, ce programme peut être considéré comme un succès (19) .
Certes, comme on l’a vu plus haut, il coûte cher à la collectivité, mais somme toute un ie ne lui revient pas plus cher qu’un élève de CPGE, pourtant en moyenne nettement plus favorisé socialement. Certes, également, c’est parfois au détriment de certains établissements (éventuellement eux-mêmes en difficulté) que des postes ont été attribués aux IE. Certes, encore, on peut souligner tout ce que les IE doivent à une conception de l’éducation et de l’égalité des chances loin de faire l’unanimité puisqu’elle cible davantage des individus méritants que des groupes défavorisés. Ces réserves méritent d’être entendues et prises en compte, mais elles n’invalident pas, nous semble-t-il, ce résultat essentiel. Pour la plupart des internes d’excellence, c’est un programme « qui marche », et qui, peut-être plus encore, leur redonne confiance dans une école publique qui ne leur paraissait plus être en mesure de tenir ses promesses. Beau succès, donc, dont les bénéficiaires mais aussi les promoteurs du programme et tous ceux qui l’ont mis en œuvre, à quelque niveau hiérarchique que ce soit, peuvent à bon droit se féliciter.
B) Deux précisions, qui ne démentent pas ce bilan mais le tempèrent.
D’une part, il est simplificateur de considérer sans distinction « les internes d’excellence ». L’enquête permet de distinguer, en gros et avec des variations d’un établissement à l’autre, trois catégories d’élèves. Une première catégorie recouvre ceux des internes d’excellence qui correspondent tout-à-fait à l’idée que l’on a envie de se faire d’eux : des élèves aux bons résultats, qui aiment l’école, comprennent ses codes et ses exigences, et, sans pour autant paraître tous promis à un brillant avenir scolaire, tirent un parti important de ce qui leur est offert. Une seconde catégorie d’élèves, plus moyens et plus incertains dans leur passion scolaire, mais « pleins de bonne volonté », comme disent les enseignants ou ceux qui les prennent en mains ; ces élèves, globalement, progressent à l’IE même s’ils n’atteignent pas des sommets. La troisième catégorie est composée d’élèves qui sont plutôt en difficulté, peu en phase avec les attentes de l’école tant en termes de travail que d’attitude, et dont on pourrait dire qu’ils correspondent davantage à un recrutement pour les anciens « internats de réussite éducative » que pour les « internats d’excellence » ; l’apport réel de l’IE à ces derniers élèves est plus problématique ; s’ils ne sont pas dépourvus d’une certaine envie de réussir, ils ne semblent pas bien saisir le sens de l’école et de ses attentes, et le sens des activités extra-scolaires ou moins scolaires censées leur ouvrir l’esprit paraît autant les dérouter que les éclairer.
D’autre part, et sans rien retirer à ce constat favorable, la recherche conduit en même temps à pointer certaines limites, qui tiennent parfois aux ressorts même de la réussite. Ce qui permet une efficience du dispositif est aussi parfois ce qui en révèle des insuffisances, des ambiguïtés ou des impasses. C’est ce qui va être développé dans les paragraphes qui suivent.
C) Ce qui semble favoriser la réussite du programme en montre aussi les limites
Un effet « carte scolaire » et ses conséquences
Echapper à la carte scolaire
En sortant des adolescents et des adolescentes de leur établissement d’origine, pour les scolariser à l’écart et dans un tout autre cadre, les IE leur permettent d’échapper aux contraintes de la « carte scolaire », avec tout ce que celles-ci , dans certains contextes de scolarisation, peuvent avoir de pesant, tant pour les élèves que pour leurs parents. Toute une part des évolutions constatables chez les internes d’excellence, en termes de résultats scolaires (une fois « recalés » par rapport aux nouvelles exigences), en termes d’engagement dans le travail ou encore de congruence avec soi-même (on a ici le droit de se vouloir et d’être « bon élève » sans paraître trahir ses copains) peut être imputée à un effet « carte scolaire ». Certes, l’engagement des professionnels, les dispositifs mis en place pour encadrer et soutenir les élèves, ne sont pas pour rien dans ces évolutions, mais on peut conjecturer que, du seul fait d’avoir changé de cadre scolaire, ces élèves sont mis en position de progresser. Du reste, ils le disent : « ici, je travaille plus, plus régulièrement, je m’intéresse, les autres ne nous dérangent pas », à quoi ils ajoutent « on m’aide, je peux demander un coup de main si j’en ai besoin ». Effet « carte scolaire » qui se double d’un effet «internat » : ce que disent les internes d’excellence ne diffère pas fondamentalement de ce qu’expriment les internes « ordinaires » quand on les interroge sur ce que leur a permis l’internat (20) ; simplement, pour une partie au moins des internes d’excellence, le contraste est (ressenti comme) encore plus vif entre l’ «avant » et le « maintenant », et ils ne manquent pas, dans les entretiens, de le souligner avec insistance. En d’autres termes : l’effet carte scolaire joue un rôle puissant, mais sa conjugaison avec l’effet internat achève l’édifice ; le premier pallie le contexte scolaire, le second le contexte juvénilo-familial. Mais cela suppose des élèves suffisamment autonomes pour se contenter d’un cadrage assez large. D’où le cocktail de la réussite : un bagage scolaire suffisant pour que le premier effet fonctionne ; un comportement scolaro-compatible pour bénéficier du second. Tout cela sans que des remédiations fondamentales aient besoin de se mettre en place : on est là devant un ajustement réciproque des « habitus », puisque des enseignants en attente et en capacité de faire travailler des élèves faisant preuve d’une appétence scolaire trouvent effectivement ceux-ci devant eux, ou puisque des personnels de « vie scolaire » plus portés à la guidance qu’au « redressement » pourront avec ces élèves jouer comme ils le souhaitent leur rôle éducatif. Cet ajustement, dû essentiellement à un recrutement bien conduit, est une condition essentielle de félicité du programme, dont la réussite doit beaucoup à l’effet assez « naturel » de causes ordinaires. Il en est autrement quand le recrutement a été moins heureux et a drainé vers l’IE des adolescents moins dotés des dispositions pour en tirer profit.
Un probable malentendu
On peut se demander s’il n’y a pas là, dans cet effet « carte scolaire », une source de malentendu. Ce dont les élèves et leurs parents se réjouissent, c’est d’abord et avant tout, si ce n’est exclusivement, de ces nouvelles conditions offertes pour faire des études. Conditions qui n’étaient pas remplies antérieurement, et qui le sont à l’IE. Bien des parents interrogés, et bien des élèves, se reconnaîtraient sans doute dans ce propos maternel : « Ce que je voulais d’un collège normal, on me le propose à l’internat d’excellence ». Alors que le programme insiste sur l’excellence, alors que c’est elle qui mobilise les professionnels, alors que c’est elle qui justifie l’octroi de moyens substantiels, les dérogations aux règles habituelles et l’affectation de personnels hors des grilles habituelles de la DHG, ce n’est pas la recherche de l’excellence qui « motive » d’abord internes et parents. Travail, certes, réussite, bien sûr, mais excellence ? Le qualificatif « excellence » semble avoir surtout pour vertu de faciliter la proposition d’internat par les enseignants ou travailleurs sociaux du lieu d’origine sans risquer de donner l’impression de mettre en cause l’éducation parentale, et de permettre aux parents d’envisager plus volontiers l’inscription d’un enfant en internat sans risquer de se (voir) reprocher de « s’en débarrasser ». Usagers et professionnels de l’IE ne poursuivent pas exactement le même objectif, comme ils le poursuivent par exemple dans les CPGE, ou encore, en d’autres contextes sociaux, à l’Ecole des Roches, ou au Pensionnat des Oiseaux. En conséquence, ce qui, aux yeux des professionnels, apparaît comme une condition de l’excellence – l’ouverture culturelle, les activités auxquelles les internes n’ont pas accès chez eux – apparaît aux yeux de ces derniers ou de leurs parents comme un « plus », une aménité agréable dont il faut cependant veiller à ce qu’elle vienne pas amputer le temps consacré à la seule chose qui, à leurs yeux, importe ici, le travail scolaire.
Adhésion à la forme scolaire
Peut-être pour la même raison est-il difficile de prendre des distances avec la forme scolaire. Car celle-ci, toute étroite et stérilisante qu’elle paraisse à ses critiques les plus acerbes depuis Freinet jusqu’à Neil ou Illich, a pour elle d’assurer des progressions vérifiables et de rassurer les élèves qui acceptent de s’y couler. Jusqu’alors entravés dans l’exercice de leur foi scolaire, ces petits pèlerins du Mayflower ont en l’IE trouvé leur Amérique ; ils n’attendent pas d’abord que l’on y change les croyances et les rites, c’est-à-dire que l’on bouleverse la forme scolaire. C’est du reste ce dont semblent prendre conscience – au moins dans les faits, sinon dans les discours – les équipes qui consacrent la plus grande attention et une part majeure de leur temps à tout ce qui concerne la mise au travail des élèves et leur entrée dans un cadre : on pense ici, en particulier, à l’exemple sans doute le plus extrême d’un IE visité dans lequel l’emploi du temps des élèves et le contenu de leurs séances de travail est prévu par le menu.
Les contours restreints de l’excellence
Offrir aux élèves des conditions de travail incontestablement et incomparablement meilleures que celles dont ils disposaient dans leur collège, ou plus généralement dans leur environnement quotidien, est le moyen que se sont donné les IE pour les conduire à l’excellence. Au vu de l’évolution des résultats scolaires, on peut dire que, pour la majorité des élèves, l’objectif est en vue : après un « choc docimologique » lié au changement d’établissement, de niveau d’exigence ou de critères de notation, les ie parviennent à s’adapter et, grâce à un travail régulier et intensif, à améliorer leurs notes. Voilà un résultat propre à satisfaire à la fois les élèves eux-mêmes, leurs parents, et les équipes qui les prennent en charge. Il est trop tôt pour le dire, peut-être certains d’entre eux parviendront-ils à intégrer des filières prestigieuses, à accéder à une CPGE voire à réussir un concours.
De fait, l’excellence a été recherchée du côté de l’amélioration des notes, sans doute parce que c’est elle qui est le but le plus facilement identifiable tant par les élèves que par les enseignants, et le plus repérable par les parents.
La prégnance du thème de « l’individualisation »
Le succès du thème de l’individualisation (des parcours, du suivi, de l’accompagnement) semble manifeste au sein des IE. C’est bien chacun des élèves qui fait l’objet de l’attention de l’équipe, en particulier dans les temps de travail hors de la classe, ou encore dans les temps de « vie scolaire ». Chacun des ie apprécie ce temps qui lui est offert, et savoure cette attention qui lui est accordée, voire cette exclusivité qui lui est un moment réservée par l’adulte. Le contraste avec une situation où l’on pouvait se sentir perdu au milieu de nombreux élèves, ou peu épaulé dans le travail si ce n’est par le contrôle parental, ou encore privé d’espaces conçus pour la mise et le maintien au travail, est, pour beaucoup d’ie, trop fort pour ne pas être vu comme un bienfait majeur de l’IE. Le propos des ie s’organise d’ailleurs volontiers selon une opposition « avant / maintenant », « « là-bas / ici » : en leur offrant cet encadrement proche, on allait presque dire, paraphrasant Durkheim, cet « enveloppement permanent », l’IE leur permet enfin d’être ou de devenir ce qu’ils souhaitent être : de bons élèves dont la progression n’est plus entravée.
Faible attention au « collectif »
Ce résultat, dû au travail des élèves et à la mobilisation des équipes, est si précieux qu’il risque de conduire à sous-estimer deux dimensions de l’excellence, dont il faut bien reconnaître, cependant, qu’elles ne sont pas aujourd’hui, dans le système scolaire français, les plus mises en avant, mais dont on sait aussi que, de fait, elles sont peu ou prou présentes dans les parcours d’excellence accomplis par les adolescents issus de catégories plus favorisées. Elles ressortissent toutes deux à un même thème : à tant insister sur l’individualisation, il se pourrait que l’on néglige le fait que l’excellence s’atteint aussi par le collectif et suppose une aptitude à s’inscrire dans un collectif. Et ceci de deux points de vue.
Il s’agit d’une part du travail en équipe, qui, à ce que l’on a pu observer dans les IE enquêtés, ne semble pas avoir retenu l’intérêt des professionnels comme une voie d’apprentissage ; or, le travail en équipe est riche à la fois de stimulation réciproque voire d’émulation, d’organisation du travail, de coordination, d’appui et d’encouragement mutuels, ainsi que d’invitation à trouver et à tenir sa place, et est pour cela une des voies d’accès à l’excellence (pensons, par exemple, aux groupes de travail pour préparer un dossier, au lycée ou à l’université, ou encore aux « écuries » dans les CPGE ou chez les étudiants en médecine). Plus précisément, les ie parient volontiers sur le collectif qu’ils constituent pour se donner le moral et s’encourager au travail ; ils comptent moins sur les offres de remédiation qu’ils trouvent souvent inadaptées si elles ne sont pas en phase directe avec ce qu’ils ont à faire dans le moment (par exemple : reprise de points de grammaire comme la distinction entre « et » et « est »), un peu comme les « clients » de l’accompagnement scolaire associatif n’apprécient guère les détours vers « les bases » qui s’opèrent au détriment apparent de la réalisation immédiate des devoirs. Par ailleurs, ils ne semblent pas vraiment s’appuyer les uns sur les autres, et encore moins sur d’autres qu’eux, en matière cognitive. A l’IE, s’il arrive que l’on travaille avec les camarades, tout se passe comme si l’on ne pouvait apprendre qu’avec les enseignants ou les adultes qui encadrent.
Il s’agit d’autre part des engagements dans des collectifs. Si de nombreuses activités culturelles sont proposées aux ie, elles semblent plus souvent de l’ordre de l’assistance à un spectacle que de la participation à la création collective ; les activités sportives sont davantage proposées dans des disciplines individuelles que dans des sports collectifs (comme c’est, du reste, tendanciellement le cas aujourd’hui dans les centres de vacances, où le VTT, le tir à l’arc, les sports de glisse sur eau ou sur neige, ont peu à peu remplacé le football, le rugby, le volley, ou les jeux collectifs – épervier, ballon prisonnier…-). Des activités « citoyennes » sont cependant parfois organisées, auxquelles d’autres que les seuls internes d’excellence sont conviés à participer, comme par exemple la protection de l’environnement, mais elles semblent plus rares. Autrement dit, on peut se demander si n’est pas laissée de côté, dans les IE, toute la part de l’excellence qui repose essentiellement sur des apprentissages sociaux, qui consiste aussi en la construction et la mise en valeur d’un « capital social » (au sens de Putnam, plus qu’au sens de Bourdieu). L’excellence y est pensée comme l’excellence de chacun, ou de tous mais les uns à côté des autres plus que les uns avec les autres, encore moins les uns par les autres. En d’autres termes, le collectif ne semble guère pris ici comme une ressource, un peu comme si l’urgence était avant tout d’accorder toute son attention à des individualités jusqu’alors corsetées pour leur permettre de se déployer. Et le collectif est pensé et utilisé surtout comme un élément de socialisation, comme un facteur d’autonomie comportementale, mais rarement comme un moyen de développement cognitif.
La question de l’intégration dans l’établissement ou dans l’internat est davantage envisagée comme une exigence ou un souhait en termes de vie collective que comme une condition de l’excellence. Expliquons-nous. Dans certains IE, on est frappé par l’intensité de l’entre-soi dans lequel vivent les internes d’excellence. En général pour des raisons très matérielles d’organisation (des lieux d’hébergement, des transports, de l’enseignement dans différents établissements), parfois aussi parce qu’ils entretiennent délibérément cette séparation avec les autres élèves ou internes, les internes d’excellence ont tendance à vivre entre eux. Ils forment un groupe, rassemblé par la « mêmeté » : ils se ressemblent socialement (et éventuellement se distinguent autant des autres élèves), ils « vivent la même galère » (que les autres élèves ignorent totalement) comme disent et pensent certains ie interrogés. La faible mixité est déplorée par les professionnels, mais on relève peu de tentatives d’association d’élèves différents dans un même projet. Ni entre eux ni encore moins avec les autres élèves, ils ne semblent, même de manière fugitive, former une équipe, rassemblée autour d’un même but, d’un même projet partagé, dont la réalisation suppose davantage de tabler sur des différences et sur des compétences complémentaires que sur la ressemblance. Le tableau est délibérément excessif, pour faire comprendre l’idée ; de fait, il est des moments, des occasions, où, au moins pour certains des internes d’excellence, il y a engagement dans une équipe, constituée d’ie seuls, ou bien avec d’autres élèves. Mais ces moments et ces occasions semblent plutôt rares. Toutefois, plusieurs IE s’efforcent, peu à peu, de faire exploser ces entre-soi qui, peut-être rassurants au début, peuvent à la longue se révéler inhibiteurs.
Pédagogie de la rupture et discours de la métamorphose
Ce qui est le plus souvent et le plus volontiers souligné, s’agissant des IE, est le fait qu’ils extraient un jeune de son milieu. Pour l’institution scolaire, l’élève est retiré d’un environnement familial et amical peu propice à l’épanouissement de ses talents ; pour les parents et pour le jeune, l’IE offre surtout la possibilité d’échapper à l’établissement du quartier. L’IE, dans son principe même, représente une rupture.
Des ruptures multiples
Mais c’est également au sein des IE qu’un processus de rupture est engagé. Des adolescents – que l’on sait ou que l’on soupçonne accrochés à la télévision et à toutes sortes d’émissions – ont de fait relativement peu accès à la télévision, voire pas du tout. Ils sont maintenus à l’écart des écrans sur lesquels tant d’entre eux, particulièrement les garçons, jouent interminablement à toutes sortes de jeux. Les seuls écrans devant lesquels l’IE les installe, ce sont ceux qui, en salle de travail, proposent des logiciels d’apprentissage (en français, en anglais, en maths, en histoire…) ou des fiches de suivi. On peut parler d’une tentative de sevrage, d’autant plus visé que la télévision ou les jeux vidéo sont souvent vus, par le corps enseignant, comme l’anti-modèle de l’apprentissage scolaire, et comme des machines à gaspiller son temps. L’IE donne l’occasion de rompre avec ce qui peut apparaître comme une addiction funeste. Plus encore, il impose cette rupture, comme condition de la concentration sur l’« excellence ».
Sans doute aimerait-il aussi les voir abandonner l’habitude d’user à tout bout de champ de leur téléphone portable, d’envoyer des SMS ou de visiter des pages « Facebook ». Peine perdue, semble-t-il, les adolescents, quand ils le peuvent techniquement, contournent sans vergogne l‘interdiction du portable et certains en possèdent deux de manière à rendre inopérante la confiscation. C’est un signe supplémentaire du sens différent qu’internes et professionnels logent dans l‘IE : pour ceux-ci, l’excellence, qui pourrait supposer une forme d’ascèse, pour ceux-là des conditions de travail « normales » qui n’imposent pas pour autant de se priver de tout et de se couper des relations auxquelles on tient.
L’idée partagée, c’est qu’élève n’est pas dans un IE pour y « perdre son temps ». Tout doit y être tendu vers l’objectif de l’excellence. En conséquence, l’emploi du temps des ie est singulièrement rempli. A la différence de ce qu’ils connaissaient avant de venir, ils trouvent à l’IE peu de temps vide, peu de temps non affecté à une activité scolaire ou autre, peu de temps à « rouiller » entre adolescents. Sur ce point également, l’IE opère une rupture, et semble aussi aller bien plus loin que les internats « ordinaires » dans lesquels les jeunes sont plutôt portés à déplorer les temps morts et le temps perdu. Tout se passe comme s’il ne fallait pas, en IE, laisser un instant inoccupé.
La rupture peut concerner aussi les codes vestimentaires, les nouveaux venus arborant progressivement et d’eux-mêmes la tenue des adolescents « autochtones ». Plus encore, c’est du mode de relation qui permettait de vivre ou de survivre dans un espace social que l’IE les invite à se défaire ; la teneur en agressivité des gestes, du langage, à laquelle beaucoup d’ie se croyaient condamnés, diminue. La manière de parler prend quelques distances avec les sociolectes des quartiers ou des établissements d’origine, qui pourront être récupérés au cours du week-end, gage peut-être de fidélité.
La rupture concerne enfin le « régime » culturel. La sous-nutrition ou la malnutrition culturelle doit donc trouver à l’IE de quoi être compensée. D’où une offre abondante et variée, au moins dans les premiers temps, c’est-à-dire avant que ne soient opérées dans plusieurs IE des rectifications tenant davantage compte des attentes des ie. Ce « bourrage » est une réponse quantitative ; il n’est pas certain que les IE se soient donné les moyens d’une approche plus qualitative nécessaire à la remédiation ; car il ne suffit pas à ces élèves de travailler plus (ce qu’ils font sans conteste, et beaucoup d’entre eux sans guère de contestation). Les journées de fête des IE, organisées en Juillet 2011 à Valbonne, puis en Juillet 2012 à Montpellier, ont fourni une illustration de ce changement de régime culturel : elles se sont caractérisées, aux dires des adultes présents, par une profusion voire une surabondance d’activités de toutes sortes sur lesquelles les adolescents étaient mobilisés toute la journée. Certes, ces journées étaient aussi destinées à servir de vitrine des IE, mais le choix de mettre en vitrine une telle richesse, réelle, d’activités, montre bien que l’IE veut leur offrir tout autre chose, en termes culturels, que ce dont ils ont l’habitude.
Un discours de la métamorphose
La prise de distance avec les pratiques antérieures, le changement de cadre et de rythme de travail, la valorisation non entravée de l’attention au scolaire, sont assez nets pour que les internes d’excellence – dont on dirait volontiers, en forçant le trait, que certains semblent presque être entrés en religion – développent tout un discours sur le fait qu’ils ont changé, qu’ils ne sont plus les mêmes que ceux qu’ils étaient voici encore peu de temps. C’est un véritable discours de la métamorphose que font entendre certains internes. Non seulement, à l’évidence, le déroulement de leur existence quotidienne soutient cette transformation ; mais eux-mêmes s’en disent partie prenante, d’autant qu’ils ne sont nullement là contre leur gré ; ils se saisissent de ce qui leur est offert pour prendre des virages qui n’attendaient que les conditions favorables pour être pris. Les internes d’excellence sont en « demande d’institution », ils créditent l’IE de ce qui, chez eux, a changé.
Ce sont aussi les professionnels, enseignants, CPE, qui soulignent la véritable métamorphose opérée par certains élèves, au bout d’un certain temps. Ce temps a pu être bref – après une phase d’adaptation et d’appropriation des codes sociaux en vigueur dans l’espace de l’internat, et d’abandon de façons d’être importées d’autre espaces – ou plus long – quand c’est l’adolescent qui semble peu à peu « se déplier », s’épanouir, apprendre à sourire, à sortir de son isolement ou de sa maladive absence de confiance en lui.
Ceci dit, changeant de cadre physique et organisationnel, les internes d’excellence changent aussi de cadre social. Si un certain nombre d’entre parviennent sans trop de mal à se glisser dans la peau d’un bon élève qui s’autorise à l’être sans avoir à s’en justifier ou à s’en excuser auprès des autres, ce n’est pas pour autant que les choses sont faciles. Quand les ie disent « j’ai changé », ils expriment peut-être ce qu’ils ressentent, c’est-à-dire qu’ils sont en train de changer et sont en voie de l’accepter. Mais, temporairement, ce remaniement identitaire n’est pas simple. Ils cherchent en effet à avoir une identité d’élève « normal » dans l’établissement ; une identité de membre du groupe d’internes d’excellence à l’IE et une identité de week-end lorsqu’ils continuent à fréquenter les « amis d’avant »… à moins qu’ils ne laissent ces derniers liens se distendre ; ce remaniement, qui tient de la combinatoire, est d’autant moins aisé que l’identité est toujours, à la fois, « pour soi » et « pour les autres » , et que les autres, ou certains d’entre eux (copains du quartier, mais aussi camarades de classe appartenant à d’autres milieux sociaux), peuvent exercer peu ou prou des forces de rappel (à l’ordre) en direction de quelqu’un qui est en train de changer.
La durée nécessaire à l’intériorisation de dispositions durables
Le déplacement dans l’espace aide à rétablir les frontières « normales » de la forme scolaire, mais il ne lève pas la difficulté à accélérer avec autant de succès le temps de la création de dispositions chez les élèves. On le voit dans le double sens de l’autonomie : l’autonomie comportementale peut être rapidement acquise ; en revanche, l’autonomie cognitive demande plus de temps ; plusieurs acteurs adultes font une différence entre externes depuis longtemps habitués à se prendre en mains intellectuellement et internes trop « scolaires ». Les équipes voient bien la contradiction dans laquelle elles se placent en quadrillant les élèves pour conjuguer effet-carte scolaire et effet-internat et en prenant le risque de faire – surtout de ceux qu’elles appellent des « consommateurs d’aide » – des « assistés » qui se contenteront peut-être d’une scolarité moyenne.
Car la question se pose bien entendu de la continuité de ces effets. Si, autant qu’on puisse l’observer, les ie prennent ici de « bonnes habitudes » relativement au travail, intègrent-ils pour autant des dispositions durables, des « habitus », qui sauront agir alors même que les conditions offertes par l’IE auront disparu ? On peut penser que, pour ceux des élèves qui sont arrivés à l’IE avec les dispositions (face au travail en particulier et, plus généralement, face à la vie dans ce type de collectivité) déjà construites ou en germe, le séjour à l’IE aura été de nature à les affermir, à les confirmer. En revanche, il est beaucoup plus incertain que le séjour à l’IE, surtout s’il est de courte durée, permette que s’installent des dispositions favorables survivant à cet accompagnement rapproché.
La question de la création de dispositions émerge aussi dans le cas des offres culturelles parfois surabondantes ou surdimensionnées. Si ces offres honorent ceux qui les présentent, dans la mesure où ils entendent faire profiter des jeunes de milieux populaires des plus hautes réalisations culturelles auxquelles ils font accéder leurs propres enfants, les effets de cette sensibilisation sont incertains, car ils supposent du temps. Même si les internes d’excellence bénéficient d’une place de spectacle, acquise pour eux sur les fonds de l’IE, il est moins certain qu’ils y trouvent leur place. Le déplacement culturel que cela suppose ne s’opère pas en peu de temps, et on constate encore une fois par là que la constitution des habitus est le résultat d’une exposition prolongée à une action pédagogique. Raison de plus, dira-t-on, pour commencer, seul moyen de ne plus être sujet à la sidération en abordant les rivages d’une autre planète culturelle. Mais l’assistance à un spectacle (théâtre, musique, lecture publique, …) prend d’autant plus sens que les individus ont été eux-mêmes amenés à se projeter, par la pratique, dans le monde de l’expression artistique. Il y a des chances pour que l’imprégnation culturelle offerte aux internes d’excellence soit d’autant plus marquante pour eux qu’elle vient en contrepoint de réalisations (théâtre, lecture publique, atelier d’écriture, atelier d’expression, …). L’implication dans des réalisations est cependant, pour une part des ie, retenue du fait que, pour eux, la priorité identifiable, lisible, porteuse de sens immédiat, est l’implication dans le travail scolaire bien plus que dans toute forme de « détour ».
Conclusion
Au fil des mois, ces questions n’ont pas manqué d’émerger dans les IE. Elles n’ont pas toujours été formulées, mais, dans les propos des professionnels, dans les entretiens avec les internes d’excellence, parfois avec leurs parents, il semble qu’elles aient déjà commencé à percer. Si les IE doivent avoir un avenir dans le nouveau contexte politique et administratif, il sera difficile de ne pas s’y affronter directement et explicitement. Ceci dit, si elles interrogent le programme IE et les différentes modalités de sa mise en œuvre, elles ne le disqualifient nullement. Malgré les limites dont il a pu être fait état dans ce texte, il serait dommageable d’oublier ce que les IE ont, globalement, apporté aux adolescents et adolescents qui en ont jusqu’ici bénéficié. Comme l’a montré le rapport sur lequel ce texte est basé, les IE sont peut-être moins un dispositif innovant (au sens où l’on entendait l’innovation dans les années 1980) qu’un dispositif qui élargit les horizons, qui « pousse les murs » dans la prise en charge des élèves de milieu populaire, ce qui n’est pas à négliger. L’articulation n’est pas toujours plus simple qu’ailleurs entre Vie Scolaire et Enseignement ou travail scolaire ; néanmoins, sur ces deux derniers points, les IE ont exploré des voies (certains dispositifs de travail, mode de relation entre parents et professionnels, contenu de leurs conversations ou encore entrée progressive dans les mœurs quotidiennes d’échanges « en temps réel » sur les élèves…). Il est possible que la réussite des IE tienne aussi au fait qu’ils permettent d’expérimenter et de mettre au point des remédiations qui pourront, ensuite, être déployées sur une échelle plus large que celle des seuls élèves des IE. Cet apport spécifique des IE à la lutte contre les inégalités scolaires et aux évolutions de l’Education Prioritaire demande cependant à être approfondi et analysé plus avant.
Que les bénéficiaires directs ou les acteurs impliqués « trouvent leur compte » dans un dispositif ne signifie pas pour autant que celui-ci, à un niveau plus global, ne pose pas des questions massives au système dont il fait partie (pas plus, par exemple, qu’une réduction massive des impôts, répartie sur de larges fractions des contribuables, toute satisfaisante qu’elle soit pour chacun d’entre eux, ne serait du même coup automatiquement favorable à la collectivité). En raison même des résultats dont ils aiment se prévaloir ou dont on peut les créditer, les IE tendent un redoutable miroir à l’école publique. En effet, les internes d’excellence ne sont pas tous excellents, loin de là, et ne le deviendront pas, ils restent et resteront vraisemblablement des élèves aux performances « honnêtes » et « honorables » plus que brillants ; pour le dire autrement, leur excellence sera d’avoir accompli un parcours de bon élève, d’avoir été en mesure de choisir une orientation plutôt que de devoir la subir, et cela – ce n’est pas rien – dans une certaine sérénité. Il n’est pas certain qu’ils auraient pu y parvenir sans l’encadrement de l’IE, sans tout ce que l’IE leur a apporté. En conséquence, on ne peut que s’interroger : pourquoi ce qui est possible dans le cadre de l’IE n’est-il pas possible dans un collège ou un lycée « ordinaire » ? Qu’est-ce que l’existence des IE évite ou semble épargner de traiter dans l’ensemble du système et plus particulièrement dans les établissements situés dans les zones les plus frappées par la crise sociale ? Renvoyer aux seules conditions sociales et familiales des élèves l’absence de soutien et d’accompagnement du travail, en semblant sous-estimer ou accepter la déréliction du contexte de scolarisation dans lequel collégiens et lycéens des « zones sensibles » sont placés, en prenant aussi comme une sorte d’acquis voire de fatalité les effets multiples de la ségrégation urbaine sur les histoires familiales et la croissance des enfants ou des adolescents, c’est risquer de sacrifier le grand nombre pour sauver quelques « happy few » ; c’est risquer d’abandonner la majorité à son sort, plus volontiers indexé sur l’indignité des individus – faible « potentiel », peu de volonté de s’en sortir, démission parentale, …- que sur ce qui, dans l’organisation scolaire autant qu’urbaine, détermine si lourdement les destinées des collégiens et des lycéens. Et en même temps, les IE indiquent et balisent des chemins empruntables, en matière de suivi du travail, d’attention à la personne des adolescents et de bien-être à l’école, en matière aussi de relation avec les parents. Cela avec des moyens, avec un engagement des professionnels, et une attention institutionnelle constante. La fonction objective des IE au sein du système éducatif peut, selon ce que l’on en fait, être de servir d’alibi aux insuffisances de l’école publique dans certaines zones et de justifier une approche de plus en plus individualisante de l’action éducative et des destins scolaires, ou de constituer un terrain d’expérimentation de solutions potentiellement transférables au bénéfice de l’ensemble du système. La récente réorientation des IE en « internats de la réussite », intégrée dans le programme dit de « Rénovation de l’école », semble vouloir aller dans ce sens. Mais s’il est facile de changer les dénominations en indiquant par là une visée nouvelle, il est moins simple, à tous les niveaux du système, de faire fructifier sur une large échelle ce qu’aura appris aux différents acteurs une expérience à la fois ambitieuse et malgré tout limitée.
Dominique Glasman
Professeur émérite de sociologie
Université de Savoie
Notes :
1 – IGEN-IGAEN, La mise en place des premiers internats d’excellence, Rapport à Mr le Ministre de l’Education Nationale, de la Jeunesse et de la vie associative, à Mr le Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Rapport N° 2011-057
2 – La première partie de ce texte a bénéficié des commentaires et remarques de Patrick Rayou et de Laurent Lescouarch, que je remercie vivement ici. Selon la formule consacrée, je reste seul responsable de ses insuffisances. La seconde partie de ce texte reprend largement la conclusion du rapport de recherche collectif sur la mise en place des internats d’excellence, recherche pilotée, dans le cadre de l’IFé, par P. Rayou et D. Glasman, avec A. Boulin, B. Daoudi, C. Daverne-Bailly, D. Fofana, M. Guigue, A. Jorro, S. Kakpo, L. Lescouarch, F. Pirone, C. Salmon. Ce rapport (en version intégrale ou en version synthétique) est disponible sur le site de l’IFé.
3 Van Zanten A., Choisir son école, Paris, PUF, 2010 ; Glasman D. (avec Besson L.), Le travail des élèves pour l’école en dehors de l’école, Publications du LLS, Université de Savoie, 2005 ; Oller A.C., Thèse de doctorat
4 – Bongrand, P. (2011). « L’introduction controversée de l’“excellence” dans la politique française d’éducation prioritaire (1999-2005) ». Revue française de pédagogie, n°177, p. 11-24.
5 – Voir, par exemple, son article « La politique ZEP en France, laboratoire des politiques d’éducation ? », introductif au N° consacré à ce même thème, Revue Française de Pédagogie, N° 177, Octobre-Novembre-Décembre 2011. La suite de ce paragraphe s’appuie sur cet article. Du même auteur : « Les trois ‘âges’ des politiques d’éducation prioritaire : une convergence européenne ? », in Ben Ayed C., (dir), L’école démocratique. Vers un renoncement politique ? Paris, A.Colin, 2010.
6 – Frandji D., Conclusion de la recherche collective sous la direction de Demeuse M., Frandji D., Greger D. et Rochex J.Y.: Les politiques d’éducation prioritaire en Europe – Quel devenir pour l’égalité scolaire ? Tome 2, pp. 386-387, ENS Editions, Lyon, 2011.
7 – Bongrand, P. (2011). « L’introduction controversée de l’“excellence” dans la politique française d’éducation prioritaire (1999-2005) », art. cit.
8 – Dont on peut se demander s’il s’agit davantage d’établissements d’éducation ou de structures d’enfermement, rappelant les antiques « maisons de correction ».
9 – On a tenté de montrer par ailleurs qu’avec le Programme de Réussite Educative c’est la notion de « pauvre méritant » qui faisait retour. Glasman D., « La Réussite Educative dans son contexte socio-politique » in Laforets V. (dir), La Réussite Educative – Un dispositif questionné par l’expérience, INJEP, 2010.
10 – Carole Daverne et Yves Dutercq montrent, dans leur livre « Les bons élèves », que des élèves issus de milieux moins privilégiés ont pu accéder, au cours des dernières années, aux classes préparatoires, qui sont cependant les moins prestigieuses des CPGE.
11 – Discours tenu en Guadeloupe, le 21 Février 2011. Journal Libération du 23 Février 2011.
12 – « Malgré ses profits records, Total ne paie pas d’impôts en France », titre le 20 Décembre 2010 Latribune.fr, qui n’est pourtant pas un site de presse particulièrement critique sur les milieux d’affaires. Voir aussi, dans le même sens, Libération.fr (20 Décembre 2010), organe plus critique, ainsi que Rue89.com du 13 Juillet 2011.
13 – Il est bien trop tôt pour parler d’un afflux des fratries, mais elles ne sont pas exceptionnelles. Au point que l’on peut s‘interroger : serait-ce la famille plus que ses enfants qui est considérée comme « méritante » ?
14 – Cette dimension de « loterie » apparaît nettement à l’IE de Sourdun, puisque le recrutement, couplé et harmonisé avec une évaluation basée sur le modèle théorique de l’Ecole d’économie de Paris, a été fait, pour la majorité des élèves, à partir d’un tirage au sort. Voir exposé de M. Gurgand aux journées sur les IE organisées en Mai 2011 à l’IFé.
15 – On ne peut même pas dire que, s’ils n’avaient pas été sélectionnés pour entrer en IE, ces élèves « motivés » auraient été inscrits dans le secteur privé, se détournant ainsi de la même façon des établissements publics du quartier : si des parents ont pu avoir envie de changer de secteur de scolarisation de leur enfant, le prix d’inscription dans le privé était de nature à les faire renoncer, tandis que le coût modique de l’IE est de nature à les encourager.
16 – Y. Fournel (Lyon) et D. Proult (Saint-Denis), dans Le Monde.fr du 9 Décembre 2010, « La mort programmée des internats de réussite éducative ».
17 – Par exemple à propos de la lutte contre le décrochage scolaire et l’absentéisme, voir les différents textes rappelés par Glasman D. et Douat E. « Qu’est-ce que la déscolarisation ? » in Glasman D. et Oeuvrard F. (dir), La déscolarisation, Paris, La Dispute, 2nd édition, 2011.
18 – « Récentes », car il ne faut pas oublier que la fameuse « école républicaine », parée aujourd’hui de toutes les vertus démocratiques, était en ses débuts éminemment élitiste. Effectivement ouverte à tous pour le primaire, elle accueillait peu d’élèves dans le secondaire (payant jusqu’au début des années 1930, et peu attractif pour les milieux populaires avant la fin des années 1950). Ce n’est qu’à partir des années 1960 que l’on s’est accoutumé à parer l’école républicaine (en y englobant le secondaire) d’une vertu démocratique et d’une vocation à accueillir tous les jeunes jusqu’à 16 ans. Ainsi remis en perspective, le programme IE renoue avec la tradition de l’école de la III° République, qui était, de manière parfaitement assumée et revendiquée (voir les différentes déclarations de J. Ferry), éminemment méritocratique.
19 – Pour plus de détails, il est possible de consulter le rapport de recherche déjà indiqué.
20 – Voir D. Glasman, L’internat scolaire – Travail, cadre, construction de soi, PUR, 2012, Rennes
Liens :
Internat d’excellence : Happy End