Le système scolaire français reste fondamentalement public et financièrement accessible. Mais depuis quelques années, on constate qu’un shadow school system se développe très rapidement, basé sur les cours particuliers, les coachs en tout genre, les prépas et les écoles privées. Les 2,5 km² des grands lycées parisiens fournissent plus de normaliens que tout le reste du territoire français. Dans son ouvrage School business. Comment l’argent dynamite le système éducatif. , Arnaud Parienty, professeur de sciences économiques et sociales dans un grand lycée parisien, après avoir enseigné en ZEP, étudie ce phénomène de façon approfondie et vivante.
Arnaud Parienty, vous qui avez enseigné dans des établissements très différents, que pensez-vous de la carte scolaire ?
A l’origine, la carte scolaire était un outil administratif, créé dans les années 60 pour prévoir les flux d’élèves vers les établissements scolaires. On s’est ensuite aperçu que cela enfermait les élèves dans des zones précises. Mais l’assouplir ou la supprimer crée d’autres problèmes en réduisant la mixité sociale dans les établissements scolaires. Le jeu des options, défendues par les parents influents, permet aussi de protéger l’entre-soi de la classe supérieure, et d’offrir plus de moyens horaires à ces lycées. Il existe donc toujours des moyens de la contourner. En fait, lorsque la ségrégation spatiale est forte, le problème de la carte scolaire est insoluble.
Que diriez-vous des relations entre les parents et les professeurs ?
Dans les lycées situés dans des zones difficiles, de nombreux parents ne maîtrisent pas les codes scolaires et viennent au lycée à reculons, non pas parce qu’ils ne s’intéressent pas à la scolarité de leur enfant, mais parce que l’école leur fait peur. Inversement, dans les lycées favorisés, les parents jouent un rôle généralement très positif, car non seulement ils encadrent leurs enfants au quotidien, mais ils développent une véritable expertise en orientation.
Grâce aux revenus élevés de leurs parents, des lycéens moyens peuvent accomplir leur rêve de devenir médecin ou pilote de ligne. Ils contournent la forte sélection opérée en France pour aller suivre des cursus très onéreux en Roumanie ou dans d’autres pays étrangers, cursus conçus pour les français. En raison de la législation européenne, ces diplômes, obtenus plus facilement qu’en France, sont tout aussi valables que les autres et leur permettent de retourner ensuite travailler en France.
Le marché des cours particuliers représente entre 1,5 et 2 milliards d’euros par an, principalement de façon non déclarée. Les classes populaires sont-elles celles qui ont le moins recours aux cours particuliers ?
Je ne le dirais pas comme ça. Bien souvent au collège, les enfants de milieu populaire bénéficient de cours particuliers, car leurs parents ne peuvent pas les aider directement, soit parce qu’ils sont ouvriers, employés, soit parce qu’ils sont d’origine étrangère et maîtrisent mal le français. Ces parents feront alors de gros efforts financiers pour aider leurs enfants. Ensuite, les enfants de milieu moyen ou favorisé, surtout les enfants de chef d’entreprise et les professions libérales, recevront plutôt une aide au lycée ou en prépa, dans le but de faire la différence. Il ne s’agit pas tout à fait des mêmes cours particuliers. Mais il est vrai que c’est un marché en pleine croissance : plus du tiers des élèves prennent des cours particuliers de mathématiques, par exemple.
Que pensez-vous des dispositifs permettant d’intégrer des élèves scolarisés en ZEP dans de grandes écoles, comme par exemple à Science Po ?
Il s’agit des conventions Education prioritaire, c’est-à-dire de discrimination positive, et cela a été contesté, y compris en justice, puisque cela signifiait que tout le monde ne passait pas le même concours. A Dauphine, la solution choisie a été différente. Grâce à des partenariats avec des entreprises, certains élèves recevront des cours supplémentaires le mercredi. Il existe également des bourses. Mais on ne rentre pas à Dauphine sur concours.
En règle générale, il semblerait que cela fonctionne très bien, puisque cela permet à des élèves de milieu défavorisé d’intégrer des établissements prestigieux. Bien entendu, il faut considérer toute la complexité de la situation : ce n’est pas parce qu’un élève vient de ZEP qu’il est forcément de milieu défavorisé. Cependant, ces mesures sont indispensables, car sans elles on n’arrive pas à sortir d’une forte reproduction sociale.
Que dire des stages ?
Ils révèlent de fortes inégalités sociales. Les stages de troisième sont presque caricaturaux, entre ceux qui les font dans de grandes entreprises, voire à l’étranger, et les autres. Et ça continue par la suite. Les élèves de milieu favorisé bénéficient d’un bon réseau qui leur permet de trouver facilement des stages bien rémunérés, dans des entreprises très intéressantes. Or, les stages sont aujourd’hui un élément essentiel d’un CV, que ce soit pour entrer dans une école ou pour décrocher un emploi.
Comment expliquez-vous l’essor des cours particuliers et du coaching ?
La crise joue bien évidemment un rôle, et inquiète sans doute encore plus les parents que leurs enfants. De plus la massification scolaire a accru la concurrence entre les jeunes, ce qui incite les parents qui en ont les moyens à aider leurs enfants au maximum ou à déléguer cette aide à des spécialistes. La culture du coaching vient d’ailleurs de l’entreprise.
La méritocratie vous semble-t-elle tout de même possible dans ce contexte français ?
Je trouve que ce terme de méritocratie est ambigu. J’ai des élèves de milieu très favorisé, et qui sont très méritants. Certains travaillent beaucoup, font du caritatif, partent travailler l’été dans une léproserie en Inde ou dans un orphelinat au VietNam, animent des associations. Donc, ils sont très méritants. Le problème se pose surtout au niveau des élèves de milieu favorisé qui travaillent peu, et qui réussiront tout de même en raison des revenus et des relations de leurs parents.
Il existe toujours des formations quasi-gratuites de grande qualité, accessibles aux meilleurs élèves de milieu populaire. Les autres formations sont accessibles grâce à des bourses, des emprunts , ou encore le travail salarié, qui concerne 45% des étudiants.
Le vrai problème est plutôt celui des élèves moyens (les plus nombreux par définition), qui peuvent accéder sans trop de mal à des écoles post bac assez bien classées, puis à l’emploi, si leurs parents en ont les moyens, alors qu’ils devront se confronter aux difficultés du premier cycle universitaire dans le cas contraire. Depuis dix ans, 80% de l’augmentation du nombre d’étudiants sont liés à des formations privées.
Quelle serait selon vous « la » mesure à prendre pour combattre les inégalités scolaires en France ?
C’est une question compliquée. Si je regarde autour de nous, j’observe que les systèmes scandinaves, sont les plus égalitaires. L’Allemagne aussi – qui toutefois sélectionne en amont. Donc les systèmes les plus égalitaires sont ceux où il n’y a pas véritablement de grandes écoles, où il y a des universités publiques. Le souci est que les grandes écoles fonctionnent bien, alors que les universités rencontrent plus de problèmes. Supprimer les premières pour conserver les secondes n’est pas forcément une très bonne idée. Il faudrait penser à un système unique, avec la gratuité et une sélection à l’entrée, ce qui serait probablement le plus juste.
Mais ce que l’on observe aujourd’hui, c’est la marchandisation de l’Education, qui attire les fonds de pension et autres grands investisseurs. Ces derniers délaissent parfois les maisons de retraite pour investir dans ce secteur, ce qui montre que c’est rentable. L’Education est devenue un marché sur lequel agissent des entrepreneurs, où il y a des marques, des stratégies, du benchmarking … Ce n’est toutefois pas une fatalité, mais une question de choix sociétal.
Votre livre fait partie de la sélection 2016 du Prix du livre d’Economie et de Sciences Sociales . Il sera donc lu par de nombreux lycéens jurys de la série ES. Comment avez-vous réagi en l’apprenant ?
J’en ai été heureux, même si cela entraîne une suspension de facto de la participation de mes élèves à ce prix pour cette année, car il leur serait difficile d’être objectifs !
Propos recueillis par Florence Aulanier
School business. Comment l’argent dynamite le système éducatif, par Arnaud Parienty
La Découverte, 2015, 243 p., 17 euros . ISBN : 9782707183651