1945 – 1981. Entre ces deux dates, le collège unique, l’ouverture du secondaire à un flux d’élèves de plus en plus important et de plus en plus ouvert aux enfants des couches populaires. Comment le français a-t-il évolué face à cette mutation soudaine de l’Ecole ? « Des lettres au français : une discipline à l’heure de la démocratisation » : c’est le sujet d’un ouvrage récemment paru de Clémence Cardon-Quint. L’universitaire s’attache à retracer l’histoire de la discipline de 1945 à 1981. Discipline toujours en crise, déploreront certains, en perpétuelle mutation, espèreront les autres, en particulier durant la période envisagée où elle fut soumise à des forces contradictoires : le poids des traditions littéraires qui la fondent, la place centrale qu’elle occupe dans le système scolaire, la diversité des missions qui lui sont assignées, surtout lorsqu’entre dans le secondaire un nouveau public qui ne maîtrise pas forcément les codes de la langue et de la culture dites « légitimes » …
Face au système
L’ouvrage de Clémence Cardon-Quint souligne d’ailleurs la dureté du système pour les enseignants eux-mêmes. Les conditions de travail des professeurs de français se dégradent particulièrement dans les années 60 au moment où, malgré la massification, on continue d’exiger qu’ils donnent une « composition » tous les quinze jours, au point de crouler sous les corrections de copies, et jusqu’à sacrifier vies personnelle et culturelle. Le système s’avère même particulièrement violent dans son mode de recrutement. « Nous nous résignons à les recevoir, puisqu’il faut bien donner à nos enfants des professeurs ou des hommes qui en tiendront l’emploi ; mais nous ne pouvons dissimuler qu’en introduisant dans le corps enseignant ces éléments débiles on en compromet la santé » : ainsi parlait avec condescendance le rapport du jury du CAPES de lettres classiques, hommes, en 1958. L’entrée dans le métier se fait selon cette logique de compétition et d’humiliation, dont on peut craindre qu’elle n’influe ensuite sur les représentations, les valeurs et les pratiques de l’enseignant, dont on peut espérer qu’elle ait disparu en 2016, à l’heure d’une Ecole qui se veut celle de la bienveillance …
Les fondamentaux
L’ouvrage éclaire remarquablement les clivages et les hiérarchies qui ont construit l’enseignement du français tout au long de ces décennies : les agrégés / les certifiés, les humanités classiques / les humanités modernes, les enseignants hommes / les enseignantes femmes, enseigner la littérature / enseigner la langue, enseigner en lycée / enseigner en collège, professeur de lettres / professeur de français … On découvre aussi combien et comment s’opèrent ça et là des déplacements, plus ou moins accompagnés, suscités ou freinés selon les époques par les structures d’influence et de pouvoir que sont l’Inspection générale, les revues pédagogiques, les associations professionnelles, les syndicats, le ministère, la presse généraliste… Il est particulièrement intéressant de voir ainsi mis à jour les fondements de notre discipline : le « canon scolaire » des œuvres à étudier (constitué dès la fin du 19ème siècle et dès lors comme gravé dans le marbre), des programmes sous-tendus par les notions de goût (à forger) et de patrimoine (à transmettre), le nombre et la longueur des textes à aborder dans l’année, l’explication de texte, « gloire de l’enseignement français » selon les Cahiers pédagogiques en 1950 et dont les étapes sont codifiées par l’Inspection elle-même … Une conception quasi religieuse du professeur de français se donne aussi à comprendre : il est chargé de faire percevoir « l’humanité éternelle » à travers la littérature, elle-même sacralisée comme lieu d’une « révélation », il doit se faire «intercesseur » pour favoriser le culte des « grands écrivains », le cours de français est le « théâtre d’une expérience qui engage tout entière la personnalité des parties en présence ».
Les mutations
Mais Clémence Cardon-Quint souligne aussi les doutes et les interrogations qui sapent ces « croyances » fondatrices. Les priorités en effet changent : avant 1957, il y avait en 6ème 5 heures de latin pour 2 heures de maths ; dans les années 60, la France, qui veut former davantage de scientifiques et d’ingénieurs, change l’organisation des filières au lycée (jusqu’à provoquer/programmer la déshérence actuelle de la série littéraire ?). Des débats ont bel et bien lieu : faut-il enseigner la grammaire selon une méthode inductive ou par un enseignement systématique ? quelle place pour l’histoire littéraire ? pour l’oral ? quel exercice d’écriture autre que la « dissertation » sous ses différentes formes ? comment lutter contre l’indifférence des élèves face aux œuvre littéraires ? « De l’analyse grammaticale, don d’avènement à l’âge de raison, jusqu’à l’analyse de l’âme de Rodrigue ou du cœur de Chimène, nos enfants sont voués à des tâches de décomposition », déplore André Rousseaux dans Le Figaro dès 1946, tandis qu’en 1954 Jean Guéhenno, inspecteur général, y dénonce le « désaccord de l’école et de la vie ». La domination des langues anciennes est telle que, toujours selon Jean Guéhenno, « les professeurs de lettres n’enseignent le français qu’en rechignant » !
En 1959, après une décennie de débats houleux, l’agrégation de lettres modernes est enfin créée (mais il faudra attendre 1982 pour voir la 1ère nomination d’un IPR de lettres modernes). La « Franco-Ancienne », association traditionnelle arc-boutée sur la défense des langues anciennes, s’essouffle peu à peu tandis que naît en 1967 l’Association Française des Professeurs de Français, avec un souci de plus grande ouverture. Le public scolaire se massifie et se transforme, socialement et culturellement, au désespoir de certains. Les analyses de Bourdieu et Passeran en 1964 ne peuvent qu’interroger : l’enseignement du français doit-il renoncer à une certaine conception de la culture pour rendre possible la démocratisation ? faut-il continuer à enseigner comme norme « l’usage de la bourgeoisie cultivée d’Ile-de-France » (Roland Desné, 1966) ? On cherche à construire de nouveaux programmes : de façon consensuelle pour le collège, mais en vain pour le lycée. Il faut dire, souligne Clémence Cardon-Quint, qu’en 1967, à l’époque de Barthes, Foucault ou Robbe-Grillet, le projet rédigé par l’Inspection générale véhicule un rapport à la littérature et à la langue quelque peu obsolète, jusque dans sa rhétorique : « A la probité intellectuelle, vertu de l’enseignant, s’allie la ferveur spirituelle, vertu de l’intercesseur », y lit-on encore !
Les oscillations
L’ouvrage est trop riche pour qu’on retrace ici tous les flux et reflux de la période considérée. L’auteure oppose deux périodes successives. Entre 1967 et 1972, l’histoire pousse au changement : c’est par exemple en 1969 l’important Manifeste de Charbonnières de l’AFPF (qui deviendra l’AFEF en 1973), c’est encore l’acclimatation de la « nouvelle critique » aux cours de français (avec pour corollaires, une nouvelle forme de participation des élèves à la construction du sens et une nouvelle modalité de la relation des professeurs du secondaire aux savoirs universitaires). Entre 1972 et 1981 s’enlise au contraire la dynamique réformatrice : la commission Pierre Emmanuel chargée de rénover l’enseignement du français a échoué, l’esprit d’innovation se perd dans la réforme des structures ou affronte de vaines querelles … On se contentera de souligner avec l’auteure combien cette riche histoire pose la question fondamentale de « l’illégitimité des savoirs dans l’enseignement du français » (qui n’est pas une spécialité universitaire en soi) : en découle cette oscillation permanente entre des replis identitaires (la Littérature pour la Littérature, la sanctuarisation du cours de grammaire…) et la quête d’un sens plus large (une fonction éducative et culturelle). Dans tous les cas, le livre éclaire bien des débats actuels : des points de crispation (Défense et Illustration des Langues anciennes, encore et toujours), des résistances (par exemple aux récents programmes du collège), des espérances (le français rénové dans le lycée du 21ème siècle, c’est pour quand ?).
Face à la démocratisation du métier d’enseignant
On retiendra enfin l’hommage rendu par Clémence Cardon-Quint à Annie Ernaux, dont le parcours social et culturel paraît emblématique pour toute une génération de professeurs de français : des enseignants qui pour beaucoup ont bénéficié eux-mêmes de la démocratisation du secondaire et du supérieur, qui eux aussi sont riches de leurs « deux langages » (la culture de la classe d’origine, la culture littéraire dite « légitime »), qui perçoivent tout à la fois la violence symbolique que peut représenter la culture dont on n’a pas hérité, mais aussi les plaisirs et l’émancipation dont elle est promesse, qui sont peut-être dès lors particulièrement bien armés, en 2016 encore, pour en favoriser la vivante appropriation.
Jean-Michel Le Baut
« Des lettres au français : Une discipline à l’heure de la démocratisation (1945-1981) », Clémence Cardon-Quint, Presses Universitaires de Rennes.