Par Robert Delord et Marjorie Lévêque
Du 19 au 21 novembre dernier s’est tenu à Paris le troisième Rendez-vous des lettres intitulé « métamorphoses de l’œuvre et de l’écriture à l’heure du numérique : vers un renouveau des humanités ? ». A cette occasion a été publiée une brochure descriptive des actions présentées dans les différents ateliers pédagogiques du colloque. Nous vous proposons ici une fiche consacrée à la traduction des textes antiques à l’aide des éditeurs de texte collaboratif en ligne comme Framapad ou Piratepad.
Introduction
La première chose qui frappe lorsque l’on feuillette les derniers manuels de langues et cultures de l’antiquité, c’est la part de plus en plus congrue réservée à l’activité de traduction des textes authentiques. Traductions à trous, repérages lexicaux, questions de commentaire, mises en perspective diverses permettent certes d’accéder au sens général du texte, mais les éditeurs de manuels – fussent-ils numériques – semblent, pour la plupart, avoir renoncé à proposer des solutions concrètes pour entraîner les élèves à l’activité de traduction longue. Cette évolution des manuels semble bien refléter l’obstacle majeur rencontré par les enseignants dans leurs classes : la volonté de ne pas lasser les élèves avec une tâche réputée ingrate qui cache surtout une difficulté à formaliser, organiser et varier les modalités de l’exercice.
Nous aimerions présenter ici l’expérience menée pendant une année autour de l’écriture et de la traduction à l’aide des éditeurs de texte collaboratif. Ces derniers présentent en effet de nombreux avantages et permettent, grâce au gain de temps considérable qu’ils représentent, de remettre l’exercice de traduction longue au centre des apprentissages des Langues et Cultures de l’Antiquité.
Le difficile exercice de la traduction en classe
L’activité de traduction des textes antiques en classe est une tâche longue et complexe qui pose un certain nombre de problèmes aussi bien aux élèves qu’aux professeurs.
– Du côté des élèves, elle est trop souvent perçue comme une activité rébarbative, monotone et quelquefois trop ardue.
– Du côté du professeur, elle pose d’abord le problème des modalités de travail. Faut-il les laisser les élèves traduire individuellement ou en groupes ? Quel est le nombre idéal d’élèves par groupe pour travailler sur la traduction d’un texte ? Faut-il les regrouper en fonction de leurs affinités au sein de la classe, par niveau, ou en essayant d’équilibrer les groupes ?
– Individuellement, les élèves sont bien contraints de fournir un travail personnel, mais ils manquent parfois de connaissances, lexicales ou grammaticales, pour mener à bien cet exercice seul, sans l’émulation du groupe, et le temps nécessaire à la traduction de la moindre phrase est souvent très long.
– En regroupant les élèves sur le seul critère des affinités qu’ils ont entre eux, on s’expose à la distraction et aux bavardages d’un certain nombre d’entre eux.
– En constituant des groupes de niveaux, on aboutit inévitablement à des groupes qui travaillent à des rythmes différents et ne finissent pas l’exercice en même temps.
– Enfin, la répartition des élèves par groupes de niveau équilibré va d’une part à l’encontre des affinités nécessaires pour un travail commun, mais surtout conduit à une situation dans laquelle le ou les élèves les plus performants du groupe vont prendre le pas sur les élèves qui le sont moins et faire l’essentiel du travail seuls à un rythme trop rapide pour les seconds.
– A bien y regarder, aucune solution ne semble réellement satisfaisante pour la constitution des groupes.
– Le second obstacle que rencontre le professeur dans l’activité de traduction est bien sûr la répartition des tâches. Si confier à chaque groupe tous les maillons qui constituent l’exercice (recherches lexicales, analyses syntaxiques et morphologiques, puis traduction littérale et littéraire) paraît trop chronophage, la répartition de ces tâches dans chaque groupe n’est pas plus satisfaisante puisqu’elle fait perdre tout son sens à l’exercice de version qui est un tout indivisible.
– Enfin, de toutes les contraintes listées ci-dessus découle le problème plus général de la gestion du temps. Le choix d’un extrait un peu long par souci de cohérence du point de vue du sens, ou encore une portion de texte plus ardue grammaticalement pouvant ralentir l’exercice et empêcher de le terminer dans le temps prévu par la programmation de l’enseignant, l’obligeant ainsi à le prolonger par une séance supplémentaire.
– C’est la confrontation quasi-quotidienne à ces difficultés, ainsi que les horaires incomplets accordés à certains groupes de langues anciennes, qui nous ont amené à nous tourner vers les éditeurs de textes collaboratifs en ligne. En effet, loin d’être le remède à tous les maux, ces outils numériques résolvent cependant un certain nombre de problèmes liés à l’exercice de la version et permettent de surcroît d’en renouveler la pratique.
Principe et utilisations possibles des éditeurs de textes collaboratifs
– Un éditeur de texte collaboratif en ligne, également appelé « pad » est en fait un traitement de texte collaboratif en ligne qui permet à plusieurs personnes de partager simultanément un texte en cours d’élaboration. Les contributions de chacun apparaissent en temps réel dans le pad de tous les participants et sont signalées par des couleurs différentes (un peu à la façon du système de révision de documents disponibles dans certains logiciels de traitement de texte). Une messagerie instantanée intégrée permet également de débattre autour du texte pendant son édition.
– Plusieurs éditeurs de texte collaboratif coexistent sur l’Internet et présentent une interface et des fonctionnalités à peu près semblables. Les plus connus sont Eterpad, Framapad, Piratepad et Sync.in.
Fig.1- Les quatre éditeurs de texte collaboratif les plus connus. De haut en bas et de gauche à droite : Etherpad, Framapad, Piratepad, et Sync.in. Captures d’écran R. Delord.
Fig.2- interface de l’éditeur de texte collaboratif Piratepad. Capture d’écran et légende, R. Delord.
– Ce système ne requiert aucune installation, ni aucune inscription, Une connexion à l’Internet et un navigateur web moderne qui supporte le JavaScript suffisent. Les pads publics sont permanents et accessibles à tout le monde. Toutefois des éditeurs comme Framapad permettent en plus de créer un compte et de bénéficier ainsi de fonctionnalités avancées pour la gestion des pads (contrôle d’accès, possibilité de suppression).
– Les éditeurs de texte collaboratif représentent un bon moyen de dynamiser l’activité de traduction en classe et peuvent servir de support à un grand nombre d’activités.
– Pour préparer le travail de traduction, le professeur crée donc un nouveau pad et y dépose le texte qu’il veut faire traduire aux élèves. L’enseignant a le choix de saisir lui-même le texte, ou de le copier-coller dans le pad à partir d’une des nombreuses bases de textes latins ou grecs disponibles sur l’Internet.
– Le professeur peut également choisir de proposer aux élèves un texte appareillé par ses soins avec une liste de vocabulaire et quelques notes grammaticales, ou un texte nu. Quel que soit le choix opéré par l’enseignant, l’éditeur de texte collaboratif permet de faire travailler les élèves sur toutes les étapes du travail de traduction.
1°- L’appareillage du texte :
– L’enseignant confie aux élèves l’établissement de la liste du vocabulaire du texte, à partir des dictionnaires papier, des dictionnaires en ligne ou du formidable éditeur de liste de vocabulaire, Collatinus, d’Yves Ouvrard.
2°- Découpage grammatical
– Pour traduire plus facilement les phrases complexes on peut demander aux élèves de pratiquer un découpage grammatical du texte, un peu à la manière des éditions juxtalinéaires des textes latins et grecs qui ont fleuri à la fin du XIXème siècle. Il leur suffit alors d’isoler ligne après ligne les différents groupes grammaticaux simplement en utilisant les sauts de ligne et éventuellement la tabulation.
3°- Analyse morphologique et syntaxique
– Il est également possible de demander aux élèves d’opérer (directement dans le texte ou en appareillage du texte) une analyse morphologique des formes verbales et nominales ainsi qu’une analyse syntaxique de la phrase.
4°- Traduction littérale et littéraire
– Enfin, on peut demander aux élèves d’établir deux traductions du texte : une première traduction littérale très proche du texte, une seconde plus littéraire.
– L’exercice de confrontation de traductions d’un même texte et l’établissement, de façon collaborative, d’une troisie`me plus fidèle au texte antique, est également simplifié par l’usage de l’éditeur de texte collaboratif.
Avantages et limites des éditeurs de texte collaboratif
Nouvel outil au service des professeurs de langues, l’éditeur de texte collaboratif en ligne présente de nombreux avantages que nous avons pu apprécier au cours de l’expérimentation que nous en avons faite depuis déjà un an dans des classes de collège et de lycée. Cet outil comporte bien évidemment des limites que nous listerons ici afin que les enseignants qui voudraient l’utiliser évitent ces écueils
1°- Avantages des éditeurs de texte collaboratif
– Le profit le plus directement visible que présente le travail avec les éditeurs de texte collaboratif est la motivation et l’émulation des élèves liées à l’utilisation d’un nouvel outil numérique permettant un véritable travail d’équipe. L’élève n’est plus seul dans son coin, la classe n’est plus fractionnée en petits groupes : chacun apporte ses connaissances et compétences au service d’une traduction commune. De plus, l’interactivité en temps réel sur le texte n’est pas sans rappeler aux élèves le fonctionnement des divers services de messageries instantanées qu’ils utilisent par ailleurs.
– Du côté du professeur, cet outil Internet permet l’intégration, dans l’exercice, de liens hypertextes vers des dictionnaires ou grammaires en ligne, vers le texte intégral ou vers des textes complémentaires qui viennent faciliter et enrichir le travail de l’élève. Ce service constitue également un moyen de poursuivre le travail en dehors du temps de la classe et à distance puisqu’il est accessible à partir de n’importe quel terminal connecté à l’Internet (ordinateur, tablette numérique ou même smartphone). Les éditeurs de texte collaboratif représentent ainsi un début de solution intéressant aux divers problèmes d’horaires incomplets et/ou de classes à plusieurs niveaux qui ne sont malheureusement pas rares dans les sections de langues anciennes.
– Un autre avantage indéniable est la simplicité de manipulation et de découpage du texte par simples cliquer-glisser, copier ou couper-coller, sauts de ligne et autres usages de la tabulation. On constate en effet un gain de temps considérable, notamment dans la phase de préparation de la traduction, qui ne nécessite plus les nombreux recopiages inévitables sur le papier. Pour aller encore plus loin, les élèves vont d’ailleurs expérimenter dès cette année les mêmes outils sur des tablettes numériques afin de déterminer la plus-value éventuelle de l’usage de terminaux mobiles tactiles pour cet exercice.
– Les éditeurs de texte collaboratif sont également d’un grand secours en ce qui concerne l’évaluation et l’aide aux élèves dans l’exercice de la traduction. Ainsi, l’intervention du professeur par le biais de cet outil permet d’observer, de guider et corriger l’ensemble des élèves en temps réel pour éviter qu’ils s’engagent trop avant sur de mauvaises pistes qui leur font perdre beaucoup de temps. Le professeur peut ainsi insérer un commentaire, signaler une erreur ou valider une proposition.
– La couleur associée à chaque rédacteur permet d’évaluer de façon individualisée le travail de chaque élève dans chacun des aspects de la tâche (recherche lexicale, analyse et découpage grammatical, traduction).
– La fonctionnalité d’historique dynamique de l’édition du texte (parfois appelée time-line) rend possible la consultation de chaque étape du travail. Le professeur peut l’exploiter soit pour lui, dans son travail d’évaluation, soit avec les élèves, pour leur faire observer, après coup, tout ou partie du déroulement de la séance.
– Enfin, la possibilité d’imprimer ou d’exporter dans différents formats (traitement de texte ou pdf) le travail final permet aux élèves d’imprimer eux-mêmes leur propre traduction et donc de conserver dans leur cahier une trace écrite de ce travail numérique. En conservant l’adresse du pad, ils peuvent également revenir sur l’intégralité de la séance autant de fois qu’ils le souhaitent.
2°- Limites des éditeurs de texte collaboratif
Malgré tous les avantages que présentent les éditeurs de textes collaboratifs, quelques limites subsistent encore qui laissent espérer qu’une version de cet outil, plus adaptée au cadre scolaire et plus spécifiquement aux cours de langues, soit développée un jour.
– On peut déplorer par exemple la limitation du nombre de collaborateurs : 16 rédacteurs simultanés au maximum, ce qui pose problème pour les groupes plus nombreux. En effet, pratiqué avec plus d’un élève par poste informatique, l’outil et l’exercice perdent tout leur intérêt.
– De même, la fonction de messagerie instantanée, qui n’est désactivable dans aucun éditeur de texte collaboratif, ne va pas sans poser de problème avec des classes de collège que l’on aurait oublié d’avertir de l’utiliser avec modération.
– Enfin, le professeur qui souhaite utiliser les éditeurs de texte collaboratif pour l’exercice de la version doit bien être conscient que cela nécessite de sa part beaucoup d’attention et une grande réactivité durant toute la séance pour guider les élèves dans chaque étape de la traduction et de sa préparation.
– En outre, bien que très difficile autrement, l’évaluation individualisée des élèves reste assez longue car aucun éditeur de texte collaboratif ne permet à ce jour de visualiser individuellement le travail de chaque rédacteur, ce qui contraint le professeur à consulter après coup l’intégralité de l’historique dynamique du travail réalisé.
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