Dans un premier texte, André Ouzoulias a plaidé pour un authentique enseignement de la langue orale en maternelle. Dans le suivant, il a abordé l’enseignement de la graphophonologie entre GS et CP. Critiquant la progression recommandée par de nombreux psychologues cognitivistes et par l’institution, qui négligent la difficulté d’extraire les phonèmes pour les enfants les moins avancés dans la connaissance de l’écrit, il propose de commencer par faire comprendre l’idée de graphophonologie au niveau de la syllabe. Dans ce troisième texte, André Ouzoulias insiste sur la nécessité de faire écrire les enfants dès la GS et tout au long de la scolarité élémentaire. « Pour les enfants sans grande expérience de l’écrit, c’est ainsi qu’ils peuvent le mieux s’approprier la langue écrite, activement et de manière accélérée » disait-il à la fin du deuxième texte. Il donne ici sa réponse à la question décisive que se posent les enseignants du primaire : écrire beaucoup, oui, mais comment ? (1)
Le plus souvent, dans les médias ou au sein de l’Éducation Nationale, quand on parle d’apprentissage de la lecture, on ignore le rôle actif que l’enfant débutant (dès la GS) peut jouer dans cet apprentissage si on lui permet d’écrire régulièrement des textes courts. Pourtant, pour les enfants les moins expérimentés face à l’écrit, c’est bien l’écriture de textes qui leur permet le mieux de comprendre, de manière active et accélérée, « comment marche » l’écrit. Qui dira combien d’élèves en difficulté sérieuse en lecture ont ainsi pris le chemin de la réussite en écrivant régulièrement avec l’aide d’un adulte ? Et combien d’élèves issus de milieux populaires, contre les prétendus déterminismes sociaux, ont pu devenir de bons lecteurs grâce à une pédagogie qui accordait une grande place à l’écriture de textes ?
Il n’y a rien d’étonnant dans ce lien entre écriture et lecture. Quand l’enfant est en situation d’émetteur, pour pouvoir exprimer sa pensée par écrit, il est conduit à s’approprier le langage écrit dans toutes ses dimensions : plan des idées, phrases successives énoncées dans un oral lettré (pour être écrites), segmentation de celles-ci en groupes de mots et en mots et de ceux-ci en morphèmes et syllabes, formation des lettres… Rien de tel pour apprendre à bien lire que d’écrire beaucoup ! C’est absolument évident. Mais est-ce tout simplement possible ?
Écrire beaucoup dès la GS, oui mais comment ?
Pour cela, il convient de favoriser des situations de production d’écrits où, dès le premier jet, les élèves peuvent aboutir à un écrit lisible et communicable, ne nécessitant qu’un minimum de corrections orthographiques. La solution : faire produire quasi quotidiennement des textes courts, voire très courts. Avant de pouvoir se lancer dans des longs métrages, les cinéastes se sont frottés longtemps au court-métrage. Avant de composer des symphonies, la sonate est une étape formatrice quasi obligée. Pourquoi en irait-il autrement pour produire des textes à l’école ?
Voici des exemples de textes courts, voire très courts, qui ont été engendrés à partir de ce que j’ai appelé « situations génératives » (2) :
• En GS, vers le mois de mars : « Julie a 3 poissons rouges », « Kader a 2 chats noirs », « Enzo a 2 chiens blancs et 1 tortue », etc. Ces microtextes ont été créés et illustrés dans la journée. On devine de quelle manière si on sait qu’il y a dans la classe un trombinoscope des élèves, des glossaires illustrés dont celui des animaux et celui des couleurs, un dictionnaire des premiers nombres. Certains enfants ont commencé par l’illustration, qui leur a ensuite servi d’aide-mémoire pour la mise en mots. Ces fictions ont été ensuite imprimées et assemblées pour former un album.
• Autre exemple, toujours en GS, celui de l’autoportait :
Je m’appelle ………(prénom et nom) .
Je suis une fille/un garçon.
J’ai les cheveux …… et les yeux …… .
Je suis né(e) le…… .
J’habite à …… .
Ce texte est construit de façon progressive, de semaine en semaine. On pourra ajouter, progressivement, d’autres rubriques qui seront complétées à l’aide d’autres glossaires illustrés :
J’aime bien manger ……… . Je n’aime pas ……… .
J’aime bien jouer à/au ……….
Quand je serai grand(e), je serai …… … . Je voudrais apprendre à ………… . ”,
Mon histoire préférée c’est ……… . (les élèves vont copier le titre sur la couverture du livre correspondant).
Etc.
• Au CP, voici ce qu’en ZEP, une élève écrit vers la mi-octobre (alors qu’elle ne sait pas lire) :
La vache bleue
Une vache bleue
Qui chantait dans l’école,
Je l’attrape par les cornes,
Je la montre à ces messieurs.
Ces messieurs me disent :
“ Trempez-la dans le yaourt
Trempez-la dans l’eau,
Ça fera un dromadaire tout chaud !“
On devine comment les enfants de cette classe ont pu reparamétrer la comptine de la souris verte en partant de sa structure affichée au tableau et photocopiée pour chaque enfant (les éléments à changer ont été barrés par l’enseignant), de sa connaissance « par cœur » du texte d’origine et des glossaires correspondants. Ce travail a pu bénéficier de l’intervention d’un maitre surnuméraire et a duré une semaine jusqu’à l’impression des textes. Les deux enseignants ont étayé le travail des élèves les moins assurés. Mais le résultat est là et presque tous les élèves sont capables de redire leur comptine, leur texte sous les yeux ! Dans quelques semaines, c’est avec un plaisir évident qu’ils sauront effectivement la relire.
• Autre exemple, en partant de l’album de Claude Boujon, Bon appétit, Monsieur Lapin ! (3) une classe de CP, plus tard dans l’année, écrit un Bon appétit, Madame Girafe ! : « Madame Girafe n’aime plus les feuilles d’acacia. Elle quitte sa maison pour aller regarder dans l’assiette de ses voisins. » À la fin survient une lionne, qui n’arrive qu’à lui croquer la queue… « Comme les feuilles d’acacia font pousser les queues des girafes, elle s’en prépare une grande marmite. Elle trouve ça très bon. Bon appétit Madame Girafe ! »
• Au CE1, au mois de juin, d’après la fourmi de Desnos, voici ce qu’un groupe de trois enfants a écrit :
L’abeille
Une abeille gentille
Qui joue avec 10 billes
Ça n’existe pas, ça n’existe pas
Un moustique américain
Qui achète des parfums
Ça n’existe pas, ça n’existe pas
Un phasme qui jongle
En se coupant les ongles
Ça n’existe pas, ça n’existe pas
Un papillon qui dit non
Et qui écrit son nom
Ça n’existe pas, ça n’existe pas
Et pourquoi pas ?
• Autre exemple, valable pour tous les niveaux de classe au-delà du CP : on part des Petits riens (puis, si l’on veut, des Petits délices) d’Elisabeth Brami et Philippe Bertrand. (4)
Apprendre à écrire des textes courts pour pouvoir rédiger des textes longs
Dans toutes ces façons d’écrire, on reconnait les traits caractéristiques des situations oulipiennes (5) . L’avantage est évident : les élèves n’ont pas à se préoccuper de la cohésion textuelle, largement prise en charge par la situation. La mise en mots est quasiment déjà planifiée. Et pourtant chacun va pouvoir produire un texte personnel et faire preuve d’imagination et de créativité dans un temps de production court et bien rythmé.
Outre les albums à structure répétitive et les poésies, le journal des apprentissages (« Cette semaine, j’ai appris à/que… »), les textes fonctionnels, les faits divers, les documentaires, les comptes-rendus d’expérience, se prêtent bien à ce mode de production où il suffit de reparamétrer une structure. Au total, on vise ainsi une abondance de textes produits par tous les élèves tout au long de la scolarité primaire.
Cette base solide rend possible l’introduction progressive de situations plus ouvertes : récits de vie personnels, correspondance scolaire, compte rendu d’une sortie ou d’un spectacle pour un blog, textes libres, etc. On renforce cette dynamique en socialisant et en valorisant ces écrits de manières diverses selon les classes : journal mensuel, journal mural, exposition thématique, spectacle poétique, recueil de textes pour les parents, blog, présentation d’albums-maison dans les classes des plus petits…
Certes, il reste encore aux enfants à apprendre à rédiger des narrations longues et à se frotter à la fiction. Mais ces objectifs ne peuvent guère se poursuivre sans une capacité, construite parallèlement, à écrire aisément les autres type de textes, plus faciles d’accès. L’enseignant et les élèves peuvent alors se concentrer sur les problèmes spécifiques — très ardus — de ces narrations et fictions, dans le prolongement des lectures littéraires : les choix énonciatifs, la continuité et l’intérêt du récit, le plan des événements et celui de la psychologie des personnages (ce qu’on en dit, ce qu’on tait, ce qu’on laisse deviner au lecteur…), la cohérence textuelle, etc. Ici, il ne s’agit pas seulement d’apprendre à écrire, mais d’apprendre à rédiger en anticipant les réactions des destinataires. Cet objectif ambitieux, qui court encore au collège, au lycée et bien au-delà, est impossible à atteindre si les élèves ne parviennent pas à écrire avec aisance des textes courts.
Pour refonder la pédagogie de l’écrit, mettre « la main à la pâte »
En sciences, on veut que les enfants mettent « la main à la pâte » ; c’est devenu un axiome pédagogique ! Il vaut aussi pour la pédagogie de l’écrit. Avec l’écriture de textes courts, praticables par tous les maitres et par la quasi-totalité des élèves dès la GS, il devient possible de déboucher en très peu de temps sur des textes de qualité. On cesse ainsi de « tourner en rond » : on n’attend pas que les élèves, à l’aide de dictées, de listes de mots à mémoriser, d’exercices de grammaires déconnectés des enjeux de la production, etc. sachent écrire des mots et des phrases avant d’écrire de petits textes.
Comprenons-nous bien, il ne s’agit pas d’exclure de la classe le cahier, le classeur, ni même les exercices et les moments de réflexion individuelle et collective sur la langue. Pas du tout ! Il s’agit d’accompagner de façon vivante des savoir-faire qui se construisent à travers la production de textes. Et c’est bien en procédant ainsi que l’on va plus vite à une authentique expertise.
Il faut pouvoir faire écrire les élèves de la GS au CM2, régulièrement, tous les jours ou presque et leurs écrits doivent être d’emblée lisibles et communicables. Sinon, on s’embarque dans un parcours très exigeant et guère praticable par la plupart des maitres et des élèves à coups de jets successifs visant principalement la mise en cohérence (cohérence textuelle, séries anaphoriques, temps des verbes, etc.), puis la reprise de l’orthographe. Au bout du compte, trois ou quatre séances, parfois au-delà de la semaine, quand ce n’est pas davantage, se sont passées depuis le lancement de l’activité et les enfants ont l’impression d’avoir beaucoup travaillé et raturé sans avoir forcément abouti à quelque chose de satisfaisant. La classe s’enferme ainsi dans un système autobloquant. L’intérêt des enfants pour la production de textes décline graduellement. Très vite, ils ressentent l’atelier d’écriture comme un pensum. Quand le maitre annonce qu’on va écrire un texte, il n’y a pas d’ovation dans la classe, loin de là… Le maitre lui-même perd son enthousiasme et les occasions de faire autre chose de plus motivant marginalisent peu à peu la production de textes. Au bout du compte, tout cela ne laisse pas de très bons souvenirs et, à leur corps défendant, les enseignants hésitent à mettre en place des ateliers d’écriture.
Il faut rompre avec les démarches qui nous mènent dans ces impasses. Un autre monde est possible… Se pose maintenant la question de la qualité orthographique de ces textes : comment déboucher « en très peu de temps », sur des « textes lisibles et communicables » c’est-à-dire n’exigeant pas de trop nombreuses corrections orthographiques. On va le voir dans l’article suivant. Dans ce domaine de l’orthographe aussi, un autre monde est possible…
André Ouzoulias
Professeur agrégé honoraire, Université de Cergy-Pontoise, psychopédagogue,
membre du Conseil scientifique de la FNAME,
directeur de la collection Comment faire ? (CRDP de l’académie de Versailles, Retz)
Cofondateur du Groupe Reconstruire la formation des enseignants (GRFDE), http://grfde.eklablog.com
Voir aussi :
1- L’enseignement de la langue orale en maternelle
2 – De la graphophonologie à la charnière GS CP
Notes :
1 Cette partie emprunte plusieurs passages d’un article intitulé « Faire écrire, une urgence pédagogique et sociale », paru dans Le Nouvel éducateur, revue de l’ICEM Mouvement Freinet, spécial « Refondation », n° 212, avril 2013.
2 Ouzoulias A., 2004, « La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture et/ou y remédier », in Toupiol G. et Pastor L., dir., Comprendre et aider les élèves en difficulté scolaire, Retz et FNAME. Voir aussi : Ouzoulias A., 2011, « Les difficultés en lecture-écriture : et si on cherchait aussi à les prévenir ? », Dialogues, revue du GFEN, numéro spécial, novembre, 17-27.
3 1987, L’école des Loisirs.
4 Coffret de deux albums, Seuil-Jeunesse, 1995. On trouve plusieurs autres exemples de situations génératives praticables de la GS au CE1 dans Ouzoulias, 2004, 2011 (voir note 19) et dans les compléments PDF de Ouzoulias A., 2008, mallette Prévelire (Prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture – cycle 2), Retz.
5 Pour le cycle 3, voir par exemple les ouvrages de Yak Rivais et notamment Pratique des jeux littéraires en classe (Retz, 1993) et les outils proposés par Bernard Friot : http://www.bernardfriot-fabriqueahistoires.com/). Voir aussi, pour les CM et le collège, son superbe Agenda du (presque) poète, chez Lamartinière Jeunesse. Voir aussi (un régal !) Fournel P. et Placin L., 2010, Le Petit Oulipo, Rue du Monde. On ne manquera pas non plus de s’intéresser aux haïkus, dont les trois vers ne font pas que libérer l’imagination des élèves mais changent l’ambiance de la classe.