« L’échéance décisive ici n’est pas la loi d’orientation, mais la loi sur les compétences des collectivités territoriales qui pourra ou non dégager des compétences propres et prévoir des coordinations obligatoires et réduire les interminables querelles de légitimité ». Olivier Masson présente ici le point de vue d’un acteur éducatif hors éducation nationale sur la refondation de l’éducation nationale.
L’élection présidentielle 2012 a une dimension anormale : pour une fois, on a parlé d’éducation. Sans doute parce que les deux candidats finalistes avaient mis l’école à leur agenda. D’un côté la création de postes, de l’autre l’augmentation du temps de travail et des rémunérations des enseignants : voila une grille de lecture simple pour des médias généralistes. Si le partage du travail semble l’avoir emporté, il n’a échappé à personne que la création de 60 000 postes ne recouvrait pas que des postes d’enseignants. Il s’agit tantôt d’infirmières, de cadres du système scolaire, parfois de conseillers d’orientation. Il n’est pas sûr au final que le citoyen ou « les acteurs du système éducatif » s’y retrouvent. La campagne législative a permis de préciser des chantiers prioritaires du côté gauche – le primaire, la refonte du métier enseignant et les rythmes – et de fixer un calendrier : mesures d’urgence à la rentrée 2012 et préparation d’une loi d’orientation et de programmation à l’automne. L’erreur serait de déduire du vote de la loi la répartition des postes à créer sur cinq ans. Le gouvernement n’est pas tombé dans ce piège, mais la pente est forte…
L’angle de réflexion doit être large : il ne s’agit pas de parler seulement de politique(s) scolaire(s), mais de politique(s) éducative(s). Comme le débat sur les rythmes l’a montré en creux (et l’Appel de Bobigny en positif), il faut associer durablement tous les acteurs : enseignants, parents, jeunes, collectivités, associations éducatives, mouvements pédagogiques, milieux professionnels… Et il faut éviter que les débats qui vont nous occuper encore pendant cinq ans ne se réduisent à des oppositions simplistes. Il faut refuser et l’autoritarisme et la séduction. Pointons ici trois tentations, bien ancrées sur des habitudes acquises depuis au moins un siècle et qu’il va falloir éviter.
La tentation du taylorisme
Le système scolaire agit comme une centrifugeuse. La tendance depuis longtemps est de laisser partir l’élève qui décroche ou de l’inciter à aller voir ailleurs. C’est une loi générale qui connait beaucoup d’exceptions – heureusement – mais qui se vérifie fort souvent. Le « spécialiste » traite le problème que le généraliste ne veut pas voir ou n’a pas le temps de prendre en considération, ou que sa qualification ne lui permet de le faire… Qu’il s’agisse de l’infirmière, du conseiller d’orientation, de l’assistante sociale, de l’orthophoniste, l’enseignant peut se trouver de bonnes raisons de dire que ces questions ne sont de son ressort. Faut-il des spécialistes dans l’éducation ? Oui, évidemment. Le problème est de savoir comment ils travaillent avec les enseignants, qu’il s’agisse de l’intégration d’un élève en situation de handicap ou de la réintégration d’un collégien qui est passé par une structure relais, de l’accompagnement sur des choix d’orientation ou des méthodes de travail, ou de l’intervention en musique, de l’écrivain en résidence…
Pour sortir de ce dilemme, le levier le plus intéressant se trouve du côté de la formation initiale et continue des enseignants. Peut-être faut-il commencer par la formation continue, si elle est réellement articulée à une démarche de projet dans un établissement, une école ou un bassin de vie… Le travail en équipe à long terme est possible si l’on reconnait une capacité d’initiatives aux professionnels là où ils sont. Le corollaire serait, en s’inspirant de la loi de 1984 sur l’enseignement agricole, de poser le cadre des missions des établissements scolaires qui doivent travailler avec leur territoire.
La tentation du conservatisme
L’Ecole est surchargée d’attentes : le constat est récurrent, qu’il s’agisse des prescriptions institutionnelles venues d’en haut, des attentes des familles – visibles quand elles s’expriment, ce qui n’est pas toujours le cas – ou des attentes des milieux professionnels et des secteurs de formation en aval : le collège pour le primaire, le lycée pour le collège, la classe prépa pour les filières d’élite du lycée général, etc. La tentation est grande alors de limiter les objectifs à l’essentiel. Pendant les cinq dernières années, la pratique gouvernementale a réduit l’essentiel aux rudiments. Qu’on songe par exemple à la réforme des programmes du primaire en 2008. Le conservatisme tient à cela : aux uns les rudiments, aux autres les perspectives.
Sortir de ce dilemme est difficile si l’on considère les attentes du monde qui vient, qui sont bien pressenties et peuvent nous donner le vertige : la reconfiguration de l’accès aux savoirs, la raréfaction des ressources, l’extension de la mondialisation à des questions nouvelles… Comment préparer les enfants et les jeunes au monde qui vient ? Le premier principe qu’il faudra appliquer est de constater que l’Ecole ne peut pas tout toute seule. Il faudra alors vérifier que tous les acteurs éducatifs soient effectivement associés et ce, à tous les niveaux : local, régional et national (voire européen…). L’échéance décisive ici n’est pas la loi d’orientation, mais la loi sur les compétences des collectivités territoriales qui pourra ou non dégager des compétences propres (qui n’existent pas complètement dans le premier degré) et prévoir des coordinations obligatoires et réduire les interminables querelles de légitimité… Le deuxième principe est celui de la formation de tout au long de la vie. Qui implique dès la maternelle, non pas de regarder vers l’aval, mais vers l’amont. D’où viennent les enfants (ou les élèves) ? Quelle expérience (y compris scolaire) ont-ils déjà acquise ? Le rétablissement de la confiance des élèves en eux-mêmes est un préalable à la capacité à apprendre tout au long de la vie. Il y a là, pour l’institution scolaire, un véritable changement de culture, une révolution culturelle, un retournement, une conversion qui ne se fera pas en claquant dans les doigts. Il faudra du temps et permettre aux acteurs – à commencer par les familles – de relâcher la pression pour retrouver du sens à l’Ecole, aux apprentissages, à l’éducation…
La tentation du relativisme et de la performance
Pour quoi associer ces deux termes ? Parce que le relativisme soutient l’idée que tout se vaut. Or il faut bien trancher. La solution, largement éprouvée depuis trente ans (mais aussi depuis la fondation du lycée napoléonien…) est libérale. La mise en concurrence des établissements, des élèves est générale : qui reste dans la course ? Qui anticipe la meilleure stratégie dans un parcours où il faut rester constamment informé ?
Deux chantiers s’annoncent pour réduire les inégalités. La refonte de la carte scolaire est nécessaire mais n’y suffira pas. Une question reviendra sur le devant de la scène, au moment où il faut de plus en plus justifier publiquement des dépenses publiques : l’Education nationale est la seule administration qui ne compte pas en euros mais en dotation horaires de postes par rapport aux élèves. C’est la une grande source d’inégalités. Les établissements qui ont les enseignants les plus expérimentés coûtent plus cher à la collectivité. Or on sait que dans les établissements touchés par un climat de violence et de défiance, c’est la stabilité des équipes pédagogiques qu’il faut prioritairement rechercher. Une mesure lisible, lente à mettre en œuvre et symboliquement douloureuse est nécessaire : afficher le budget consolidé des établissements scolaires (la masse salariale, les dotations des collectivités) est une mesure de transparence préalable avant la refonte de l’éducation prioritaire (ou son intégration dans une politique de la ville digne de ce nom)… La solution alternative qui consiste à lancer des appels à projets pour des enseignants volontaires dans des établissements prioritaires soulève bien d’autres questions, dont celle de l’évaluation de tout projet (et d’une démarche de projet) par et dans une institution… Ce qui nous amène au deuxième chantier.
Celui-ci est encore plus ambitieux : il porte sur l’évaluation. On doit porter crédit au nouveau ministre sa volonté de distinguer évaluation des apprentissages et évaluation des établissements. Ouf ! Quand le gouvernement sera passé aux actes, il ne sera pas tiré d’affaire pour autant. Les débats sur le socle commun et l’évaluation des compétences impliquent de repenser la part que prend celui qui apprend dans l’évaluation. Il faudra sans aucun doute le distinguer – mais en l’articulant – du contrôle des connaissances et des procédures que l’enseignant doit continuer à assurer. Il y a là une vraie question politique qui porte sur la question des valeurs et qu’on ne peut laisser aux mains des seuls experts, qu’il s’agisse des universitaires, des inspecteurs ou des enseignants. Quelles pratiques de l’évaluation voulons-nous promouvoir ? La coopération ou la compétition ? Pour une application immédiate ou pour favoriser l’apprentissage tout au long de la vie ? S’il y a changement, comment associe-t-on les acteurs à commencer par les élèves et les familles ?
Nous avons de vrais débats de société qui nous attendent, une fois la loi d’orientation et de programmation votée. Et les enseignants peuvent y jouer un rôle actif. A condition qu’ils ne soient pas seuls.
Olivier Masson