Que veut dire équiper un établissement ? Dès les débuts de l’informatique en milieu scolaire, la question de l’équipement a été le premier pilier des politiques publiques et la première préoccupation des acteurs de l’éducation. Des 10 000 micro-ordinateurs de 1979 au plan hollande de 2015 ou encore le récent Socle Numérique des écoles élémentaires (SNEE – 2021), le matériel est au coeur du déploiement du numérique en contexte éducatif. L’apparition d’un « socle numérique », idée issue des constats de fracture lors de la crise sanitaire, démontre, si besoin était, que l’équipement reste une question centrale dans toutes les politiques numériques. Si la question du numérique à l’école est d’abord une question pédagogique (insérée dans une question sociale et sociétale plus large), elle n’est rien sans un matériel (et les infrastructures nécessaires) qui permettrait de répondre à des besoins éducatifs à défauts de besoins scolaires.
On investit, mais sans savoir ce qui va en être fait réellement
Dès les premières heures de l’informatique à l’école, du lycée professionnel à la classe maternelle, le choix des matériels et la pérennisation des équipements est le premier étage de la fusée. Très souvent on entend parler de plans d’investissement et d’équipement. Mais le problème primordial est de se questionner sur la manière dont on veut le voir installé et utilisé. Dans l’appel à projet pour ce fameux socle numérique (2021) on peut lire qu’il s’agit « d’appuyer la transformation numérique des écoles » et on ajoute le chiffre de l’investissement prévu (105 millions d’euros). Mais à aucun moment on ne clarifie la vision de ce qu’est un établissement équipé en vue de quelles pratiques réelles, en particulier pédagogiques. Cela relève probablement d’un sentiment d’évidence dans l’esprit des décideurs, mais qui n’est pas la réalité. En fait on investit, mais sans savoir ce qui va en être fait réellement. Or c’est bien la manière d’utiliser qui devrait commander les investissements. Alors on a recours à la technique de l’appel à projet : dites-nous ce que vous voulez et on verra ce qu’on pourra faire… Cette méthode de pilotage a bien des avantages pour le politique et bien des inconvénients pour les acteurs du quotidien. L’autre méthode consiste à fournir à tous des matériels en se disant que cela pourra bien s’insérer dans le flou général que constituent les « usages pédagogiques ». Certains en espèrent même une grande transformation comme on peut le comprendre à la lecture de discours et autres rapports ou écrits officiels.
L’obstacle principal à l’équipement c’est le coût. Ensuite vient le choix des équipements et leur installation (en incluant les logiciels). Puis vient l’accompagnement des usages. Il a fallu ajouter, à partir du début des années 1990, la mise en réseau des ordinateurs scolaires et donc le développement d’infrastructures adaptées. A cela s’ajoute l’émergence des équipements mobiles (ordinateurs portables d’abord) qui ont transformé les possibilités : désormais tout l’établissement est potentiellement un espace d’utilisation des terminaux mobiles. Filaire ou sans fil, les infrastructures se sont renforcées de la nécessité de serveurs, filtrants ou non. La forme de l’équipement initiale (cf. les nanoréseaux) se réduisait à une salle, désormais c’est l’ensemble de l’établissement lui-même relié à des réseaux externes, du fait, en particulier d’Internet. Penser l’équipement global de l’établissement est donc de plus en plus problématique.
Alors des questions de méthodes se sont posées pour les décideurs. Si tout part d’un appel à projet de la part des établissements, on peut penser que ces obstacles seront minorés : le coût sera plus raisonnable, l’installation choisie, et l’usage prévu en amont. Toutefois cette politique a un défaut, elle est trop à court terme. Pour le dire autrement, la rédaction des projets proposés par les établissements s’effectue dans un contexte. Or ce contexte peut être très mouvant dans le temps. De plus on s’aperçoit que le moment de l’écriture du projet n’est pas celui de sa mise en œuvre. De plus si ces projets sont déclarés sur plusieurs années, ils sont souvent pensés d’abord sur une ou deux années (gestion budgétaire oblige). Faut-il aller alors vers une politique d’équipement en continu, c’est à dire de la penser en termes d’investissement pluri annuel ou préférer des projets à court ou moyen terme ?
Articuler du global et du local
Le directeur d’école, le chef d’établissement, l’enseignant voient arriver les plans d’équipement les uns après les autres. En se superposant, certains viennent même en contradiction avec les précédents (passage d’un type d’équipement à un autre, parcs hétérogènes…). A cela viennent s’ajouter les injonctions officielles qui invitent à utiliser davantage le numérique, mais en ayant bien du mal à définir clairement le but, hormis pour l’enseignement de l’informatique comme discipline et contenu disciplinaire. Dans ce cas, les équipements vont s’inscrire dans une logique ancienne et bien connue en particulier dans l’enseignement technique et professionnel. Là où les équipements sont plus difficiles à préciser, c’est lorsque l’on considère les contenus disciplinaires. La variété des situations et des programmes amène à une diversité d’équipements. A cela s’ajoutent les choix des enseignants qui, sur un plan pédagogique et conduite du groupe classe, préfèrent telle ou telle approche pédagogique (magistrale, participative, collaborative, inversée…).
Deux autres champs demandent à être pensés en regard des équipements et infrastructures nécessaires : les compétences numériques (CRCN/PIX) et les médias et l’information (l’EMI). Comme, pour les deux, la démarche d’enseignement se veut pluridisciplinaire et intégrée aux enseignements disciplinaires, il devient difficile de définir un modèle d’équipement adapté aux différentes options retenues dans les établissements. Ce qui fait que le responsable de l’équipement d’un établissement secondaire se trouve confronté à une forte diversité d’attentes et de demandes. La tentation est alors de définir en interne ses propres besoins et de prendre sur les moyens financiers de l’établissement pour équiper. Toutefois cela se heurte à plusieurs choses : d’abord le mode de financement des équipements qui relève historiquement des pouvoirs publics (Etat, puis collectivités). Ceux-ci choisissent le plus souvent pour les établissements afin de pouvoir, en lien avec les services informatiques, piloter et homogénéisé la gestion des parcs (sans compter la maintenance depuis 2013). Ensuite, si l’on transfère les moyens financiers aux établissements, seront-ils réellement en capacité de choisir de manière pertinente et pérenne ? Dans le passé, et encore parfois aujourd’hui dans le primaire, on a pu observer ce type de fonctionnement qui sont trop souvent peu durables (liés à des personnes ou des commerçants). Enfin, et plus simplement, l’informatique s’est largement compliquée, imposant aux amateurs/bricoleurs que nous étions au début des années 1980, des règles « industrielles » et « professionnelles ». Il faut souligner ici le rôle essentiel du chef d’établissement pour aider à répondre à tous ces besoins, ces souhaits. Pour le premier degré, iel directeur/rice est davantage soumis au contexte de la circonscription, même s’il garde parfois, vis à vis de la commune, des marges qui peuvent être importantes.
C’est toute la complexité du système scolaire en général d’articuler du global et du local. C’est aussi celle du coût de l’éducation dans une société et des différents budgets à y consacrer. Quelle place donner au numérique et donc aux équipements ? La dernière publication sur « l’état de l’école » de la DEPP montre clairement deux orientations : les terminaux mobiles d’une part (7,2 équipements pour 100 élèves dans le 1er degré et 18 dans le second degré…), les équipements de vidéoprojection (29,9 équipements pour 1000 élèves au primaire et plus de 65 dans le 2d degré) d’autre part. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ce critère soit le premier, et le seul à signifier la place donnée au numérique dans les équipements. Rien sur les infrastructures et services disponibles et quant aux logiciels, encore moins. Et pourtant, en interrogeant certains acteurs des établissements et des collectivités, on s’aperçoit que ces chiffres sont à discuter : combien de ces terminaux fonctionnent réellement, dans quelles conditions et par qui ? Les enquêtes déclaratives ne devraient-elles pas laisser la place à des tableaux de bord rigoureux et explicites ?
Cela fait de nombreuses années que l’on se questionne sur « l’obsolescence » rapide des équipements (3 ans en moyenne). Certains ont tenté de lutter pour les faire durer d’une manière ou d’une autre. Une prise de conscience progressive semble amener à penser aussi en termes de « développement durable », mais est-ce suffisant ? Mais cela va à l’encontre de l’idéologie dominante qui tend à pousser en avant de manière presque systématique. Chacun de nous, est confronté à cette question pour son propre équipement. La montée en puissance de l’idée de réparabilité semble prometteuse. Mais à condition que l’on impose à tous les industriels et marchands du secteur de garantir, outre la réparabilité, la durabilité d’usage. Quid de mon iPad 2 de 2012 ? Quid de mon PC de 2015 ? Quid de mon Mac Book de 2013 ? Le marché du renouvellement est plus rentable que celui du réparable… L’idée de progrès, sorte de fuite en avant technologique, ne peut éviter la remise en question, à commencer par tous les décideurs du secteur qui ont en charge ces fameuses politiques d’équipement.
Bruno Devauchelle