Même si la compétence des Etats membres de l’Union Européenne en matière d’éducation reste entière, cela ne lui interdit pas de porter une vision sur le domaine du numérique éducatif comme en témoigne son récent « Plan d’action en matière d’éducation numérique » (2021-2027), Adapter l’éducation et la formation à l’ère numérique. » Ce document s’inscrit plus largement dans une initiative européenne appelée « Espace européen de l’éducation » qui vise à aider « les États membres de l’Union européenne à mettre en place des systèmes d’éducation et de formation résilients et tournés vers l’avenir. ». Cette initiative qui peut sembler bien lointaine pour les enseignants et les élèves est pourtant intéressante car elle met chacun des états devant ses responsabilités en matière de numérique dans l’éducation et la formation.
Peut-on encore stopper la mondialisation numérique ?
Faut-il que l’éducation soit pilotée localement, régionalement, nationalement ou internationalement ? L’exemple du pilotage du numérique en France et en particulier depuis la loi de 2013 (décentralisation) qui a transféré aux collectivités locales de nouvelles charges, en particulier celle de la maintenance des équipements, a mis en évidence la question des articulations entre les différents niveaux de responsabilités et de financement dans ce domaine. Mais comment demander à une collectivité de financer des équipements sans avoir de vue sur l’usage de ces équipements ? C’est justement ce qui se produit de plus en plus souvent, tant les demandes nationales (en particulier avec la crise sanitaire) sont en conflit ou au moins en relation avec les actions locales. Les détracteurs de l’Europe diront qu’elle tente encore de s’immiscer dans notre quotidien local. A l’inverse d’autres y verront une mise en perspective des politiques locales par rapport aux politiques européennes et au-delà (cf. l’OCDE ou encore l’UNESCO) pouvant apporter un souffle différent.
Le coeur de la proposition de l’Europe est qu' »il s’agit de mener des politiques numériques qui donnent aux individus et aux entreprises les moyens de s’approprier un avenir numérique qui soit centré sur l’humain, durable et plus prospère. » Plus globalement, la lecture des documents publiés montre que, d’une part le numérique a pris une place prépondérante dans le développement des sociétés humaines et que l’Europe en fait siens les enjeux et que, d’autre part, le concert mondial suppose une forme de souveraineté suffisante au risque d’une perte d’autonomie voire de soumission. Ce dernier point intéressera en particulier les enseignants d’Histoire Géographie et d’économie qui trouveront là des éléments de travail avec les élèves. Comprendre ces enjeux, les situer et les analyser est bien sûr un élément essentiel de l’éducation au numérique. Les adultes comme les jeunes doivent pouvoir en prendre conscience et surtout étayer leur réflexion au-delà des allant de soi et autres propos médiatiques.
Il est trop tard ! on peut plus le stopper ! le numérique ? Pas uniquement, mais aussi la mondialisation. Si le terme souveraineté ainsi que celui de résilience reviennent dans le paysage politique, c’est que la crise, entre autres, a permis de prendre conscience que la mondialisation avait mis KO le vieux monde en le réduisant à un espace de consommation et non plus de « fabrication ». A ce sentiment négatif, nous tentons de réagir de deux manières : nous protéger en réclamant plus de souveraineté et remettre en place ce que l’on a tordu au cours des années par de la résilience, en redevenant pro-actif dans notre propre développement. Pour le dire autrement, la mondialisation que nous avons construite au cours des siècles passés, a été poussée à un tel point que nous en avons perdu le sens même de son fonctionnement, voire la maîtrise. Les ordinateurs et plus généralement les objets numériques en témoignent chaque jour au travers des « made in » situés dans le monde oriental.
Le numérique pour « améliorer » l’enseignement en Europe ?
Quant à l’éducation, elle pose un autre problème. Alors que c’est bien le modèle occidental de l’école qui s’est imposé à la planète, le numérique lui est beaucoup plus liquide, insaisissable et surtout il s’est imposé en dehors de l’école. On comprend alors beaucoup mieux les intentions politiques des grandes institutions internationales : il s’agit de reprendre la main (cf. la protection des données en 2016) avec la conviction que l’éducation et en particulier la scolarisation, seul point de passage obligé de toutes les populations, est la solution qui amènera à engager des initiatives comme celle présentée par l’Europe. Mais avec quelle vision, quel projet politique ? Les réflexions actuelles sur les questions de développement, de technique et d’avancées scientifiques sont situées dans un cadre qui est peu rassurant : économie d’une part, avancée technique incontrôlée d’autre part, faible niveau de réflexion sur l’obsolescence dans ce milieu. L’une des plus belles illustrations de ces choix concerne l’accompagnement du développement de l’intelligence artificielle (attention, ce terme générique recouvre beaucoup de réalités diverses) comme le montre ce travail de l’UNESCO. On pourra y trouver une déclaration commune qui devrait amener à réfléchir dans les communautés éducatives, entre autres. Faire face aux évolutions demande une action collective que le niveau local ne peut assumer à lui seul.
Lorsque l’on assiste, dans une académie, à une présentation d’un projet qui déclare inclure de « l’intelligence artificielle », on ressent la fascination des auditeurs. Il y a un ressenti de l’ordre de la magie, surtout que les propos sur des systèmes comme « les réseaux de neurones » numériques ajoutent une dimension de mystère encore plus grande. Le modèle économique libéral ne s’embarrasse pas des populations les plus démunies, comme le montre ce récent rapport sur les inégalités. Ce modèle s’inscrit dans cette fuite en avant que l’on ressent trop souvent au travers des avancées numériques depuis plus de soixante années. Mais, à observer des projets comme les Territoires Educatifs Numériques et autres, on sent une certaine prise de conscience, mais on s’interroge sur les moyens, les stratégies, les modes d’action. Mettre en question cette fascination pour la nouveauté, scientifique ou technique, suppose, outre des connaissances, une réflexion plus globale, systémique, holistique (cf. Edgar Morin)
L’Europe propose entre autres « l’amélioration qualitative et quantitative de l’enseignement en ce qui concerne les technologies numériques, le soutien à la numérisation des méthodes et des pédagogies d’enseignement et la fourniture des infrastructures nécessaires à un apprentissage à distance inclusif et résilient. », et s’appuie sur deux axes,
« 1 – Favoriser le développement d’un écosystème d’éducation numérique hautement performant, […]
2 – Renforcer les aptitudes et compétences numériques pour la transformation numérique ».
Une lecture plus précise des documents montre là encore que de bons mots ne recouvrent que peu de réalités concrètes. Cependant il faut saluer l’intention, au-delà des partis-pris politiques et économiques, d’une Europe qui se rend compte de la faiblesse de certains pays dans ce domaine, la France n’y échappant pas. Il suffit de lire les résultats des propositions faites lors des Etats Généraux du Numérique en novembre 2020 et présentées lors d’Educatice pour le comprendre. Outre que les propositions sont « à côté de la plaque », pour la plupart d’entre elles, on ne voit pas vraiment les avancées des 40 propositions retenues. Mais ce qui est beaucoup plus inquiétant c’est que la voix de l’Etat en matière de numérique éducatif est de plus en plus inaudible, ou au moins vide de sens. Malheureusement les récents discours entendus n’apportent pas vraiment d’espoir. Les piliers (équipements/ressources/formations) sont toujours les mêmes depuis cinquante ans, car nous n’avons pas réussi à atteindre un socle minimal.
Bruno Devauchelle