L’Ecole peut-elle renouveler ses pratiques pour que la poésie cesse d’être un simple objet scolaire ? Voilà le but et le travail des Brigades d’Intervention Poétique (les B.I.P.) : des comédiens et comédiennes interviennent sans prévenir dans les classes pour offrir la lecture d’un poème à des élèves captivé·es par ce moment inattendu. Professeure de lettres modernes, formatrice à l’INSPE de Colmar, Maéva Béhague a adopté ce beau dispositif pour aller au-delà de la réception : elle a amené ses 4èmes à venir proférer des poèmes dans différentes classes ; elle initie à la démarche de futur·es enseignant·es du 1er degré qui conduisent à leur tour des élèves de cycles 2 et 3 à constituer des BIP dans leur école. A l’occasion du 27ème Printemps de la poésie, qui se déroule du 14 au 31 mars 2025, elle nous explique le travail mené, témoigne de l’engagement de tous et toutes, nous invite à inventer à l’Ecole une pratique de la poésie « vivante, incarnée et partagée ».
Des BIP au collège …
En 1998, lors du festival de poésie Les Langagières, Jean-Pierre Siméon et Christian Schiarettti ont l’idée de créer des Brigades d’Intervention Poétique. Le principe est de faire intervenir des comédiens, qui surgissent de façon impromptue dans les classes, pour offrir la lecture d’un poème, sans aucun commentaire, avant de repartir en laissant les auditeurs captivés par l’inattendu. Ce moment suspendu crée la surprise, suscite l’attention et l’attente, donne vie à ces textes poétiques qui semblent parfois inaccessibles.
A la lumière de cette invention créative et avec la volonté de sensibiliser les jeunes à la parole poétique, j’ai, en tant que professeure de Lettres, constitué il y a plusieurs années, des BIP de collégiens en classe de 4ème. L’intention était d’aller au delà de la réception et de rendre les élèves acteurs, à travers une appropriation et une communication de la poésie ; réinventer, par delà la tâche scolaire, le rapport des jeunes à ce genre parfois perçu comme austère, inaccessible, peu abordable voire élitiste. Et pourtant, il s’agissait bien de développer, à travers ce projet, des compétences d’oral et de lecture-compréhension, grâce à la fréquentation de textes poétiques variés, en respectant les exigences des programmes scolaires.
Après avoir choisi des textes à mettre en voix, parmi une large sélection, les élèves ont travaillé les aspects locutoires et techniques de l’oral, se sont imprégnés de poèmes pour en partager l’essence même dans leur lecture oralisée. Un planning a été établi de façon à ce que les brigades interviennent dans différents cours, dans différentes classes, sur une période donnée.
Quelle ne fut pas ma surprise d’observer ces adolescents qui sélectionnaient les textes les plus ardus, s’exerçaient à mettre en valeur l’harmonie imitative de l’une ou l’autre allitération, échangeaient autour de l’intérêt d’un silence ! Quelle ne fut pas ma surprise de voir mes élèves les plus réservés, les moins scolaires, s’inscrire spontanément sur le planning d’intervention ! Quelle ne fut pas ma surprise de les voir s’entrainer dans un coin de la cour de récréation, se détacher progressivement de l’ouvrage ou de la feuille alors qu’il s’agissait de lire et non de mémoriser ! Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’ils ont demandé à intervenir en dehors des classes, dans le bureau du chef d’établissement, dans une salle des professeurs dans laquelle Verlaine est venu suspendre un instant les discussions autour de la machine à café ! Si les auditeurs appréciaient ces poèmes qui leur étaient directement adressés, les élèves étaient tout aussi heureux d’offrir ces textes à leurs camarades, à des inconnus… Outre l’impact pédagogique, ce projet a eu l’avantage d’inscrire la poésie dans le quotidien des élèves, de leurs enseignants et de la communauté scolaire.
… aux BIP à l’INSPE
Aujourd’hui formatrice à l’INSPE de Colmar auprès de futurs enseignants du 1er degré, je constate parfois encore quelques réticences, des étudiants, mais aussi des enseignants de terrain, lorsqu’il s’agit d’aborder la poésie. Cette hésitation, bien que tout à fait compréhensible, m’a conduite à proposer des projets de BIP, à tous les niveaux, du cycle 2 à l’enseignement supérieur, pour faire vivre la poésie encore et encore, et développer, comme le dit Jean-Pierre Siméon, « un rapport vécu, vrai, avec le poème pour ce qu’il est vraiment » en faisant confiance « à la force de suggestion, de percussion, d’interpellation du poème ».
A l’INSPE de Colmar, dans le cadre de la formation des futurs professeurs des écoles, nous avons la chance d’accueillir des élèves et leurs enseignants à la Fabulathèque, un espace d’accueil des classes permettant l’observation et l’analyse des pratiques littéraciques engageantes mises en œuvre dans et hors la classe. Ce dispositif qui permet aux étudiants de concevoir, encadrer et analyser leur pratique, favorise également un travail collaboratif entre formateurs, étudiants, enseignants et élèves. C’est par le prisme de cette synergie entre différents acteurs, que je vais présenter les projets que nous avons conjointement menés au cours des deux dernières années.
Déroulement du travail
Avant que les élèves ne débutent les séances de travail encadrées par les étudiants à la Fabulathèque, une équipe de « BIP ETU » (brigade d’intervention poétique constituée d’étudiants en Master MEEF) intervient à plusieurs reprises dans la classe de cycle 2 ou 3 concernée par le projet et offre quelques lectures expressives aux élèves qui n’ont pas été préalablement prévenus. Nos observations montrent que ces interventions suscitent des réactions évolutives : lors de la première visite, les auditeurs sont étonnés, voire perplexes. La deuxième fois ils profitent de l’instant, prennent plaisir à revivre l’expérience, puis ils attendent impatiemment une troisième fois… Par l’expérience vécue, les élèves comprennent déjà intuitivement le principe des BIP et commentent l’effet produit, mettent des mots sur leur ressenti.
Lors de leur venue à la Fabulathèque, les élèves sont enthousiastes. Les interventions des BIP ETU dans leur classe ont déjà créé un horizon d’attente. Ils retrouvent avec plaisir ces étudiants, qu’ils associent désormais à des « porteurs de poésie ». Répartis en petits groupes, sous la responsabilité de binômes ou trinômes d’étudiants, les élèves sont alors invités à créer leur propre brigade d’intervention poétique.
La séance s’organise autour de plusieurs temps : sélection des textes (découverte et choix) ; appropriation des textes (accompagnés par les étudiants, les élèves explorent, commentent et analysent les textes) ; travail écrit préparatoire à la mise en voix (annotation du texte, préparation du support de lecture…) ; mise en voix (les élèves s’exercent à la lecture à voix haute, travaillent leur posture, leur diction, leur souffle, la prosodie…).
Les objectifs sont clairement identifiés et explicités auprès des élèves, la terminologie utilisée est précise, la méthodologie est enseignée. L’accompagnement des étudiants modélise une pratique enseignante fondée sur ce qu’ils ont eux-mêmes vécu au sein de leur propre formation. L’approche réflexive contribue alors à la transposition didactique et pédagogique dans un cadre concret.
Au terme de cette séance (environ 2 heures de travail durant lesquelles les élèves restent étonnamment actifs et engagés dans la tâche), de premiers essais, à l’initiative des élèves, émergent. Quelques groupes osent lire les poèmes choisis et préparés, en intervenant dans la bibliothèque, surprenant étudiants, formateurs, enseignants, bibliothécaires et usagers. Ces premières interventions, bien que loin d’être finalisées, révèlent souvent des dynamiques intéressantes : les premiers volontaires ne sont pas nécessairement les plus performants scolairement. Les élèves en difficulté, les élèves des classes ULIS, s’essayent avec joie à l’exercice et confirment le fait que la démarche permette de valoriser différents profils d’élèves.
De retour dans leur classe, les élèves poursuivent le travail avec leur enseignant. Les activités menées visent à consolider les apprentissages et à préparer les futures interventions des « BIP élèves ». L’enseignant encadre la suite des exercices de mise en voix, propose des textes variés, accompagne le choix des modalités organisationnelles (signal sonore pour annoncer la venue des BIP, code vestimentaire, envoi d’un avion en papier contenant le texte lu…). Un planning d’intervention est mis en place et les BIP élèves réalisent leurs premières interventions poétiques dans leur école… mais pas uniquement ! Le projet s’étend, avec, entre autres, l’objectif ambitieux de surprendre, en BIP élèves, les étudiants et formateurs de l’INSPE lors d’une intervention impromptue.
Un bilan
L’engagement des élèves dans le projet est indéniable, ce qui semble résulter à la fois du caractère immersif de l’approche, de la mise en projet, de l’aspect collaboratif de la démarche et de la continuité du travail dans la durée. Ainsi, certains élèves ont exprimé le désir de revenir à l’INSPE, afin de montrer aux étudiants l’aboutissement du travail qu’ils avaient engagé ensemble. Ce retour, marqué par l’envie de partager leur expérience, s’est traduit par une irruption spontanée dans les cours de l’INSPE, mais aussi dans les bureaux de l’administration, laissant aux BIP élèves l’opportunité de partager à leur tour des poèmes avec les étudiants et le personnel. Ces performances témoignent d’une véritable appropriation du projet, qui devient une pratique active et partagée au-delà des espaces traditionnels de la classe. Les possibilités d’espaces d’intervention sont d’ailleurs multiples. En effet, après plusieurs mois de travail, une classe a par exemple été invitée par le personnel de la Comédie de l’Est de Colmar. Les élèves ont pu porter leur voix dans un autre cadre, ce qui a donné une dimension publique à leur travail.
Ce qui semble particulièrement marquant à l’issue du projet, est le fait que les élèves aient gagné en aisance à l’oral. De récepteurs, ils sont devenus acteurs engagés et créatifs, passeurs de textes, ce qui a agi comme un levier de motivation et d’autonomie. En fin d’année, ils semblent insatiables et saisissent toutes les occasions pour lire, voire déclamer des vers, des textes en prose, et même, pour certains, des textes en langue étrangère.
La mise en voix, souvent associée à une mise en geste, transforme leur relation au texte et leur permet de l’incarner et d’en manifester la compréhension. Ils se réapproprient un contenu littéraire qu’ils auraient pu d’abord percevoir comme peu accessible. La notion de partage semble également essentielle, puisqu’elle donne une autre dimension au genre poétique, mais aussi à l’apprentissage scolaire.
Enfin, certains moments vécus durant le projet incarnent pleinement les transformations opérées. Quand une larme perle au coin de l’œil d’un enseignant ému de voir des enfants écouter avec attention et émerveillement la lecture d’un poème de Paul Eluard, lorsqu’un élève dit à sa maîtresse qu’il pourrait aller lire un poème dans un supermarché, car « ça ferait du bien aux gens un peu de poésie », quand un étudiant se promet de constituer des BIP dès qu’il aura la responsabilité d’une classe…
On prend alors pleinement conscience de l’impact de ce projet sur la manière dont la poésie peut être vécue et diffusée. On se dit qu’elle a encore toute sa place dans les murs de l’école, mais aussi à l’extérieur, comme objet d’étude mais aussi comme pratique vivante, incarnée et partagée.
Maéva Béhague
Des B.I.P. d’élèves manifestent dans les rues de Brest
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