Votre blog « Pratiques des lettres » est particulièrement riche : si vous deviez le présenter en quelques mots aux collègues ?
Ce blog est un lieu de réflexions plurielles sur ce que m’inspire mon travail de prof de français au collège. Mais il peut être aussi très utile pour des collègues du premier degré, en cycle 3. Sur le blog, on trouve différents types de billets. Dans certains, je raconte par le menu une activité de français : consignes, réactions d’élèves, feedback du prof, blocages et étayages possibles. J’essaie de faire quelque chose d’immersif, de donner vraiment à voir un cours. Souvent vient un second billet, pour qui souhaite approfondir, où je déplie l’arrière-plan théorique de l’activité présentée. Là je n’hésite pas à varier les éclairages sur une même situation de cours où peuvent se croiser théorie de la création, didactique de la lecture, philo ou sciences cognitives…
Je consacre aussi quelques textes à des albums car c’est un support didactique que j’adore, et qui est sous-utilisé dans l’enseignement des lettres au collège. Enfin, ces dernières années, un sujet me passionne : la rencontre entre les problématiques écologiques et la didactique des lettres.
Quel parcours et quelles motivations vous ont conduite à créer un tel carnet d’enseignement ?
Je n’aurais jamais imaginé au début de ma carrière avoir besoin d’écrire sur mon travail pour avancer. Mes premières années de prof de français ont été très laborieuses, je refaisais sans cesse mes cours sans parvenir à les améliorer, perdue dans l’avalanche des ressources. J’aurais eu besoin d’un groupe de partage de pratiques qui se retrouve à intervalles réguliers, mais ça ne s’est pas trouvé sur ma route. C’est la lecture de textes théoriques, de didacticiens et de chercheurs de tous horizons, qui en a tenu lieu. La lecture engage un dialogue intérieur avec l’auteur, et des va-et-vient avec ce qui se passe en classe. C’est ainsi que naît la réflexivité. Au fil des ans, je suis sortie du régime de l’urgence (le prochain cours à préparer, la pile de copies à écluser, la correction à placer sur pronote etc.) pour entrer dans quelque chose de plus essentiel où l’écriture a eu toute sa place.
J’écris souvent a posteriori, le temps que les idées se décantent. J’aimerais avoir le temps de tenir un carnet hebdomadaire, mais je n’y parviens pas et celui-ci serait plus décousu. Je rédige des post sur Instagram, mais ce format manque de corps. Je crois que les temporalités longues me conviennent mieux.
Parmi les axes forts, il y a la volonté d’ouvrir l’Ecole sur l’extérieur et de faire du français à ciel ouvert : pourquoi ce choix ? sous quelles formes cela se manifeste-t-il dans votre enseignement ?
Ce choix est venu à la fois du terrain et de mes lectures personnelles, très portées ces temps-ci sur l’écologie que ce soit en philo ou en littérature. Pour la partie terrain, il y a eu une parole d’élève, il y a quatre ans. Les élèves de 6e devaient écrire des haïkus par petits groupes, en tirant au sort une saison. Je vois la petite S. s’impatienter et quand je viens l’aider, elle finit par lâcher de but en blanc : « Mais, madame, c’est quoi le printemps ? » Je dois préciser que je travaille dans une zone périurbaine très boisée, en bord de rivière. Le référent du mot printemps est bien là, sous les yeux des élèves, mais faut-il encore que le printemps entre dans le champ de leur attention, pour pouvoir le mettre en mots. C’est une vraie question d’écriture créative que S. a posé : à quoi bon écrire sur quelque chose dont nous n’avons pas fait l’expérience ? Les mots sont alors des signifiés désincarnés. Quelques semaines après, je démarrais les premiers essais de « classe dehors » dans la forêt voisine du collège pour aller voir le printemps. Sur cela s’est greffé ensuite sur un projet interdisciplinaire avec une collègue de SVT.
Pour ce qui est de la théorie, à titre personnel, je m’intéresse énormément à l’écologie. Or les études littéraires apportent leur pierre à l’édifice. La littérature contemporaine regorge de textes sur les forêts, les cabanes, le sauvage, le militantisme écologique. À l’université, les études environnementales se développent dans les départements de lettres, ce qui revivifie la discipline et l’ouvre à un fécond dialogue avec les sciences du vivant. Dans le premier degré, « l’école dehors » est un courant qui sait se faire entendre, et remet au goût du jour les grands principes de la « classe-promenade » à la Freinet. Je m’étonne que dans le second degré, il n’y ait pas grand-chose. Même l’arrivée des Forêts d’Hélène Dorion au programme du bac, ne semble pas avoir fait entrer l’éco-poétique dans le champ de nos préoccupations didactiques. Je crois que la majeure partie de mes billets ces dernières années essaient, à ma modeste échelle, de combler ce manque – je vis cette situation comme un manque, on ne prépare en rien les élèves à vivre en anthropocène.
Par ailleurs, je suis arrivée à un point de ma carrière où je m’autorise des choses que je ne me serais jamais permises au départ. Il y a dix ans, si l’idée de faire classe dehors m’était passée par la tête, elle aurait été automatiquement autocensurée : je vais perdre le contrôle du groupe, on va encore prendre du retard sur le programme etc. Et je m’autorise des choses qui me font positivement plaisir. Chaque séance de classe dehors est un moment de bonheur pédagogique intense, pour les élèves comme pour moi. Et qui me donne ensuite une grande matière à penser !
Parmi vos axes de travail, il en est un qui m’intéresse particulièrement : le souci de ne plus réduire la poésie à un simple objet scolaire : quelles pratiques de classe déployez-vous en ce sens ?
C’est vrai que j’écris beaucoup dans le blog sur la poésie. Déjà parce qu’à titre personnel, je suis une lectrice de poésie (notamment contemporaine), et que je trouve qu’elle est maltraitée par l’enseignement scolaire. Support de récitation au premier degré, terrain d’identification des figures et autres procédés dans le second degré. Pour déconstruire cela, je propose une entrée dans la poésie par la praxis. D’abord par le regard. On chausse ce que Jean-Pierre Siméon nomme les « lunettes du poète » pour observer par exemple un milieu naturel. Puis par l’écriture – et en cela, la classe dehors est un contexte didactique très favorable. Avec les 6e, on écrit souvent d’abord à la volée, parfois en marchant, des « textes-listes » qui se muent peu à peu en poèmes. Les activités de lecture jalonnent le processus d’écriture, pour relancer et enrichir la création. Je vais puiser dans un corpus très large : poésie jeunesse, poésie « patrimoniale », haïku, poésie très contemporaine. Et dans les albums jeunesse ! Certains constituent une remarquable entrée en poésie, et sont de fabuleux inducteurs d’écriture – j’en présente plusieurs sur le blog. Grâce à cette démarche, je remarque que les élèves aux compétences langagières les plus fragiles se réconcilient peu à peu avec l’écriture. Écrire un texte poétique permet de lever temporairement les contraintes logiques du récit et l’exigence syntaxique de la phrase. Cela permet de se concentrer sur la structure du groupe nominal, sur la précision des mots, leur enchaînement rythmique et leur matière sonore.
On connait des « carnets de recherche » en ligne tenus par des enseignant.es du supérieur et des blogs de « trucs et astuces » animés par des collègues de collège, mais il est plus rare de découvrir un site tel que le vôtre : un site de pratique réflexive déployé au fil des mois par une enseignante du secondaire : qu’est-ce que cette expérience de la publication vous apporte ? quels conseils donneriez-vous à des collègues qu’inspirerait votre démarche ?
La forme du blog est venue spontanément. Même si je suis enseignante au collège, je vois la classe comme un terrain d’exploration – je n’irai pas jusqu’au mot de recherche. La forme du carnet me convient donc tout à fait. Le problème des blogs de « trucs et astuces », comme vous les appelez, est qu’ils incitent à la consommation plus qu’à l’appropriation du matériau pédagogique mis à disposition.
Très concrètement, cette expérience de publication m’a ouvert la possibilité de contribuer régulièrement à une revue professionnelle comme les Cahiers pédagogiques, et d’entrer en dialogue avec des pairs réceptifs, venus de tous les horizons. Écrire pour soi sur un blog, ce n’est pas se couper du monde !
Par ailleurs, l’écriture est un rempart possible contre la souffrance et l’épuisement professionnels induits par le Nouveau Management Public. Cela permet de s’extraire du tempo effrené des réformes, des injonctions contradictoires, de la course aux évaluations. Plutôt que monter un énième nouveau projet un peu « paillette », prendre le temps de réfléchir à ce que l’on fait, de savoir où l’on veut aller, sur un temps long, par delà celui des réformes.
Je conseillerai aux collègues de prendre la plume régulièrement, sans se soucier du nombre de « followers » ou du caractère « innovant » de ce que l’on propose – il suffit d’écouter ce que dit, non sans humour, le chercheur André Tricot au sujet de l’innovation en sciences de l’éducation. Mieux vaut trouver des activités ajustées. Il faut aussi trouver la forme d’écrit qui nous convient : journal de bord, carnet de recherche, planches de BD…
Je crois aussi beaucoup aux échanges de pratiques entre collègues. On y partage les réflexions et les modalités de travail, que l’on enseigne la même discipline ou non, mais il n’est pas facile de trouver de tels espaces de respiration dans son quotidien professionnel.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le site de Charlotte Michaux : « Pratique des lettres : De la classe à la forêt »
