Qu’y avait-il dans le dossier de l’enseignant muté d’office ? « Ce n’était pas une sanction disciplinaire », « une accusation mensongère d’insulte », explique Kai Terada dans cet entretien exclusif. Le Café pédagogique a souhaité donner la parole à ce professeur muté d’office en 2022 « dans l’intérêt du service ». Kai Terada a toujours contesté la sanction et s’est battu durant deux ans sans avoir accès aux motifs de sa mutation. Vendredi 24 janvier 2025, le recteur a décidé de ne pas faire appel de la décision du Tribunal Administratif de Versailles du 9 janvier 2025. La victoire de Kai Terada contre le rectorat est donc définitive. Le professeur de mathématiques devrait réintégrer son lycée à la rentrée et le militant syndical poursuivre le combat contre la répression syndicale.
Pouvez-vous vous présenter ?
Je m’appelle Kai Terada, je suis agrégé de mathématiques et je suis enseignant titulaire depuis septembre 2006, année où j’ai été nommé au lycée Joliot-Curie de Nanterre. Je suis militant syndical au syndicat SUD Éducation 92 auquel j’ai adhéré en 2008 et dont j’ai été co-secrétaire départemental entre 2011 et 2022, je suis aussi membre informel du Réseau Éducation Sans Frontières (RESF) 92, depuis au moins 2012, je n’ai plus en tête la date précise. J’ai pris une part active dans des mobilisations locales, régionales et même nationales de l’éducation en tant que militant syndical, lors de nombreux rassemblements pour demander plus de moyens pour le lycée Joliot-Curie de Nanterre ou pour régulariser des élèves sans-papiers du lycée, le mouvement « Touche pas à ma ZEP » de 2016, le mouvement de la grève du Bac Blanquer puis contre les E3C en 2019-2020.
Vous avez été muté d’office en août 2022. Pouvez-vous rappeler les circonstances et les faits reprochés qui ont mené à cette sanction ?
J’ai été suspendu en août 2022 à la suite d’une mission d’inspection à 360° qui a eu lieu au lycée Joliot-Curie de Nanterre en mars 2022. Le Rectorat de Versailles s’est toujours abrité derrière cette mission d’inspection pour justifier ma suspension puis ma mutation « dans l’intérêt du service ». Mais la suspension ne contenait aucun motif explicatif, et lors de mes nombreux entretiens avec la hiérarchie qui ont précédé ma mutation (au Rectorat le 8 septembre 2022, à la DSDEN de Nanterre le 13 septembre, au Ministère le 21 septembre, et enfin à nouveau au Rectorat le 22 septembre) il ne m’a jamais été communiqué de fait précis pouvant expliquer ces mesures. Il m’a au contraire toujours été expliqué à ces 4 occasions, que ce n’était pas une sanction disciplinaire (ce qui les dispense de préciser un motif), et d’ailleurs l’arrêté de mutation qui m’a été remis le 22 septembre précise : « si le comportement et les propos de M. Kai Terada, et comme cela lui a été indiqué lors de l’entretien du 8 septembre 022, ne sont pas constitutifs d’une faute de nature à justifier l’ouverture d’une procédure disciplinaire, sa mutation dans l’intérêt du service apparaît comme nécessaire pour permettre un retour à un fonctionnement serein de l’établissement« . Ce n’est qu’après ma requête en référé le 3 octobre 2022 que le rectorat a produit une pièce datée du 6 octobre 2022 pour justifier la mutation, qui comporte notamment une accusation mensongère d’insulte d’un collègue lors d’un Conseil d’administration (alors que je n’étais pas élu !). À ce jour et malgré mes demandes répétées, je n’ai toujours pas reçu communication des procès-verbaux des auditions de la mission d’inspection à 360° qui fondent les mesures qui ont été prises contre moi.
Vous avez toujours contesté la sanction. Avez-vous été soutenu ? Comment se sont passées ces deux dernières années ?
J’ai toujours été soutenu, en premier lieu par mes collègues du lycée Joliot-Curie de Nanterre qui se sont massivement mis en grève dès le lundi 5 septembre 2022, par mon syndicat SUD Éducation (92 puis 78 dont je suis devenu adhérent après ma mutation), par une large intersyndicale (y compris au niveau national), par les membres du collectif des Réprimé·es de l’Éducation Nationale qui s’est créé le 12 septembre 2022, et aussi de façon plus informelle par de nombreuses ancien·nes et actuel·les militant·es de l’éducation d’Ile-de-France (et même au-delà). Pour protester contre cette sanction déguisée que je dénonce comme de la répression syndicale, j’ai fait grève sur l’intégralité de l’année scolaire 2022-2023, ce qui a été rendu possible grâce aux dons à ma caisse de solidarité qui a été alimentée par tous mes soutiens. J’ai repris le travail dans l’établissement auquel j’ai été affecté, le lycée Jean-Baptiste Poquelin de Saint Germain-en-Laye à partir de septembre 2023 et j’y travaille encore aujourd’hui. Je tiens à préciser que je n’ai rien à reprocher au lycée J.B. Poquelin, où j’ai été bien accueilli, et où le travail avec les collègues et les élèves se passe globalement bien.
Comment appréhendez-vous le retour dans votre établissement ? Quand aura-t-il lieu ?
J’ai exprimé lors de l’audience au T.A. de Versailles du 16 décembre 2024 mon désir de terminer proprement l’année scolaire avec mes élèves actuels du lycée Jean-Baptiste Poquelin avant d’être réintégré et ce vœu a été visiblement entendu puisque le jugement du 9 janvier 2025 ordonne au Rectorat de me réintégrer dans les 6 mois, ce qui place le délai de réintégration précisément à la fin de l’année scolaire en cours. Je pense donc réintégrer le lycée Joliot-Curie à l’issue de l’année scolaire, même si je n’ai pas eu de contact avec le Rectorat pour discuter de la façon dont ils comptent opérer. Une création de poste doit être demandée par le lycée Joliot-Curie au Rectorat afin de permettre mon retour sans obliger qui que ce soit de l’équipe actuelle à me laisser sa place. Je suis impatient de retrouver ce lycée de Nanterre dans lequel j’ai noué des relations fortes avec une grande partie du personnel. C’est dans cet établissement que je suis vraiment devenu enseignant à part entière, après deux années de stage difficiles, que je suis devenu syndicaliste, c’est lui qui a fait de moi la personne que je suis aujourd’hui, et je considère que mon histoire n’est pas encore terminée avec lui.
Qu’entendez-vous par « être devenu enseignant à part entière » ?
Mes deux années de stage ont été très difficiles. J’en suis sorti peu confiant : à ce stade, je ne savais pas si j’étais fait pour ce métier, si je pouvais l’aimer, si j’avais vraiment quelque chose à apporter aux élèves. Et il s’est passé quelque chose, dès les premières semaines que j’ai passées au lycée Joliot-Curie, une relation de confiance s’est construite avec mes élèves, avec mes collègues, je m’y suis senti à ma place, j’ai pu m’épanouir, prendre confiance en moi. Ce lycée m’a rendu meilleur, en tant qu’enseignant, en tant que personne (les deux sont liés). C’est là que j’ai vraiment appris à aimer mon métier, c’est là que j’ai pris conscience que j’avais quelque chose à y apporter. C’est cela que je veux dire quand je dis que j’y suis devenu enseignant à part entière.
Propos recueillis par Djéhanne Gani