« La grande réforme de l’éducation risque à nouveau d’attendre, d’autant plus que la proximité des élections présidentielles et législatives fait que pour ne pas perdre de voix, il ne faut rien changer » écrit Pierre Frackowiak dans cette tribune. L’inspecteur de l’Education Nationale Honoraire regrette l’absence d’actes malgré les discours. Il identifie trois dangers, celui de ne pas changer les pratiques pédagogiques, de minimiser le rôle de l’école dans la société et de ne pas interroger ses finalités. Pour lui, « manque (notamment) la prise de conscience que pour faire l’école du futur, il faut faire du neuf et avoir du courage ».
Les ministres se succèdent, sans laisser de traces depuis Lionel Jospin et sa loi de 1989 (L’élève au centre du système éducatif), malgré quelques tentatives de changement réel avec Vincent Peillon qui a été vite effacé du paysage politique. Aucun n’a pu ou n’a su engager la réforme profonde que nous étions en droit d’attendre pour inscrire l’école dans la perspective du 21ème siècle, dans le cadre de l’évolution de la société dans tous les domaines, avec une vision humaniste, démocratique, populaire, progressiste. Au fond, le conservatisme triomphe toujours, avec la complicité objective des syndicats, mouvements pédagogiques, mouvements d’éducation populaire. Les uns ne jurent que par l’augmentation des moyens sans contrepartie. Les autres poursuivent leurs activités traditionnelles sans rien déranger. Les grands enjeux surgissent parfois dans les discours mais ne sont jamais traduits en actes.
Dès qu’un problème surgit, on invente un dispositif, on donne des instructions toujours descendantes, on renforce l’évaluation en focalisant sur les résultats apparents et en évitant de remettre en cause les pratiques. Même si c’est toujours insuffisant, on cède un peu plus d’argent public, on apaise les tensions, on sauve les apparences, on communique. On ne touche rien du fond. La grande réforme de l’éducation risque à nouveau d’attendre, d’autant plus que la proximité des élections présidentielles et législatives fait que pour ne pas perdre de voix, il ne faut rien changer.
Trois dangers majeurs me paraissent toujours ignorés.
- le danger de l’insistance sur la question des moyens sans exigence de changement des pratiques.
Ma longue carrière d’inspecteur, après une dizaine d’années de pratique en classe, m’a permis d’observer les comportements réels des enseignants et d’analyser leur « pensée ». La revendication facile de moyens, de personnels spécialisés, de dispositifs d’aide a trop souvent contribué à déresponsabiliser les enseignants, à fuir la question de la transformation des pratiques, à rejeter des enfants en considérant que tel ou tel cas ne relève pas d’eux mais de spécialistes… qui parfois n’ont jamais fait l’école mais prétendent savoir, mieux que ceux qui la font. Des dispositifs souvent supprimés ou remplacés, au gré des changements de ministres. Ils ont souvent produit un gaspillage considérable de l’argent public. Il faudrait quand même dire et redire que si l’on passe de 30 à 20 élèves par classe, ce n’est pas pour faire de la même chose….
- le danger de minimiser le rôle de l’école dans la société, alors que les valeurs, le climat social, la vie collective, ne cessent de se détériorer, avec le développement de la violence, de l’irrespect, de l’individualisme, etc. A force de dire que l’école ne peut pas tout, on laisse croire aux hommes et aux femmes qu’elle ne peut rien.
J’ai souvent cité le livre passionnant de Philippe Meirieu et Marc Guiraud, L’école ou la guerre civile (Plon. 1997) avec ses pistes de travail pour permettre à tous les enfants d’acquérir une véritable culture commune et un réel sens civique. Pour que l’école se reconstruise contre la haine, pour la démocratie. Qui aura le courage de s’emparer de cet enjeu vital ?
- le danger de ne pas remettre assez fortement en cause les finalités, les objectifs généraux, pour l’ensemble du système éducatif, en rappelant l’exigence de base de changer les contenus, les programmes, alors que le développement du numérique réduit considérablement la place des contenus, les compétences prenant le pas sur les savoirs factuels.
Nous disposons pourtant d’ouvrages reconnus et publiés sous l’égide de l’UNESCO, qui ont toujours été salués et applaudis, mais n’ont jamais été réellement pris en considération dans le réel. On oublie vite ce qui dérange. Je pense à celui d’Edgar Morin : Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur (Seuil .2000) pour aider les hommes et les femmes à mieux affronter leur destin et à mieux comprendre notre planète et de Jacques Delors : L’éducation, un trésor est caché dedans (UNESCO 1999) pour concrétiser dans les classes ce slogan que tout le monde approuve mais que quasiment personne ne met en œuvre : apprendre à être, à connaître, à faire, à vivre ensemble, quatre piliers pour l’éducation du futur.
Les réalités explicitées par J-P- Delahaye, Inspecteur Général, ancien DGESCO, dans le café pédagogique du 10 décembre sont incontestables et leur persistance est dramatique, en particulier pour les « enfants de pauvres » dont il est un des meilleurs spécialistes aujourd’hui. Il écrit : « Quelle société préparons-nous si nous ne parvenons pas à faire vivre et à faire apprendre ensemble, au moins pendant le temps de la scolarité obligatoire de 3 à 16 ans, dans des établissements hétérogènes, toute la jeunesse de notre pays dans sa diversité ? Quelle démocratie peut fonctionner durablement quand les « élites », de droite comme de gauche, prétendent gouverner un peuple qu’elles n’ont jamais vu de près, y compris à l’école ? D’ailleurs combien sont-ils ceux qui nous gouvernent, hier ou aujourd’hui, à avoir fréquenté l’école publique ? »
Problème : on n’y parviendra pas si l’on manque de courage politique. On n’y parviendra pas si, au-delà de toutes les mesures qui s’ajouteront ou se substitueront à d’autres, s’accumulent dans une confusion incompréhensible, si l’on ne réussit pas à conditionner l’augmentation des moyens par une exigence de changement des pratiques, si les pratiques ne sont pas mises en adéquation avec les finalités avec une réflexion approfondie sur le rapport entre finalités et pratiques, si les programmes continuent à être en décalage avec les savoirs sociaux, les savoirs abordés par les médias, avec la vie en somme. L’administratisation, l’évaluationnite, la technocratisation tuent l’espérance.
Le système éducatif souffre de l’absence d’une vision prospective partagée de la société, bien en amont du travail quotidien. Manquent les débats indispensables entre acteurs et chercheurs. Manque la prise de conscience que pour faire l’école du futur, il faut faire du neuf et avoir du courage (titre de l’un de mes livres, préfacé par Philippe Meirieu) et qu’il faut toujours avoir en tête cette pensée de Coménius : « L’école devrait servir d’abord à fabriquer de l’humanité ».
Pierre Frackowiak