Où en est l’esprit Charlie 10 ans après l’attaque terroriste qui a décimé une partie de la rédaction du journal Charlie Hebdo ? « Fruits d’une longue tradition républicaine, les principes fondamentaux de la liberté d’expression continuent de faire l’objet d’une adhésion massive de l’opinion publique. En dépit des controverses et des menaces récurrentes, ces valeurs démocratiques sont fortement ancrées et l’attentat du 7 janvier 2015 semble même avoir contribué à leur affermissement » rapportent les auteurs d’une enquête publiée 10 ans après l’attaque terroriste contre la rédaction du journal Charlie Hebdo. Dix ans après l’attentat, la Fondation Jean-Jaurès a mené une enquête avec l’IFOP en partenariat avec Charlie Hebdo sur le rapport des Français avec le dessin de presse, les caricatures et le soutien à la liberté d’expression. Quels enseignements livre cette enquête ?
76% des Français pensent que « la liberté d’expression est un droit fondamental [et que] la liberté de caricature en fait partie »
Avec 3 Français sur 4 interrogés, c’est une majorité de plus en plus acquise à la liberté d’expression. En 2025, 76% des Français considèrent la liberté d’expression et de caricature comme un droit fondamental contre 58% en 2012, soit une hausse de 18 points. Pour les auteurs de l’enquête Jérémie Peltier, Julien Serignac et Mathilde Tchounikine, « l’assassinat de journalistes et dessinateurs a créé un choc collectif, modifiant considérablement l’attachement des citoyens français à la liberté d’expression et transformant la défense de ce droit fondamental en symbole de résistance face à l’obscurantisme et au terrorisme. »
Parmi les 24% des Français pour qui on ne peut pas dire et caricaturer n’importe quoi sous couvert de liberté d’expression (contre 35% en 2012), on retrouve les classes d’âge les plus jeunes, près d’1 sur 3 des 18 – 34 ans.
L’étude révèle un désengagement des jeunes générations envers la liberté d’expression : pour un peu plus de 30% des 18-34 ans, on ne peut pas dire et caricaturer n’importe quoi sous couvert de liberté d’expression (33% des 18-24 ans et 32% des 25-34 ans) soit 10 points d’écart par rapport aux autres classes d’âge. L’enquête souligne des « résistances générationnelles et religieuses » : « malgré la progression générale de l’attachement de l’opinion publique à la liberté d’expression, de caricature et de blasphème, certains pans de la population semblent cependant y être réfractaires » relèvent les auteurs de l’étude. Les personnes croyantes de confession protestante (33%) ou musulmane (55%) considèrent moins la liberté d’expression comme un droit fondamental.
Plus d’acceptation du droit au blasphème
La hausse du soutien à la liberté d’expression concerne également la religion. En 2006, selon l’étude, 1 Français sur 3 considérait par exemple « comme une bonne chose le fait de pouvoir rire du christianisme, 29% le fait de rire du judaïsme et 28% le fait de rire de l’islam » contre 1 sur 2 en 2024 avec une hausse d’environ 20 points en moyenne (52% pour le christianisme, soit une hausse de 18 points, 50% pour l’islam (+22 points), et 49% pour le judaïsme (+20 points). En 2012, pour 47% des Français, le journal Charlie Hebdo n’aurait pas dû publier les caricatures de Mahomet contre 24% en 2020.
En 2025, 62% des Français se déclarent favorables à la loi de 1881 sur la liberté de la presse au droit de critiquer de manière outrageante une croyance, un symbole ou un dogme religieux, soit une hausse significative de 12 points en cinq ans, contre 38% qui n’y sont pas favorables. Parmi celles et ceux qui s’y opposent, la part est plus importante chez les non-diplômés, il s’agit pour 39% des personnes interrogées au niveau bac et 52% niveau BEPC (contre 28% niveau d’étude de 2è ou 3e cycle ou 25% avec un niveau d’étude de 1er degré). La classe d’âge la plus importante parmi ces 38% est la plus jeune des 18-34 ans, avec 44% (et 43 % pour pour les plus de 65 ans, contre 33% chez les 35-49 ans).
62% des Français considèrent qu’aujourd’hui en France, on ne peut pas rire de tout, comme en 2015. Parmi eux, l’étude révèle aussi la prudence, pour 31% des sondés, les humoristes doivent éviter de rire de tout à cause des conséquences que cela peut avoir (contre 27% en 2015). Parmi eux, 37% des personnes qui ont le niveau bac, contre 24% pour des personnes au niveau d’étude de 2e et 3e cycle.
Moins de mobilisation face aux attaques, surtout chez les plus jeunes
Aujourd’hui, moins de la moitié des Français (44%) participeraient aux marches républicaines « Je suis Charlie », soit une baisse de 9 points depuis 2020. C’est parmi les plus jeunes que le décrochage est le plus fort : un peu plus d’1 sur 2 des moins de 35 ans participerait aujourd’hui à la minute de silence (56% contre 73% des 35-64 ans et 80% des plus de 65 ans), et près 1 sur 3 participerait aux marches républicaines (33%contre respectivement 52% et 42%).
Mais un attachement et une lecture régulière des dessins de presse et de Charlie Hebdo
Près de sept Français sur dix (69%) déclarent apprécier la lecture des dessins de presse et regretteraient son absence si demain il n’y en avait plus (65%).
Pour l’étude, « il est intéressant de noter que, sur l’ensemble de ces sujets, les sympathisants d’extrême droite semblent les moins attachés au dessin de presse, nous rappelant, s’il le fallait, le combat permanent depuis sa création de Charlie Hebdo contre cette famille politique : 55% seulement des sympathisants d’extrême droite disent avoir déjà lu ou vu des dessins de presse au cours de leur vie (contre 72% des Français en moyenne) »
L’enquête montre que la liberté d’expression est ancrée dans la société mais elle révèle un décrochage des plus jeunes sur le droit au blasphème ou la liberté d’expression sur des sujets en lien avec les minorités. Comme le demandent les auteurs de l’enquête : « 2015-2025 : une victoire posthume pour Charlie (mais pour combien de temps ?) »
Djéhanne Gani