Qui se souvient aujourd’hui d’Ernest Cole (1940-1990), premier photographe sud-africain à avoir documenté l’apartheid et la domination raciale en vigueur sur sa terre natale ? A 27 ans, il publie House of Bondage [‘La Maison de servitude’], ce qui lui vaut le bannissement et le contraint à partir aux Etats-Unis. Condamné à un exil sans retour, auteur d’une œuvre immense et longtemps ignorée, l’artiste meurt dans le plus grand dénuement à New-York en 1990. Fidèle à la démarche documentaire croisant subtilement la vie intime et la création chez James Baldwin ( I am not your negro, 2017), Raoul Peck, également scénariste ici, mêle avec pertinence témoignages, textes et photographies d’Ernest Cole. L’histoire bouleversante prend la forme d’un récit autobiographique à la première personne, exposant en pleine lumière le regard singulier d’un homme en colère (et en détresse) photographiant l’apartheid puis la ségrégation raciale aux Etats-Unis. « Ernest Cole, photographe » de Raoul Peck ne s’en tient pas là. Hommage fraternel et affectueux, geste politique et reconstruction de la mémoire enfouie, le documentaire nous réserve une belle surprise : la découverte en 2017 dans le coffre d’une banque suédoise de 60 000 clichés ‘américains’ dévoilés pour la première fois.
Ernest Cole et Raoul Peck, écarts temporels, concordances intimes et politiques
Le documentaire ne se contente pas de nous donner accès à l’ampleur inimaginable (et inestimable) du travail photographique d’Ernest Cole. Il en éclaire la trajectoire personnelle et intime qui en constitue le soubassement. Expérience précoce de la pauvreté et des monstruosités du régime raciste de l’apartheid puis expérience douloureuse de l’exil, une expérience qui irrigue aussi le travail cinématographique, dans la fiction ou le documentaire, de Raoul Peck d’origine haïtienne ; pour Cole, dans le premier pays qui l’accueille, les Etats-Unis, l’épreuve du bannissement est amère.
A lui qui se rêve en Cartier-Bresson (son premier sujet d’admiration), la Fondation Ford commande une étude sur la famille noire dans le Sud rural et le ghetto urbain, étude qui n’aboutira jamais. On ne lui demande pas d’être un photographe mais un photographe noir.
En dépit de voyages en Europe (Angleterre, Suède notamment) et d’expositions dans les années 70, il retourne et séjourne aux Etats-Unis jusqu’à la fin de ses jours.
L’agencement des photographies choisies par Raoul Peck font saillir des thèmes et des sujets récurrents. Emergent alors la souffrance de la solitude, son rêve d’amour et de couple, sa colère contre la pauvreté, le racisme et le séparatisme social sévissant aussi en Amérique, en particulier dans le Sud. Nous saisissons peu à peu l’impossibilité pour Cole de fuir la malédiction associée à l’apartheid.
Par les textes laissés par Cole, par les quelques témoignages de ceux qui l’ont côtoyé, apprécié voire aimé, transparaissent le dépérissement de l’acte de photographier, le dénuement moral et matériel d’un être brisé et d’une entreprise artistique étouffée par les circonstances et un contexte politique hostile en profondeur à des formes d’émancipation contraires à ‘l’ordre établi’.
Reconnaissance tardive de Cole, redécouverte d’un travail photographique inestimable
Bouleversante coïncidence, soulignée par les images retenues par le cinéaste : la fin misérable d’Ernest Cole sans domicile fixe à New-York en 1990 se produit quasiment en même temps que la fin proclamée de l’apartheid et la libération de Nelson Mandela.
Il n’empêche. La mère de Cole assiste à ses derniers instants. Le corps de son fils ne pouvant être rapatrié, l’incinération est obligatoire. C’est une petite urne qu’elle ramène au pays.
Enfin, Raoul Peck nous fait assister avec la famille d’Ernest Cole à l’enquête les conduisant à interroger les autorités sur les raisons pour lesquelles des documents et photographies (60 000 !) se sont retrouvés dans le coffre d’une banque en Suède. Soupçons, craintes d’élimination. Restitution officiellement filmée. Lutte de la famille pour avoir la certitude d’avoir tout récupéré. Jusqu’au retour enfin de l’œuvre photographique de Cole à la maison et son exposition au musée de Pretoria.
Aussi Ernest Cole, photographe de Raoul Peck n’est-il pas seulement un hommage vibrant au grand talent d’un photographe au regard aigu et à la sensibilité extrême. Le documentaire foisonnant de sources nouvelles et de clichés souvent inédits met en évidence l’impact de ces images, leur poids historique, leurs résonances contemporaines.
Raoul Peck trouve ici une façon magnifique (et pédagogique) de faire comprendre aux nouvelles générations le pouvoir destructeur du racisme et de l’exil. Et la nécessité d’en combattre le poison mortel pour notre humanité.
Samra Bonvoisin
« Ernest Cole, photographe », film de Raoul Peck-sortie le 25 décembre 2024- Œil d’Or, Sélection officielle, Cannes 2024
« Ernest Cole, photographe » : autobiographie photographique et témoignage pour l’histoire ; ouvrage grand format regroupant de nombreuses photographies d’Ernest Cole ; livre conçu par Raoul Peck ; 240 p. Editions Stock, 2024
Le film (confiné) de la semaine : « Je ne suis pas votre nègre » de Raoul Peck
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