Sociologue, professeur en sciences de l’Education à Paris 8, Patrick Rayou s’intéresse à la fois à la professionnalisation des enseignants et aux inégalités devant les apprentissages. Il publie un important ouvrage, L’autonomie des élèves, injonctions, pratiques, inégalités, qui sonne comme une synthèse de son travail universitaire, construit en collaboration avec de nombreuses rencontres avec différents champs de recherches et d’enquêtes de terrain. Sa lecture sera utile aux formateurs, aux cadres et aux enseignants.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à « l’autonomie des élèves » ?
C’est le décalage entre les appels récurrents à inscrire dans l’éducation la devise des Lumières « Ose penser par toi-même !» et ce que l’école est capable d’en faire. Les années 1990 ont été un moment fort de l’affirmation des droits de l’enfant, de sa mise au centre du système éducatif, de son implication dans ses apprentissages. Force est cependant de constater que, pour paraphraser Orwell, tous sont autonomes, mais certains plus que d’autres. On peut le mesurer à la déception souvent manifestée par chaque degré d’enseignement : « Mais pourquoi nous envoyez-vous des élèves aussi peu autonomes ? ». Ce constat et cette plainte ne valent cependant pas explication et j’ai voulu, à partir d’un ensemble de recherches, faire un point sur les raisons qui font que nous avons du mal à aider tous les élèves à conduire leurs apprentissages et, par voie de conséquence, leurs projets de vie et leurs vies de citoyens.
Votre ouvrage porte le sous-titre « injonctions, pratiques, inégalités ». Ces termes résument votre compréhension, votre analyse du concept d’autonomie ?
Ils sont un peu les trois moments du drame… L’école d’aujourd’hui se veut un lieu d’émancipation et insiste pour cela sur l’idéal d’autonomie que je viens d’évoquer, mais quand on regarde les pratiques, on comprend assez vite qu’il y a loin du formel au réel. On pourrait penser que le concept d’autonomie est clair, mais que ses mises en œuvre sont défaillantes. Or il me semble qu’on ne discerne souvent pas bien, les élèves les plus éloignés des codes scolaires en particulier, ce qui relève d’une autonomie fonctionnelle (se débrouiller dans la vie, pour le dire vite) et ce qui participe de l’autonomie intellectuelle prônée et développée par l’école.
Dans ce deuxième sens, être autonome n’est pas avant tout le fait de savoir faire seul, mais de savoir de qui et de quoi on a besoin pour savoir faire seul. Or les élèves les plus socialement défavorisés n’imaginent même pas qu’ils peuvent demander, voire imaginent que ce serait déroger à une certaine éthique de dignité s’ils le faisaient. D’autres, à l’inverse, n’hésitent pas à solliciter les enseignants qu’ils identifient comme des ressources pour leur propre développement. De nombreuses inégalités ressortent de cette incompréhension et non seulement elles, mais un sentiment d’injustice chez ceux qui pensent avoir joué correctement le jeu, mais ont confondu indépendance et autonomie.
Dans l’ouvrage, vous vous appuyez sur l’analyse de nombreuses situations de classe, de la maternelle à l’enseignement supérieur, et plus largement de moments charnières dans le parcours des élèves. En vous appuyant sur l’une ou d’autre qui vous aurait particulièrement marqué, que révèlent-elles des malentendus socioscolaires portant sur l’autonomie ? C’est-à-dire les décalages entre les attentes de l’école, les dispositions des élèves et les représentations des familles sur l’autonomie dans l’espace scolaire ?
Ces malentendus viennent de ce qu’on croit souvent, à tort, que logiques sociales et logiques scolaires sont dans le prolongement les unes des autres. Cela ne vaut que pour une minorité d’élèves. Beaucoup d’autres sont porteurs d’arrière-plans qui ne sont pas à prendre comme des manques qu’il faudrait combler, mais comme des organisations différentes de l’expérience et de la pensée. Penser par soi-même, c’est bien évidemment s’engager comme sujet, mais en utilisant ce que toute la culture de l’humanité met à notre disposition pour le faire et dans le dialogue avec d’autres.
Il y a en effet de nombreux exemples de tels malentendus dans le livre, je m’arrêterai sur l’un d’eux, relatif à l’utilisation de fiches données aux élèves et supposées les aider dans ce moment où ils doivent, par excellence, être autonomes, celui des devoirs du soir. Donner à une élève une fiche d’exercice supposée assurer le passage entre la classe et l’aide aux devoirs semble un dispositif très pertinent, à condition que l’adulte en charge de la séance s’aperçoive de ce que les représentations qu’a telle jeune-fille de la reproduction humaine n’obscurcissent pas ce qu’elle doit savoir et comprendre de la multiplication des êtres unicellulaires. De même, dans une autre aide aux devoirs, la distribution d’une fiche portant des conseils méthodologiques sur la façon de travailler en autonomie peut se heurter, sans que ses concepteurs l’aient anticipé, à l’incapacité de certains élèves de comprendre cette fiche elle-même, ce qui rajoute à leurs difficultés au lieu de les alléger. Ces pratiques, bien que généreuses, ont pour présupposé que l’autonomie se précède elle-même, alors qu’il s’agit précisément d’aider les élèves à la construire par des cadrages appropriés.
Dans une des recherches à laquelle j’ai participé, nous voyons des parents d’élèves de milieux populaires, autorisés à assister à un cours de leurs enfants, faire état de leurs conceptions de l’apprentissage, dont il y a de bonnes raisons de penser qu’elles imprègnent celles des jeunes. C’est le cas d’une maman qui, voyant la fiche distribuée par un enseignant d’EPS, où il donne à ses élèves les éléments d’une chorégraphie qu’ils doivent improviser, est convaincue que c’est, pour lui, un moyen de les contrôler à distance et l’en félicite. On ne peut déléguer à des dispositifs l’étayage de l’autonomie sans se soucier de la façon dont ils vont être de fait mobilisés par ceux qui sont supposés en bénéficier.
Finalement, les références scientifiques que vous mobilisez se partagent principalement entre philosophie, sociologie, didactique et psychologie. Qu’est-ce que cela vous a demandé de croiser ces disciplines de recherche, leurs apports conceptuels, leurs méthodologies, mais aussi leurs praticiens et praticiennes (collègues enseignants-chercheurs) tout au long de votre carrière ?
La forme de synthèse de l’ouvrage peut laisser penser que j’ai tissé seul tous ces fils. Il n’en est rien. Mettant peut-être moi-même en pratique ce que je dis de l’autonomie, j’ai trouvé dans des partenaires de recherche, issus du même champ scientifique ou d’autres, des appuis, voire des provocations à la recherche. Certes, il a fallu que je m’approprie en partie leurs concepts et leurs manières de faire, mais leur présence réelle est indispensable car personne ne peut incarner à lui seul la richesse qui est celle des sciences de l’éducation.
Le réseau Reseida[1]a été et continue d’être pour moi un appui essentiel, car il croise, sur les questions d’inégalités d’apprentissage, des regards complémentaires qui aident à comprendre toujours plus et plus finement de quoi il est question et ce que nous pourrions faire. Cela m’a donc plutôt apporté que demandé ! Sur la question des devoirs, par exemple, ce sont les travaux d’une didacticienne, Christine Félix, qui ont attiré mon attention sur l’hétérogénéité des milieux de travail des élèves entre la classe et la maison. Mon tropisme sociologique m’a incité à nourrir cette disparité didactique d’analyses liées aux rapports entre familles et école et, je l’espère, aidé à mieux comprendre ce qui se joue dans ce moment de travail externalisé qui requiert, plus que d’autres, de l’autonomie. Cela a suscité des travaux comme ceux de Séverine Kakpo, qui ont pu mettre en évidence les réquisits d’une lecture automne à la maison. Beaucoup de disciplines contribuent aux sciences de l’éducation et cela suppose des collaborations. Je tente ainsi de m’inscrire aujourd’hui dans une approche sociodidactique des apprentissages, comme avec Cédric Naudet pour la géographie ou Marie-Sylvie Claude pour la lecture littéraire, car on ne peut se contenter de parler des enjeux globaux des savoirs sans se demander en quoi et comment tel ou tel contribue ou non à faire des élèves plus autonomes.
Cet ouvrage, découpé en une dizaine de chapitres thématiques assez courts, ne s’adresse pas qu’à la communauté scientifique. Vous avez aussi formé des enseignant.es débutant.es en IUFM et en ESPE (les ancêtres des Inspé), participé à des recherches collaboratives, travaillé avec des parents d’élèves dans des réseaux d’éducation prioritaire. Ce qui m’amène à une dernière question : à quelles conditions est-il raisonnable de penser que « la » recherche peut « améliorer » les pratiques professionnelles en éducation ?
C’est bien en effet un objectif de ces travaux, mais lointain, car nos recherches ne sont pas faites pour dénouer telle ou telle difficulté d’enseignement ou d’apprentissage particulière et, si elles en étaient capables, les acteurs qu’elles visent pourraient très légitimement dire qu’ils ne se sentent pas concernés par des savoirs « parachutés ». Nos résultats ne peuvent se diffuser, à la manière d’une tache d’huile, de concepteurs à exécutants. Les recherches qui font augmenter le savoir ne servent pas ipso facto à alimenter les pratiques. Comme le montre Jean-Louis Martinand, nous ne sommes pas comme des théoriciens face à des praticiens, mais comme des praticiens de recherche qui peuvent collaborer avec d’autres praticiens, les enseignants, en reproblématisant leurs travaux pour les aider à résoudre les questions qui se posent à eux dans leur pratique.
C’est ce que visent les recherches collaboratives qui se développent, notamment dans les LéA[2]. Mais cette responsabilité relève aussi des institutions, qui ont à entendre ce que les recherches en éducation, toutes les recherches en éducation, peuvent apporter en la matière. La formation des enseignants pourrait en tenir davantage compte, non pour produire des chercheurs professionnels, mais des praticiens animés par un esprit de recherche suscité par la formation tant initiale que continue. Former des élèves à l’autonomie requiert des enseignants eux-mêmes autonomes. Ils ont besoin pour cela, comme tout être humain, de supports. La recherche, ou plutôt les recherches, leur connaissance, leur pratique en font, pour moi, bien évidemment partie.
Propos recueillis par Patrick Picard
[1] Recherches sur la Socialisation, l’Enseignement, les Inégalités et les Différenciations dans les Apprentissages
[2] Lieux d’éducation associés à l’Institut français de l’éducation
L’Autonomie des élèves Injonctions, pratiques, inégalités / Presses universitaires de Lyon 24/10/2024 ISBN : 978-2-7297-1437-6
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