« Il faut proposer une perspective crédible et montrer en actes que l’action constituera un évènement. Et donc prévoir des suites à l’action du 5 décembre 2024, pour enclencher une dynamique de lutte » déclare Laurent Frajerman, professeur d’histoire et chercheur associé au Cerlis (Université Paris Cité). A la veille de la mobilisation du 5 décembre, il évoque la grève et affirme : « Actuellement, la grève est plus un moyen d’expression qu’un outil vécu comme capable de gagner. Ce qui crée un cercle vicieux : comment démontrer le contraire si les agents ne jettent pas toutes leurs forces dans la bataille ? »
Presque tous les syndicats de la fonction publique appellent à une grève le 5 décembre 2024. L’enjeu sera de réussir une grève majoritaire et d’enclencher une dynamique. Si la culture gréviste n’a pas disparu de la fonction publique, principalement portée par les enseignants, elle se heurte à plusieurs contradictions, d’autant plus vives que les gouvernements sont arcboutés sur leur politique. Il faut donc instaurer un rapport de force nettement plus élevé.
Préparer la grève
Une intense mobilisation militante s’avère nécessaire pour que les syndicats réussissent leur pari. Il leur faut :
- convaincre, par exemple en expliquant que les fonctionnaires ne sont pas responsables du déficit et des baisses d’impôts pour les riches ;
- populariser la date, en faire un évènement. Le 5 décembre 2019 était connu de tous, car il avait fait l’objet d’une puissante couverture médiatique. Ce ne sera pas le cas cette fois-ci, puisque la SNCF se mobilise la semaine suivante. Les OS de la Fonction Publique ont voulu ne pas invisibiliser leur combat, mais en même temps cela prouve que les convergences interprofessionnelles ne sont pas aisées à construire ;
- prouver aux agents que la grève sera utile. Trois vagues de grève n’ont pu empêcher des reculs sociaux sur les retraites (même si celle de 2019-2020 a été temporairement victorieuse et a évité aux enseignants une catastrophe sociale avec la retraite à points). Les échecs ont nourri une forme de résignation, de défaitisme qui est le principal obstacle à la conflictualité.
Un répertoire d’action bloqué entre deux impasses
Le mouvement syndical oscille entre deux formes d’action qui ne marchent pas, ou plus.
Dans la fonction publique, doté d’un pouvoir de nuisance peu évident, il privilégie la journée d’action. Les journées d’action étaient des démonstrations de force qui attestaient du lien de la base aux directions syndicales en train de négocier. Ce système, vestige d’une époque où le dialogue social existait, est devenu peu opérant. L’objectif était aussi d’interpeller l’opinion. Ce qui impliquait de choisir des thèmes consensuels. Or, celle-ci, salariés du privé compris, approuve les mesures d’austérité pour les fonctionnaires. Certes, cette grève permettra aux syndicalistes d’argumenter dans les médias, mais compter sur le soutien de l’opinion paraît risqué.
L’opposé ne marche pas plus dans la fonction publique : la grève reconductible est un mythe qui mène systématiquement dans un mur. Le gouvernement réalise des économies salariales, ainsi lors du très puissant mouvement de 2003, les enseignants ont offert à leur adversaire 230 millions €. Elle représente tout de même un coût pour l’ensemble de la société, perturbant le travail des parents, ce qui confère un rôle stratégique aux professeurs des écoles. Si l’ensemble des services publics était à l’arrêt sur la durée, cela aurait un impact évident, mais moindre que dans les entreprises privées, pour lesquelles la continuité de l’action joue un rôle : plus le temps d’arrêt de l’activité est long, plus l’entreprise est désorganisée et ses stocks insuffisants, plus elle perd de l’argent et avantage la concurrence.
La grève reconductible permettrait tout de même d’entrainer les fonctionnaires dans une dynamique de lutte, avec son cortège d’assemblées générales et d’actions spectaculaires. Elle apparaît à beaucoup de militants, comme l’archétype de la grève. C’est pourquoi ils tentent de l’importer dans la fonction publique, par exemple en proposant de poursuivre la grève le 6 décembre 2019, mais le résultat fut tellement faible que l’Etat ne l’a pas comptabilisé. La chute de la participation enseignante pour les grèves hebdomadaires suivantes montre que même ce système est en difficulté. Il faut dire que nombre de grévistes anticipent la défaite et calculent de combien de jours sans salaire ils estiment pouvoir se passer.
Mobiliser les grévistes occasionnels : l’exemple des enseignants
Les enseignants constituent l’un des moteurs des luttes sociales en France, bien au-delà de leur poids dans la population active. En 2022, ils représentent 85 % des jours de grève de la Fonction Publique d’Etat pour 53 % des effectifs.
Le questionnaire représentatif Militens montre que la grève a déjà été pratiquée par au moins 83 % des enseignants. L’essentiel de la conflictualité provient d’un groupe de grévistes fréquents (19 % de la profession) épaulé de temps en temps par des grévistes réguliers (17 %) et rejoint dans les grands moments par les grévistes occasionnels (26 %). En revanche, 38 % % des enseignants ne participent à des mouvements qu’exceptionnellement, voire jamais. Ceux-ci sont beaucoup plus souvent de droite et socialisés dans des milieux étrangers à ce type de protestation (scolarité dans l’enseignement privé, famille de commerçants ou de cadres du privé, etc.). La réussite du 5 décembre 2019 provenait du cumul des grévistes fréquents, réguliers et occasionnels, ce qui n’est pas évident : en 2013-2014, moins de la moitié des professeurs des écoles (PE) opposés à la réforme des rythmes scolaires a participé à des actions dures contre elle.
Proposer une perspective de lutte. Entre volontarisme et réalisme
Réussir une grève majoritaire suppose de convaincre les grévistes occasionnels. Or, comment éviter d’effrayer les agents les plus modérés tout en garantissant aux plus combatifs que l’action sera assez dure pour avoir une chance de gagner ? Le problème est particulièrement ardu dans la Fonction publique hors enseignants, dont la culture est de moins en moins conflictuelle. Il n’existe ni solution simple, ni formule miracle que les syndicats refuseraient de traiter.
D’autant que l’unité syndicale reste fragile. Les syndicats les plus combatifs lancent des journées d’action comme des bouteilles à la mer, plusieurs fois par an (pour les plus radicaux presque tous les mois). Au risque d’obtenir un écho très faible et de tirer leurs cartouches avant un affrontement plus important. Les plus modérés ne proposent aucune forme alternative. FO a repris son habitude du cavalier seul.
Malheureusement, les grévistes occasionnels sont peu sensibles à l’unité syndicale, contrairement aux grévistes réguliers ou fréquents. Elle leur sert de boussole pour choisir la grève importante, car très rares sont ceux acceptant de perdre plusieurs journées de salaire par an, surtout quand ils sont une poignée dans leur établissement. Paradoxalement, la journée d’action à l’échec programmé aboutit à une individualisation de la lutte, soit l’effet inverse du sens profond de la grève : un moment collectif, qui renforce la cohésion du groupe.
Les syndicats sont donc confrontés à l’impératif d’innover. Certains tentent de tester le niveau de mobilisation envisageable. En 2016, la FSU-SNUipp désirait boycotter les Activités pédagogiques complémentaires, action risquée si les professeurs des écoles sont isolés. Elle a recueilli sur un site internet leur engagement personnel à y participer. Au bout de 35 000 engagements, elle a lancé officiellement cette campagne, qui a été un succès.
Actuellement, la grève est plus un moyen d’expression qu’un outil vécu comme capable de gagner. Ce qui crée un cercle vicieux : comment démontrer le contraire si les agents ne jettent pas toutes leurs forces dans la bataille ? Bref, il faut proposer une perspective crédible et montrer en actes que l’action constituera un évènement. Et donc prévoir des suites à l’action du 5 décembre 2024, pour enclencher une dynamique de lutte. Le communiqué intersyndical parle de « première » journée, les OS se reverront à son issue. Mais, les syndicats les plus modérés ne poursuivront l’action que s’ils ont la garantie qu’elle sera très suivie. Ce qui est compréhensible mais ne créée pas toutes les conditions pour qu’elle le soit. Autre cercle vicieux….
Laurent Frajerman