Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la géométrie ?
J’ai rencontré la didactique des mathématiques un peu par hasard sur les bancs de la fac de mathématiques, grâce à l’IREM de Lyon et à des enseignants-chercheurs mathématiciens et didacticiens, investis dans des questions d’enseignement. Je pense par exemple à Claude Tisseron, mon directeur de thèse, et à Viviane Durand-Guerrier. Dès ma thèse je me suis intéressée à des questions d’apprentissage et d’enseignement de la géométrie, et je n’ai cessé depuis. La recherche est une aventure collective et humaine, et je dois beaucoup à mes rencontres et collaborations, tout au long de mon parcours, à Lyon puis à Lille, au sein d’un groupe animé par Raymond Duval, Marie-Jeanne Perrin-Glorian et Marc Godin, mais aussi au sein d’autres collectifs de chercheurs et d’enseignants, par exemple à l’IREM de Clermont-Ferrand. Le mouvement de recherche dans lequel je m’inscris développe depuis une vingtaine d’années une approche renouvelée de l’enseignement de la géométrie dans la scolarité obligatoire, de 6 à 15 ans.
Dans ce domaine, qu’est-ce qui est difficile pour les enfants, ou pour les enseignants ?
La géométrie, c’est souvent le parent pauvre de l’enseignement des mathématiques à l’école, par le temps qu’on lui accorde dans les classes ou dans la formation des enseignants. On ne sait pas toujours bien cerner les enjeux et objectifs de l’enseignement de ce domaine des mathématiques. Faute de mieux, la géométrie à l’école est souvent réduite au lieu des tracés précis aux instruments, et à l’apprentissage d’un « vocabulaire ». Les enseignants me disent souvent avoir du mal à saisir l’intérêt de ce travail, au-delà d’un exercice de motricité fine. Ils disent aussi être confrontés à des difficultés d’élèves à voir ce qu’il faut voir dans les figures en géométrie par exemple, ou à saisir de quoi on parle, mais ne pas savoir comment les aider.
Une seconde difficulté importante de l’enseignement de la géométrie, c’est la rupture entre la géométrie de l’école, centrée sur des tracés aux instruments, et celle du collège qui bascule vers une géométrie déductive, avec des formes d’exigences langagières, un rapport aux dessins très différents, des démonstrations à faire, etc. Une origine de ces difficultés est la grande proximité apparente entre les pratiques mathématiques attendues, et les différences profondes qui les séparent. Un triangle du collège ressemble formellement à un triangle de l’école, mais on n’a plus le droit de le traiter de la même façon, parce qu’on ne fait plus du tout le même type de raisonnement avec. Passer d’une géométrie à une autre est une vraie difficulté, à la fois pour les élèves et les enseignants.
On le voit, ces difficultés d’élèves et d’enseignants soulèvent des questions fondamentales sur les enjeux de l’enseignement de la géométrie à l’école et sur la manière dont elle peut poser de premières bases pour la géométrie du collège.
Par rapport à ces difficultés, quel regard portent et proposent vos recherches en didactique sur l’enseignement de la géométrie à l’école ?
Les recherches que je mène, au sein de collectifs, ont permis de mettre en évidence quelques points qui fondent notre approche de l’enseignement et l’apprentissage de la géométrie à l’école.
Apprendre à voir géométriquement
D’abord, faire de la géométrie repose sur une manière très spécifique de regarder et analyser les dessins. Dans la vie quotidienne, on est entouré de formes, que l’on perçoit de manière spontanée, de manière globale : je reconnais l’allure générale des formes. Pour voir dans une figure des objets et relations géométriques, il faut être capable de la décortiquer en sous-unités de dimension 1 (des bords, des lignes) ou de dimension 0 (des points) et voir que la figure est construite sur un réseau de points, de segments, de droites, de lignes reliés par des relations géométriques (égalité de longueurs, alignement, perpendicularité, parallélisme…). Cela nécessite de développer une manière très spécifique de voir les figures. Voir géométriquement les figures n’est pas inné, ça s’apprend. Comprendre cela, c’est comprendre beaucoup des difficultés des élèves de l’école à voir dans les figures des objets et relations géométriques. Par ailleurs, cette manière de voir les figures est proche de celle nécessaire au collège pour faire des démonstrations sur des dessins. On sous-estime souvent le rôle central de la lecture de dessins dans les activités de preuve. Or, sans dessin pour illustrer un énoncé, comprendre des relations entre des sous-unités, faire des conjectures, pas de démonstration ! Mais quand et comment apprend-on aux élèves à voir et traiter géométriquement les figures ?
Un enjeu fondamental de la géométrie à l’école, c’est donc d’entrer dans une manière spécifique de « voir le monde », en construisant progressivement un rapport géométrique aux figures. On peut sur ce point trouver une certaine convergence avec les grandes visées de l’enseignement des sciences ou des arts visuels. Nous avons même parfois avec ces disciplines des objets de travail assez proches dans leurs formes, mais chaque discipline porte un regard spécifique sur le monde.
La finalité conceptuelle de l’utilisation des instruments en géométrie à l’école
Une deuxième idée fonde notre approche de l’enseignement de la géométrique : on peut s’appuyer sur la reproduction ou la construction de figures aux instruments pour apprendre aux élèves à voir géométriquement les figures et les amener à la rencontre de premiers concepts géométriques.
En fonction des instruments que l’on utilise, on ne porte pas le même regard sur les formes et les figures. Reproduire un assemblage avec des gabarits, comme un puzzle, amène à reconnaître l’allure générale de formes. Si l’on utilise ses gabarits comme instruments de tracé, on s’intéresse alors à des contours, bords des formes. Avec une règle graduée, on trace des lignes, et on peut mesurer la longueur de segments. Si l’on n’a plus de règle graduée, on doit parfois tracer des lignes sont on ne sait pas où elle s’arrête et des points intersections de lignes.
Passer de l’utilisation de gabarits à celle d’instruments de géométrie nécessite de déconstruire progressivement les figures. On peut donc imaginer faire évoluer progressivement les instruments à disposition des élèves pour reproduire ou construire, pour faire évoluer le regard qu’ils portent sur les figures. Plus encore, l’usage géométrique de ces instruments repose sur des règles étroitement liées à la caractérisation des objets et relations géométriques. Par exemple, pour placer le compas je trace une ligne située toujours à la même distance d’un point, pour placer la règle en géométrie, il me faut deux points ou un segment déjà tracé, etc. Les concepts de la géométrie peuvent donc émerger dans l’action, à travers l’usage d’instruments, dans des problèmes de reproduction ou de construction de figures. Plus que la précision de tracés, ici réside sans doute l’enjeu principal de l’utilisation d’instruments en classe de géométrie.
De l’action, aux instruments, au langage
Enfin, évidemment, amener sur le chemin de la discipline et construire des connaissances géométriques en appui sur l’usage d’instruments implique des enjeux langagiers importants : faire, c’est nécessaire, mais encore faut-il que les situations scolaires permettent d’expliciter, de formuler, d’identifier les connaissances géométriques mobilisées. Le travail dans et sur le langage représente également un chantier de taille de l’enseignement de la géométrie à l’école, et il dépasse de loin des questions de vocabulaire…
Une première étape est d’arriver à formuler ce que l’on fait avec les instruments. Par exemple, « pour tracer un cercle avec un compas, j’ai mis la pointe sur un point et la mine sur un autre point ». On va pouvoir ensuite dégager des caractéristiques des objets et relations géométriques en jeu à travers l’usage des instruments : « Le compas me permet de tracer un cercle parce que le cercle est une ligne située toujours à la même distance d’un certain point qui est le centre ». Dire ensuite « on trace un cercle de centre O et passant par le point A » nécessite ensuite d’avoir pris conscience des informations nécessaires et suffisantes pour caractériser un cercle. On voit donc à quel point ce travail autour de la construction d’un langage géométrique, en lien avec l’usage des instruments, est complexe, mais essentiel. Sans le travail langagier piloté par l’enseignant, pas d’abstraction possible. C’est le fait de parler les objets qui va les faire émerger.
La recherche en didactique permet de mettre en lumière ces enjeux de l’enseignement de la géométrie à l’école, et d’explorer des chemins possibles pour les enseigner.
Les chercheurs doivent-ils prescrire ce que doivent faire les enseignants ?
La recherche en didactique, telle que je la mène, est avant tout compréhensive : interroger les contenus mathématiques qu’on enseigne à l’école et explorer de possibles situations d’apprentissage.
Ce faisant, la recherche peut aider à mieux comprendre des difficultés d’élèves. En géométrie par exemple, on ne peut pas appréhender les difficultés des élèves sans avoir envisagé toutes ces spécificités de la géométrie autour de la « lecture de dessins ». Comme dans d’autres disciplines, on peut parfois être tenté d’apprendre du vocabulaire sur des concepts qui n’existent pas encore pour les élèves. Voir et concevoir les notions de segment, droite, point, c’est par exemple conceptuellement très complexe.
La recherche donne des outils pour mieux cerner ce que peuvent être les géométries enseignées à l’école. Par exemple, la géométrie de l’école est une géométrie de la construction. Comme la géométrie des constructeurs des Indes védiques mille ans avant notre ère, ou des artisans du Moyen Âge, elle se fonde sur un corpus de savoirs en prise directe avec l’usage d’instruments. Enseigner ce type de géométrie, c’est donc aussi permettre aux élèves d’aller à la rencontre de pratiques culturelles, historiquement situées. Développer une telle géométrie a aussi une utilité sociale, puisqu’on peut retrouver de telles pratiques dans le monde professionnel, l’artisanat, la construction, et d’autres pratiques mobilisant des connaissances utiles pour des usages concrets : tracer un cercle avec une ficelle et un piquet, reproduire des longueurs avec un compas, utiliser une corde à treize nœuds ou agrandir une figure… La géométrie du collège prend quant à elle pour modèle la géométrie euclidienne, fondée sur un projet tout autre : édifier un cadre théorique axiomatique. Les objets de cette géométrie ont été pensés en appui sur ceux de géométries de la construction, mais ses visées et ses fondements épistémologiques sont très différents. La recherche contribue à mieux comprendre ce que recouvrent ces géométries, les ruptures qui marquent le passage d’une géométrie à une autre, mais aussi leur articulation possible dans l’enseignement.
La recherche peut aussi permettre d’identifier des situations susceptibles de rendre nécessaires des connaissances et concepts mathématiques, et donc de favoriser leurs enseignements et apprentissages. En géométrie par exemple, on a beaucoup travaillé ces dernières années sur la déclinaison d’activités de reproduction de figures aux instruments et étudié la manière dont ces activités peuvent permettre de faire émerger des connaissances géométriques, dans une progressivité tout au long de la scolarité obligatoire. Je produis et expérimente ces situations d’abord dans le but de comprendre et tester des conditions de rencontre avec des savoirs et des pratiques mathématiques. Ces situations ne sont pas pensées comme des situations « magiques » qui pourraient générer d’elles-mêmes des apprentissages dans les classes. La question de leur intégration possible dans des pratiques de classes, soumises à beaucoup de contraintes, est une autre question de recherche. En formation, ces situations ne sont pas des situations « clés en main », mais plutôt des occasions d’initier des questionnements et un point d’appui pour le partage de connaissances didactiques qui pourront, on l’espère, inspirer les enseignants et nourrir certaines de leurs pratiques. Evidemment, je suis persuadée des apports, au quotidien, de la recherche en didactique pour l’Ecole, mais sa contribution n’est pas dans la prescription.
Alors, que pensez-vous que ces recherches en didactique peuvent apporter aux enseignants et en formation ?
En effet, je suis chercheure et je suis aussi formatrice d’enseignants, en particulier du premier degré, depuis vingt ans. La question que vous posez, des relations entre recherche et formation, est une question centrale. Elle occupe une place grandissante dans mes préoccupations actuelles. On ne peut nier l’inflexion donnée par les recherches en didactique des mathématiques à la formation et les pratiques enseignantes, à l’école au moins, ces dernières décennies. Toutefois, on a souvent encore du mal à rendre visibles les circulations et apports réciproques entre recherche en didactique et système éducatif, et leur importance pour l’Ecole. Nous avons la chance, en France, de pouvoir encore aujourd’hui faire vivre des lieux de coopération très riches entre chercheur·es, enseignants et acteurs du système éducatifs. Je pense par exemple aux IREM, mais aussi aux collaborations entre chercheurs, conseillers pédagogiques et maîtres formateurs, construites depuis de longues années dans les INSPE, ou encore au réseau des LéA et à l’IFÉ. Ces dispositifs et institutions jouent un rôle très important, à la fois pour la recherche, mais aussi en termes de développement professionnel et d’émulation réciproque autour de l’enseignement des mathématiques. La formation se nourrit évidemment de ces collaborations et lieux de co-construction, au service de l’Ecole. Mieux documenter le rôle fondamental que jouent ces lieux de collaboration pour l’enseignement des mathématiques du quotidien, sur le terrain, constitue pour moi un enjeu crucial, à l’heure où ces lieux, et les liens entre recherche et acteurs du système éducatifs qu’ils permettent, sont de plus en plus fragilisés.
Plus je fais de la formation de professeur.es des écoles et plus je pense que notre rôle de formateur.rice est d’orchestrer la rencontre entre des problématiques professionnelles et des problématiques de recherche, et de permettre de les explorer ensemble, en envisageant la manière dont des connaissances didactiques issues de la recherche peuvent devenir des connaissances didactiques pour enseigner. Notre objectif, de formateur.trice, de chercheur.e, est de permettre aux enseignants de revisiter ce qu’ils font au quotidien, de s’approprier, transformer, inventer des situations dont ils ont compris les ressorts et enjeux et de pouvoir les intégrer dans des pratiques, soumises à de multiples contraintes.
Est-ce que vous pensez que cette approche est valorisée dans les programmes ?
Le temps de la recherche en didactique des mathématiques et le temps des politiques éducatives sont bien différents. Toutefois, je crois que ces dernières années ces recherches ont progressivement innervé la formation, dans certains cercles et académies au moins. Elles ont contribué aussi, dans une modeste mesure, aux réflexions autour des programmes, nourri certaines formations nationales proposés dans le cadre du plan Villani-Torossian ou participé au travail mené par exemple par le CSEN autour de la « problémathèque », qui propose quelques-unes des ressources inspirées de nos recherches en didactique de la géométrie[1]. J’ai l’impression que certains textes officiels en gardent trace. Même dans les manuels, je trouve que ça évolue.
Quelles perspectives voyez-vous pour ces recherches en didactique de la géométrie ? Quels sont les chantiers à venir ?
Les recherches développées autour de l’enseignement de la géométrie en particulier à l’école ont connu un vrai essor en France ces vingt dernières années, sous l’impulsion du mouvement dans lequel je m’inscris. Bien sûr, d’autres collègues didacticiens ont des approches un peu différentes, mais complémentaires je crois. On peut penser par exemple aux travaux très riches développées autour des logiciels de géométrie dynamique et de leurs apports pour l’enseignement et apprentissage, ou encore aux recherches qui se développent autour de l’enseignement et apprentissage des connaissances spatiales.
Un travail me semble vraiment à poursuivre autour de la question de la transition entre l’école et le collège et du passage d’une géométrie matérielle et une géométrie déductive. Sans nier les ruptures épistémologiques profondes entre géométrie de la construction et géométrie à la Euclide, des pistes de recherche pour mieux aménager le passage de la construction au raisonnement restent à explorer et expérimenter. Ce sont des axes de recherche actuels, qui font l’objet de thèses en cours par exemple. Il s’agit par exemple de prendre appui sur la production de programmes de construction pour amener les élèves sur le terrain d’un travail langagier autour de la désignation et la caractérisation des objets et relations géométriques.
Engager les élèves dans la recherche de raisons et de justifications de programme de construction peut aussi être un moyen de les amener à développer de premières preuves.
Un autre chantier qui me tient particulièrement à cœur, je l’ai dit, est celui de l’étude de collectifs et des circulations entre recherche, enseignants, Ecole et société.
Propos recueillis par Patrick Picard
Pour aller plus loin :
Mathé A.C., Barrier T., Perrin-Glorian M.J. (2020). Enseigner la géométrie à l’école élémentaire – Enjeux, ruptures et continuités, collection Les Sciences de l’éducation aujourd’hui, éditions Academia – L’Harmattan
Perrin-Glorian, M.-J. (2024). Enseigner la géométrie plane en cohérence de 6 à 15 ans. Revista Matematica, Ensino e Cultura, 19(48), 1‑22. https://doi.org/10.37084/REMATEC.1980-3141.2024.n48.e2024001.id588
[1] https://www.problematheque-csen.fr
