Comment conjuguer le progrès de l’intelligence artificielle sans déshabiller l’Homme de sa condition naturelle ? Teddy Mayeko, maitre de conférences à l’Université de Cergy Paris nous propose dans cette tribune une véritable réflexion autour de l’intelligence artificielle. Tiraillé entre un enjeu d’efficacité et d’émancipation, l’auteur invite à ne pas entrer en concurrence avec l’IA mais à placer l’éducation, l’Ecole, l’enseignant au cœur des rythmes, du temps, et, le temps, parfois il faut savoir le prendre, le perdre…
L’essor fulgurant de l’intelligence artificielle (IA), et notamment des systèmes génératifs comme l’agent conversationnel ChatGPT, nous confronte aujourd’hui, nous les adultes, à des situations inédites mettant à la fois en lumière et en débat de nouvelles préoccupations. Nous devons continuer de penser l’éducation des enfants dans un monde où la digitalisation des services, la transformation des ressources et l’expansion des relations entre humains et non-humains posent de nouvelles questions en matière d’éthique et de cohabitation. L’une d’entre elles – sinon la principale, du moins l’une des plus actuelles – articule peut-être deux idées antagonistes. D’un côté, notre désir viscéral de rentabilité ; de l’autre, notre aspiration légitime à la liberté. Pour le dire plus simplement : comment satisfaire notre insatiable besoin d’efficacité et d’économie sans porter atteinte à notre indépendance ? Comment conjuguer le progrès de l’intelligence artificielle sans déshabiller l’Homme de sa condition naturelle ? Voyons plutôt comment cette tension s’exprime.
L’IA comble notre désir de rentabilité
Au premier abord, l’IA, telle que nous la concevons dans une acception contemporaine, procède d’avancées considérables dans le champ des sciences cognitives et plus particulièrement dans les domaines précurseurs de la cybernétique et de l’informatique1. Elle peut se définir assez simplement comme un ensemble d’outils, de procédés et de techniques permettant « de reproduire des comportements humains comme le raisonnement, la planification ou la créativité2 ». Elle possède ainsi de nombreux champs d’application et vise principalement à réduire le coût de nos actions pour en accroitre l’efficacité.
Disons-le clairement, cette ambition n’est pas nouvelle. Depuis l’invention des premiers outils, il y a environ 2,5 millions d’années, l’Homme n’a eu de cesse de fabriquer des objets lui permettant de travailler plus efficacement ou de vivre mieux. A chaque fois, ce sont les mêmes mécanismes qui sont en jeu. La création technique régule les rapports qui sont originellement à l’œuvre dans la nature pour aider l’Homme à étendre son pouvoir sur les choses. C’est ce que soulignait déjà Henri Bergson au début du XXe siècle ; définissant du même coup l’intelligence humaine comme « la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils servant à faire des outils3 ». Un siècle plus tard, les progrès de l’IA ouvrent des perspectives d’un genre nouveau. Avec ChatGPT par exemple, les scientifiques ont démontré qu’ils pouvaient produire un agent conversationnel autonome, capable d’interagir spontanément, d’assimiler du contenu et de réaliser en quelques secondes des tâches probablement inatteignables à l’échelle d’une vie humaine.
Penser, c’est accepter de perdre son temps pour grandir en humanité
Comme tout progrès, c’est dans l’usage que nous faisons des choses, et non dans les aspects purement techniques, que se nichent les implications morales et les enjeux éthiques de telles transformations. Par exemple, dans le domaine de la médecine ou dans celui de l’écologie, nul ne saurait critiquer les bénéfices de l’IA. Une amélioration des conditions de soin ou une meilleure gestion des ressources naturelles dans un contexte de crise démographique et climatique sont moralement et politiquement des causes justes. Il me semble difficile de récuser cette idée, bien que celle-ci n’exclue en rien la nécessité d’un contrôle visant à garantir la justice et la justesse de nos actions.
En revanche, dans le domaine de l’art ou de l’éducation, la question se pose peut-être différemment. ChatGPT introduit une sorte de rupture paradigmatique, puisqu’il est désormais possible de confier à une machine le soin de penser à notre place. Ainsi, de plus en plus fréquemment, les élèves sacrifient l’étude des grandes œuvres ou la pratique des langues à la puissance calculatoire des IA. Les devoirs donnés à la maison, anciens fiefs de l’apprentissage et du travail, sont devenus les symboles de l’accessoire et du dérisoire. Là où il nous fallait plusieurs heures pour lire un texte, en extraire les idées principales, produire une synthèse argumentée… quelques clics suffissent désormais. Le gain de temps est précieux me direz-vous ! Mais après tout, l’essentiel n’est-il pas de savoir perdre son temps ?
La pensée fait l’éloge de la lenteur et de la simplicité
La pensée est l’une des rares activités humaines qui ne soit pas une course. Lorsque le temps lui manque, elle échoue à se matérialiser clairement. Elle perd indéniablement en qualité et se brouille quand on la presse. C’est probablement pour cette raison que la pensée échappe aux catégories de la rentabilité. Chez l’enfant notamment, ce qui importe ce n’est pas tant sa conclusion ou son épilogue, que la façon dont nos inquiétudes, nos doutes, mais aussi nos croyances, nos convictions, nos émotions s’expriment et s’entremêlent au cours d’un voyage qui ne nous laisse jamais indemnes. La pensée n’est pas une impulsion mais une construction ; si bien qu’à la vitesse surhumaine des processeurs, elle oppose trivialement la lenteur et la simplicité d’un esprit faillible.
Nos idées sont toujours plus belles, plus élégantes, plus perspicaces, lorsque nous prenons soin de les agencer. Non pour les ruminer sottement, mais pour les sentir palpiter à l’intérieur de nos corps sensibles et délicats ; pour prendre la mesure de leur inachèvement ; pour en goûter toute la saveur et les énoncer d’une façon plus convaincante. Ainsi, quel est ce monde insolite ; ce monde « christique » où il est maintenant possible d’accoucher d’une idée sans même l’avoir enfantée ? Est-ce véritablement ce type d’expérience, austère et dépassionnée, que nous souhaitons laisser en héritage à nos enfants ? J’ai la faiblesse de croire le contraire.
Éduquer à la sobriété, non à l’exubérance
Mais alors, quelles sont nos alternatives ? Réfuter l’existence des IA ? Certes pas. Elles saturent déjà nos vies et ne feront que s’accroitre au fil des prochaines années. Ignorer leurs possibles répercussions ? Pas davantage. Ce serait manquer d’intelligence et de lucidité. Consentir à leur usage ? Éventuellement. Mais en prenant quelques précautions, afin que l’Homme ne puisse pas se renier dans sa chair. A cet égard, rappelons qu’un consentement n’est jamais total et indiscuté. Il inclut en permanence le droit de se rétracter, de résister, et même de lutter avec obstination contre les pressions iniques d’un monde virtuel ; un monde froid et désenchanté aseptisant sciemment la pensée.
Dans cette logique, éduquer nos enfants ce n’est pas entrer en concurrence avec les IA. Elles nous surpassent sur le terrain de la complexité et les défier serait aussi absurde que de vouloir battre à la course un TGV. Non ! Éduquer nos enfants, c’est affirmer que la dignité de l’Homme se trouve moins dans la complexité de ses raisonnements que dans la simplicité de ses intuitions4. C’est reconnaitre, comme le dit si justement Pascal, que « l’être humain est visiblement fait pour penser ; c’est là toute sa dignité et tout son métier5 ». Car oui ; la pensée est ce quelque chose d’indéfinissable qui accompagne la vie. Elle est fragile, imparfaite, laborieuse et signe « la reconquête de l’Homme par lui-même6 ». A nous, les adultes, de ne pas l’oublier ; de nous rappeler que même dans un monde gouverné par les IA, notre grandeur réside dans la sobriété de nos comportements, non dans l’exubérance et la démesure de nos appétits.
Teddy Mayeko
1 Francisco Varela, Invitation aux sciences cognitives, Éditions du Seuil, 1996.
2 Définition du Parlement Européen relayée par le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (MESR).